« Mille songes pendant la nuit viennent sans cesse m'assaillir, depuis que mon fils a rassemblé son armée, depuis qu'il est parti, brûlant de dévaster la terre d'Ionie. Mais nul encore ne m'a aussi vivement frappée que le songe de la dernière nuit. »
Eschyle, Les Perses (472 av. J.-C.), vers 176-180
Le rêve prémonitoire porte sur un événement donné au présent qui offre une vision anticipée de l’avenir. Selon l’étymologie même de l’adjectif prémonitoire (moneo, j’avertis en latin), il "avertit" par avance (prae, avant) le dormeur, qu’il alerte ou rassure. S’il n’est pas capable de comprendre directement le sens de l’admonition (admonitio, avertissement), celui-ci consulte un spécialiste "interprète-traducteur" qui donnera la clé du songe.
Le grand spécialiste de la Grèce antique Eric Robertson Dodds (1893-1979) a formulé ainsi une typologie du rêve :
« Pour les Grecs, comme pour d’autres peuples anciens, la distinction fondamentale était entre les rêves qui sont significatifs et ceux qui ne le sont pas ; ceci est apparent chez Homère dans le passage qui parle des portes d’ivoire et de corne [Odyssée, XIX, vers 562 sq. - voir ci-après], et cela demeure vrai pendant toute l’Antiquité. Dans la catégorie des rêves significatifs, toutefois, plusieurs types distincts étaient reconnus. Une classification transmise par Artémidore, Macrobe, et d’autres écrivains tardifs, mais dont l’origine peut remonter beaucoup plus loin, distingue trois de ces types. L'un est le rêve symbolique "qui habille de métaphores, comme une espèce d’énigme, une signification qui ne peut être comprise sans interprétation". Un autre est le horama ou "vision" qui préfigure en clair un événement futur [...]. Le troisième s'appelle un chrematismos ou "oracle" et doit se reconnaître quand, au cours du sommeil, l'un des parents du rêveur, ou quelque autre personnage vénéré ou impressionnant, un prêtre peut-être, ou même un dieu, révèle sans symboles ce qui doit ou ne doit pas advenir, ou ce qui doit ou ne doit pas être fait ».
E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, 1951, chapitre IV, « Structure onirique et structure culturelle » (voir repères bibliographiques)
Dans la mythologie, le rêve peut annoncer un grand destin : ainsi la princesse phénicienne Europe a-t-elle une vision prémonitoire et symbolique, la veille de son enlèvement par Zeus.
« Une fois, Kypris envoya à Europé un doux songe. C’était l’heure où commence le troisième tiers de la nuit et où l’aurore est proche, l’heure où le sommeil, posé sur les paupières des hommes, détend leurs membres et les enchante en mettant à leurs yeux un tendre lien, l’heure aussi où s’ébat la troupe des songes véridiques ; alors, la fille encore vierge de Phénix, Europé, qui dormait dans sa chambre à l’étage supérieur, crut voir deux terres se disputer à son sujet, la terre d’Asie et la terre d’en face, leur aspect était celui de femmes. L’une avait les traits d’une étrangère ; l’autre ressemblait à une femme du pays ; elle s’attachait plus fort à la jeune fille, comme à sa fille, représentait qu’elle l’avait mise au jour et que seule elle avait pris soin d’elle ; mais l’autre, la saisissant de force de ses mains puissantes, l’entraînait sans qu’elle résistât, et déclarait que, de par la volonté de Zeus porteur d’égide, il était décidé qu’Europé lui appartenait. Celle-ci se précipita hors de son lit garni de couvertures ; elle avait peur, et son cœur palpitait ; car le songe qu’elle venait de voir avait été aussi net que ce que l’on voit quand on veille. Longtemps, la jeune fille demeura assise et silencieuse, ayant encore les deux femmes devant ses yeux ouverts. »
Moschos (env. 150 av. J.-C.), Europè, vers 1-19 (traduction P.-E. Legrand, 1967)
Au théâtre, de nombreux héros ou héroïnes font des rêves étranges, souvent terrifiants, qui annoncent une catastrophe à venir.
Enceinte de celui qui portera les noms de Pâris Alexandre, Hécube, la reine de Troie, fait un terrible rêve.
« Hécube donna naissance à un premier fils, Hector. Mais, alors qu'elle allait avoir un deuxième enfant, elle fit un rêve où il lui semblait qu’elle donnait le jour à une torche enflammée ; et cette torche embrasait la cité et l’incendiait tout entière. Hécube raconta son rêve à Priam ; le roi le fit interpréter par son fils Ésacos, qui avait appris comment interpréter les rêves de son grand-père maternel Mérops. Ésacos déclara que l'enfant à naître serait la ruine de la ville, et il recommanda de l'exposer. Alors, quand l’enfant fut né, Priam le donna à un esclave pour qu’il l’abandonne sur le mont Ida. »
Pseudo-Apollodore (IIe siècle), Bibliothèque, livre III, 3, 12, 5 (trad. A. C.)
Accablée par la chute de Troie et le massacre des siens, la vieille reine Hécube voudrait que ses enfants Hélénos et Cassandre, doués de la parole prophétique, lui expliquent le sens de son cauchemar (il annonce le meurtre de ses derniers enfants Polyxène et Polydore).
« Jamais mon esprit n’a frémi ni tremblé ainsi sans repos. Où rencontrerai-je, ô Troyennes, l’âme divine de mes enfants Hélénos ou Cassandra pour qu’ils m’expliquent ces songes ? Car j’ai vu une biche à la robe tachetée, violemment et impitoyablement arrachée de mes genoux, égorgée par la griffe sanglante d’un loup. Et j’ai eu cette autre terreur : le spectre d’Achille s’est dressé au faîte de son tombeau, et il demandait en récompense quelqu’une des Troyennes accablées d’innombrables maux. Ô daimones, détournez ceci de ma fille, loin de ma fille, je vous en conjure ! »
Euripide (424 av. J.-C.), Hécube, vers 85-95 (traduction Leconte de Lisle, 1884)
Les rêves peuvent aussi s’inscrire entre le mythe et l’histoire. Xerxès, Grand Roi des Perses, est parti en campagne en 480 avant J.-C. pour soumettre la Grèce et venger la défaite subie par les troupes de son père Darius à Marathon. Alors qu’on est encore sans nouvelles de l’expédition, la reine mère Atossa raconte son rêve. L’image de Xerxès tombant de son char annonce clairement la chute de l’empire perse.
« ATOSSA. Mille songes pendant les nuits viennent sans cesse m'assaillir, depuis que mon fils a rassemblé son armée, depuis qu'il est parti, brûlant de dévaster la terre d'Ionie. Mais nul encore ne m'a aussi vivement frappée que le songe de la dernière nuit. Écoute. Il m'a semblé voir deux femmes apparaître devant moi, magnifiquement vêtues : l'une était parée de l'habit des Perses, l'autre du costume dorien ; leur taille avait plus de majesté que celle des femmes d'aujourd'hui ; leur beauté était sans tache ; c'étaient deux filles de la même origine, c'étaient deux sœurs. À chacune d'elles le sort avait fixé sa patrie : l'une habitait la terre de Grèce, l'autre la terre des Barbares. Un débat, à ce qu'il me paraissait, s'éleva entre elles. Mon fils s'en aperçoit ; il les arrête, il les apaise ; puis l'une et l'autre il les attelle à son char, le cou captif sous les mêmes courroies. Et l'une s'enorgueillissait de son harnais et sa bouche ne résistait pas au frein. L'autre, au contraire, se cabre : de ses deux mains elle disloque les pièces du char ; elle s'élance, entraînant ces débris : elle a jeté son frein et brisé son joug. Mon fils tombe ; Darius son père accourt, le console ; mais Xerxès, à cette apparition, déchire ses vêtements sur son corps. Voilà le récit de ma vision nocturne. »
Eschyle, Les Perses (472 av. J.-C.), vers 176 - 200 (traduction Alexis Pierron, 1870)
Le "père de l’Histoire" Hérodote (env. 480-425 av. J.-C.) rapporte le rêve prémonitoire de Cyrus, le fondateur de l’Empire perse.
« Cyrus avait passé l'Araxe ; la nuit venue, il s’endormit dans le pays des Massagètes ; et, pendant son sommeil, il eut cette vision : il lui sembla voir en songe l'aîné des fils d'Hystaspe portant deux ailes aux épaules, dont l’une couvrait l’Asie de son ombre et l’autre couvrait l’Europe. Cet aîné des enfants d'Hystaspe, nommé Darius, avait alors environ vingt ans. Son père l’avait laissé en Perse, parce qu'il n'était pas encore en âge de porter les armes. Cyrus réfléchit sur cette vision à son réveil ; la croyant d'une très grande importance, il fit venir Hystaspe et lui dit :
- Hystaspe, ton fils est convaincu d'avoir conspiré contre moi et contre mon royaume. Je vais t’apprendre comment je le sais, à n’en pouvoir douter. Les dieux prennent soin de moi, et me découvrent ce qui doit m’arriver. La nuit dernière, pendant que je dormais, j'ai vu l'aîné de tes enfants avec des ailes aux épaules, dont l'une couvrait de son ombre l'Asie et l'autre l'Europe. Je ne puis douter, après cela, qu'il n'ait formé quelque trame contre moi […].
Ainsi parla Cyrus, persuadé que Darius conspirait contre lui ; mais le dieu lui présageait (ὁ δαίμων προέφαινε) qu'il devait mourir dans le pays des Massagètes et que sa couronne passerait sur la tête de Darius. »
Hérodote, Histoires, livre I, 209, 1 - 210, 1 (traduction Pierre-Henri Larcher, 1842)
Alors qu’il a été condamné à mort en 399 avant J.-C., le célèbre philosophe Socrate rêve d’une mystérieuse "Dame blanche" qui lui annonce la date de son arrivée dans la patrie d’Achille, le royaume de Phthie, image du séjour des Bienheureux où la tradition place les héros défunts. Deux jours plus tard, le navire qui suspendait l’exécution du jugement arriva et Socrate dut boire la cigüe.
« SOCRATE. Ne dois-je pas mourir le lendemain du jour où le vaisseau sera arrivé ?
CRITON. C'est au moins ce que disent ceux de qui cela dépend.
SOCRATE. Eh bien ! Je ne crois pas qu'il arrive aujourd'hui, mais, demain. Je le conjecture d'un rêve (Τεκμαίρομαι δὲ ἔκ τινος ἐνυπνίου) que j'ai eu cette nuit, il n'y a qu'un moment ; et à ce qu'il paraît tu as bien fait de ne pas m'éveiller.
CRITON. Quel est donc ce songe ?
SOCRATE. Il m'a semblé voir une femme belle et majestueuse, ayant des vêtements blancs, s'avancer, vers moi, m'appeler, et me dire : "Socrate, dans trois jours tu seras arrivé à la fertile Phthie."
CRITON. Voilà un songe étrange, Socrate ! (Ἄτοπον τὸ ἐνύπνιον, ὦ Σώκρατες).
SOCRATE. Le sens est très clair, à ce qu’il me semble ? CRITON. Beaucoup trop. »
Platon (428-348 av. J.-C.), Criton, 44a-b (traduction Victor Cousin, 1840)
Il n’est pas rare que la naissance de personnages célèbres soient précédés de signes et de rêves prémonitoires, contribuant à la construction de leur légende. C’est le cas d’Alexandre le Grand, né en juillet 356 avant J.-C. Sa mère, Olympias, se serait vue frappée par la foudre la nuit même où elle le conçut, preuve manifeste de son origine divine, manifestée par Zeus, le souverain suprême.
« La nuit qui précéda celle de leur entrée dans la chambre nuptiale, Olympias songea qu'à la suite d'un grand coup de tonnerre, la foudre était tombée sur elle et avait allumé un grand feu, qui, après s'être divisé en plusieurs traits de flamme, se dissipa promptement. Philippe, de son côté, quelque temps après son mariage, songea qu'il scellait le sein de sa femme et que le cachet portait l'empreinte d'un lion. Les devins, regardant ce songe comme suspect, conseillèrent à Philippe de veiller avec soin sur sa femme ; mais Aristandre de Telmesse dit que ce songe marquait la grossesse de la reine ; "car, ajouta-t-il, on ne scelle point des vaisseaux vides ; et Olympias porte dans son sein un fils qui aura le courage d'un lion." On vit aussi, pendant qu'Olympias dormait, un dragon étendu auprès d'elle ; et l'on prétend que ce fut surtout cette vision qui refroidit l'amour et les témoignages de tendresse de Philippe, qui depuis n'alla plus si souvent passer la nuit avec elle ; soit qu'il craignît de sa part quelques maléfices ou quelques charmes magiques, soit que par respect il s'éloignât de sa couche, qu'il croyait occupée par un être divin. […]
Cependant Chéron de Mégalopolis, que Philippe envoya consulter l'oracle de Delphes après le songe qu'il avait eu, lui rapporta un ordre du dieu de sacrifier à Jupiter Ammon et de rendre à ce dieu des honneurs particuliers. On ajoute qu'il perdit l’un de ses yeux, celui qu'il avait mis au trou de la porte d'où il avait vu Jupiter couché auprès de sa femme, sous la forme d'un serpent. Olympias, au rapport d'Ératosthène, ne découvrit qu'à Alexandre seul, lorsqu'il partit pour l'armée, le secret de sa naissance, et l'exhorta à n'avoir que des sentiments dignes de cette auguste origine. D'autres, au contraire, prétendent qu'elle avait horreur de cette fable ; et que, la regardant comme une impiété, elle disait à cette occasion : "Alexandre ne cessera-t-il pas de me susciter des querelles avec Héra ?" »
Plutarque (env. 46-125), Vies des hommes illustres,
« Vie d’Alexandre le Grand », 2-3 (traduction D. Ricard, 1883)
De nombreux auteurs grecs et latins rapportent aussi divers rêves prémonitoires, fictifs ou réels (ou présentés comme tels), annonçant une issue fatale. Par exemple, Valère Maxime en énumère toute une série, certains très célèbres (le rêve de Calpurnia, l’épouse de César, qui voit son mari couvert de sang la veille de son assassinat), d’autres moins connus, mais particulièrement frappants. Par exemple, celui du chevalier romain Hatérius Rufus.
« Comme on donnait à Syracuse des jeux de gladiateurs, Hatérius Rufus se vit dans son sommeil transpercé d'un coup porté par un rétiaire. Le lendemain, pendant le spectacle, il raconta ce rêve aux spectateurs assis à ses côtés. Il arriva ensuite que, dans le voisinage du chevalier, un rétiaire entra dans l’arène avec un mirmillon. En voyant le visage du premier, Rufus dit que c’était là le rétiaire par qui il avait cru être assassiné : aussitôt il voulut s'en aller. Mais ses voisins le retinrent, en dissipant sa crainte par leurs propos : ils causèrent la perte de cet infortuné. Car le rétiaire poussa le mirmillon dans cet endroit et le terrassa : mais en voulant le frapper après l’avoir abattu, il transperça accidentellement Hatérius d’un coup d'épée et le tua. »
Valère Maxime (Ier siècle ap. J.-C.) Faits et paroles mémorables, livre I, 7, 8 (traduction de la collection Nisard, 1850)
George Romney (1734-1802), Le fantôme de Darius apparaît à Atossa dans Les Perses d'Eschyle. © Wikimedia Commons.