« Quiconque veut connaître les signes qu’on peut tirer des songes trouve d’abord qu’ils ont des rapports avec beaucoup de choses de la veille ; l’âme durant le sommeil veille librement. Mais tandis qu’elle est distraite par le service du corps, son existence est comme partagée ; elle n’est point entièrement elle-même. »
Hippocrate de Cos, Du régime (IVe siècle),
livre IV, « Des songes », 86
Les Anciens n’ignorent pas que, dans de nombreux cas, les rêves du dormeur traduisent ses malaises physiques et trahissent ses tourments psychiques.
Bien avant l’invention de la psychanalyse, on retrouve dans les songes la marque d’obsessions, de peurs ou de désirs profonds. Jocaste tâche ainsi de rassurer Œdipe en lui expliquant que souvent les garçons rêvent de s’unir à leur mère, sans que cela se produise dans la réalité.
« JOCASTE. À présent, bannis ces choses de ton esprit.
ŒDIPE - Eh ! comment ne redouterais-je le lit de ma mère ?
JOCASTE. Et qu’aurait donc à craindre un mortel, jouet du destin, qui ne peut rien prévoir de sûr ? S’abandonner au hasard, comme on le peut, c’est de beaucoup le mieux encore. Cesse de craindre pour toi un hymen incestueux : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé la couche maternelle. Qui tient ces choses pour rien, très aisément supporte la vie ».
Sophocle, Œdipe roi (env. 425 av. J.-C.), vers 975-983 (traduction Paul Mazon, Les Belles Lettres, 1994)
Le célèbre philosophe Platon (env. 428-348 av. J.-C.) distingue les rêves "sains" de ceux qui expriment toutes sortes de turpitudes, anticipant ainsi la notion freudienne du rêve comme libération des désirs refoulés.
« Parmi les plaisirs et les désirs qui ne sont pas nécessaires, il y en a qui me paraissent déréglés. Il semble bien qu'ils sont innés dans tous les hommes ; mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, ils peuvent avec l'aide de la raison être entièrement extirpés chez quelques hommes, ou rester amoindris en nombre et en force, tandis que chez les autres ils subsistent plus nombreux et plus forts.
Mais enfin, demanda-t-il, quels sont ces désirs dont tu parles ?
Ceux qui s'éveillent pendant le sommeil, répondis-je, quand la partie de l'âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l'autre, est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d'aliments ou de boisson, se démène, et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu'en cet état elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; elle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère ou tout autre, quel qu'il soit, homme, dieu, animal ; il n'est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s'abstienne ; bref, il n'est pas de folie ou d'impudeur qu'elle s'interdise.
- Très vrai, dit-il.
Mais quand, je suppose, un homme est en bonne santé et sobre, et qu’il se livre au sommeil après avoir animé sa partie rationnelle et l’avoir entretenue avec de beaux mots et de belles pensées, et qu’il atteint un état de conscience très claire, et qu’il n’est ni affamé ni gorgé de nourriture, alors, il peut se laisser bercer dans le sommeil. »
Platon, La République, livre IX, 571b-e (traduction d’Émile Chambry, 1948)
Hippocrate et le rêve
Médecin et philosophe, Hippocrate de Cos (env. 460-377 avant J.-C.) est considéré comme le descendant et l’héritier du divin Asclépios. Il consacre aux rêves toute une partie de son traité connu sous le titre Du régime ; il y distingue "les songes envoyés par les dieux" et ceux dans lesquels l’âme signifie (προσημαίνει) les affections du corps (IV, 87).
De son côté, Aristote signale : « parmi les songes, quelques-uns ne peuvent-ils pas être les causes, et d'autres, les signes, par exemple, de ce qui se passe dans le corps ? Aussi, même les médecins habiles prétendent-ils qu'il faut donner la plus sérieuse attention aux rêves. » (« De la divination dans le sommeil », 463a 6 - voir l’article « Écrits sur le rêve : Aristote »)
Dans sa présentation, Hippocrate met en lumière le rapport entre l’âme et le corps pendant le sommeil.
« Quiconque veut connaître les signes qu’on peut tirer des songes trouve d’abord qu’ils ont des rapports avec beaucoup de choses de la veille ; l’âme durant le sommeil veille librement. Mais tandis qu’elle est distraite par le service du corps, son existence est comme partagée ; elle n’est point entièrement elle-même. Se donnant en partie aux besoins du corps, elle sert les sens, tels que la vue, l’ouïe, le tact, la faculté des mouvements volontaire ; elle digère les diverses opérations que demande le soin des affaires, elle se prête à tout ce qui exige quelque intelligence de la part du corps, en sorte qu’elle ne peut en quelque manière penser par elle-même. Quand, le corps durant le sommeil la laisse en paix, s’étendant alors également sur toutes les parties du lieu qu’elle habite, elle visite sa demeure, elle en règle toutes les diverses fonctions. Le corps est dans le sommeil ; mais elle veille, elle possède toute son intelligence, elle voit les choses invisibles, elle entend celles qui sont du ressort de l’ouïe, elle touche, elle marche, elle s’afflige, elle s’irrite. Bref, l’âme fait durant le sommeil tout ce qui concerne et le corps et l’âme. Celui qui saurait la juger en cet état posséderait une grande partie de la sagesse.
On voit des personnes fort adonnées à cet art, qui disent reconnaître et distinguer les songes envoyés par les dieux, pour annoncer d’avance les biens ou les maux dont sont menacés les villes ou les particuliers, souvent sans que ce soit par la faute de ces villes ou par celle de ces particuliers. Ces personnes disent même connaître quelles modifications dans le corps sont annoncées par l’âme, dépendant d’excès ou d’évacuation de choses naturelles, de changements d’habitudes. Quelquefois ils rencontrent juste, d’autres fois ils se trompent. On ne sait cependant ni pourquoi cela arrive, ni pourquoi on s’est mépris. On dit qu’il y a à se garantir de certains maux ; et sans en connaître les moyens, on ordonne des prières aux dieux. Il est sans doute bon de prier les dieux, c’est toujours à propos ; mais, tout en invoquant les dieux, il faut s’aider soi-même. »
Hippocrate de Cos, Du régime (IVe siècle), livre IV, « Des songes », 86-87
(traduction française de J.-B. Gardeil, professeur de médecine, 1838)
Après cette présentation, Hippocrate énumère divers types de rêves selon ce que le dormeur y voit et la façon dont il peut en tirer un régime bénéfique. On retient ici le dernier de ces types : "les songes où l’on rêve de combats, d’escalades et de monstres".
« Quand on voit des choses horribles qui jettent dans l’effroi, c’est un signe de quelques embarras dans le cours du sang qui se dessèche. Il faut humecter et rafraichir le corps. Lorsqu’on songe des combats, des blessures, qu’on se croit garrotté, il se passe, dans les sécrétions et dans le cours des humeurs, quelque mouvement en sens contraire. Il faut donc vomir, atténuer le corps, faire beaucoup de promenades, user d’aliments légers, et revenir peu à peu dans l’espace de cinq jours au régime ordinaire. Quand on se croit égaré, perdu, qu’on s’imagine escalader, ce sont tout autant de signes de mauvais état. Traverser les fleuves, se battre avec des ennemis, voir des gens armés, se trouver en présence d’objets hideux, de formes monstrueuses, sont des avant-coureurs de la manie. Il faut dans tous ces cas user d’aliments légers en petite quantité, vomir, revenir insensiblement au régime ordinaire dans l’espace de cinq jours après avoir vomi, faire beaucoup d’exercice suivant que le tempérament le comporte, excepté après le dîner ; ne pas prendre de bains d’eau chaude, fuir le soleil, le froid, l’oisiveté.
Quiconque pratiquera ce que j’ai écrit sur cette matière jouira d’une bonne santé. Je crois avoir trouvé avec l’aide des dieux les règles du régime aussi bonnes qu’il est possible à un homme de les donner. »
Hippocrate, IV, « Des songes », 93
Rêves et rites d’incubation
Le développement d’une médecine de sanctuaire, fondée sur les rêves des malades en consultation, popularise les préceptes hippocratiques. Utilisé pour fonder un diagnostic, le songe demande clarté d’esprit et pureté du corps ; un jeûne, ou pour le moins un régime assez ascétique, s’impose ainsi pour les rites d’incubation. Alors les dieux guérisseurs, Asclépios surtout, mais aussi Amphiaraos ou Pan, peuvent se manifester en personne aux fidèles endormis sous le portique d’incubation - par exemple, dans le sanctuaire d’Asclépios à Épidaure -, et leur indiquer la voie de la guérison.
Apollonios de Tyane rappelle non sans humour la nécessité de sobriété pour qui veut entendre la parole prophétique.
« Les prêtres ordonnent à quiconque vient pour avoir une réponse, de s’abstenir de nourriture pendant un jour, et de vin pendant trois jours pour qu’ils puissent recevoir les oracles avec un esprit clairvoyant. Si le vin était le meilleur moyen de procurer le sommeil, le sage Amphiaraos aurait pris des dispositions différentes, il se serait fait apporter les gens à son sanctuaire pleins comme des amphores (οἴνου μεστούς, ὥσπερ ἀμφορέας). »
Philostrate (début du IIIe siècle ap. J.-C.), Vie d’Apollonios de Tyane, livre II, 37
(traduction A. Chassang, 1832)
Quelques inscriptions témoignent de l’ardeur des prières.
« Ô Péan dieu guérisseur, né d'Apollon, Péan toi qui exauces toutes les prières, exauce aujourd'hui les nôtres ; toi qui donnes la santé, toi qui fais cesser les maux ; Orthéos toi qui remets les membres droits, fais-nous marcher debout, toi qui soulages la douleur, ô dieu bon, dieu chéri, Asclépios aimé, ô bienheureux, rends-nous la joie, Cucclos, habile et subtil médecin, guéris nos plaies ; ô maître pitoyable et doux, aie pitié de tes serviteurs, viens nous visiter pendant notre sommeil ou envoie-nous ton fils Machaon ou ta fille Hygieia, apporte-nous la bonne santé, la chère santé, Philolaus, toi qui aimes les pauvres gens, ô soter, sauveur, sauve-nous. »
Texte cité par André Taffin, « Comment on rêvait dans les temples d’Esculape »,
in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1960
On peut aussi reconstituer les rites d’incubation et juger des effets "miraculeux" des rêves.
« La nuit venue il y avait ce qu’on appelait "l'heure des lampes sacrées" et qui se passait sans doute devant les temples, qu'illuminait la flamme des flambeaux : ce devait être une sorte d'office du soir ou d'heure sainte, durant laquelle [...] les dévots d'Asclépios devaient redoubler de ferveur pour supplier le dieu de leur accorder le songe si recherché et tant attendu. On allait enfin se coucher dans l'abaton : on s'installait sur la dépouille de la victime sacrifiée à Esculape ou bien on s'enroulait de couvertures, et le sommeil sacré commençait. Un serviteur du temple, un zacore sans doute, passait dans les portiques, éteignait les lumières et invitait les pèlerins à dormir. Les grands serpents jaunâtres de la région, inoffensifs bien entendu, et qui étaient l'emblème d'Esculape, circulaient librement parmi les dormeurs. [...]
Les inscriptions retrouvées à Épidaure sont en effet purement et simplement miraculeuses ; le schéma en est le suivant : un malade rêve qu'il est guéri de sa paralysie ou de sa cécité et le lendemain à son réveil, il se meut ou voit autant que l'on peut désirer ; par exemple, un certain Clinatas de Thèbes, malencontreusement couvert de poux, rêve que le dieu le dévêt, prend un balai et le débarrasse ainsi de sa vermine, et il se retrouve en effet le lendemain matin délivré de ses infects parasites. Le rêve est thérapeutique en lui-même. »
André Taffin, ibid.
Un recueil de rêves transcrits par le rêveur lui-même
Aelius Aristide (117-181) est un rhéteur et sophiste grec. Lors d’un voyage à Rome, il tomba malade ; désespérant de la médecine humaine, il se tourna vers les dieux guérisseurs et il reçut sa première révélation d'Asclépios, une nuit de décembre 144 : il l’entendit en rêve lui ordonner de sortir pieds nus et il le salua par le cri rituel : « Grand est Asclépios ! » Le dieu lui ordonna alors de consigner ses rêves par écrit : c’est l’origine des Discours Sacrés.
Pour être au plus près de son dieu, dont il se dit le protégé et le favori, Aelius Aristide décide de s’installer dans l'Asclépiéion de Pergame. Il y reste deux ans (145-147) : la nuit, dans le portique d'incubation, il attend que le dieu se manifeste par des rêves ; le jour, il suit le traitement prescrit, participe aux rites et converse avec les prêtres ou les autres patients (voir l’article de Marie-George Lonnoy, « L'expérience initiatique d'Aelius Aristide », in Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1986).
L’ouvrage d’Aelius Aristide est une manière de journal : il y raconte jour après jour les rapports privilégiés qu'il entretient, par le canal du rêve, avec Asclépios et d’autres divinités guérisseuses. Voici comment il reçoit en rêve la révélation des pouvoirs de Sarapis (divinité syncrétique d’origine égyptienne confondue avec Asclépios).
« Mais plus effrayants encore furent des songes que je fis plus tard, dans lesquels il y avait des échelles, qui délimitaient ce qui est au-dessous et au-dessus de la terre, et le pouvoir du dieu de chaque côté ; il y avait aussi d'autres choses extraordinairement terrifiantes qu'il ne convient peut-être pas de dire à tous, de telle sorte que, pour ma plus grande joie, se révélaient à moi les signes du dieu. À propos du pouvoir du dieu, le point principal était que, sans véhicule et sans corps, Sarapis peut transporter des hommes là où il veut. Telle fut l'initiation. »
Aelius Aristide, Discours sacrés, XLX, 48 (traduction Marie-George Lonnoy, 1986)
L’abaton, ou portique d’incubation, sur le site antique d'Épidaure (anastylose récente).
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