« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »
Gérard de Nerval, Aurélia ou le rêve et la vie (incipit), 1855
La puissance des rêves est proprement “fantasmagorique” : Homère les dit "impossibles à prendre au piège" (amèchanoi), Virgile “trompeurs” (falsa) et Ovide “vains” (vana), car ils peuvent faire apparaître toutes sortes de formes (varias imitantia formas, Métamorphoses, XI, vers 613) comme un illusionniste. Mais c’est ce pouvoir même qui fascine tous les poètes car il permet de franchir les portes du monde visible pour entrer dans le monde des esprits.
Les portes d’ivoire et de corne
Pénélope raconte son rêve à l’étranger qui vient d’arriver à Ithaque, sans savoir qu’il s’agit d’Ulysse. Comme elle le dit, ὄνειροι ἀμήχανοι ἀκριτόμυθοι (Odyssée, XIX, vers 560) : "les songes (ὄνειροι) sont impossibles à prendre au piège (ἀμήχανοι), ils ont un langage obscur" (ἀκριτόμυθοι).
« - Allons ! Conseille-moi : un songe, m’est venu que je m'en vais te dire … Je voyais dans ma cour mes vingt oies qui, sortant de l’eau, mangeaient le grain : leur vue faisait ma joie, lorsque, de la montagne, un grand aigle survint qui, de son bec courbé, brisa le col à toutes ; elles gisaient en tas, pendant que, vers l’azur des dieux, il remontait. Et, toujours en mon songe, je pleurais et criais, et j’étais entourée d’Achéennes bouclées, qu’attiraient mes sanglots, et je pleurais mes oies que l’aigle avait tuées… Mais sur le bord du toit, il revint se poser et, pour me consoler, prenant la voix humaine : "Fille du glorieux Icare, sois sans crainte ! Ceci n’est pas un songe ; c’est bien, en vérité, ce qui va s’accomplir ! Les prétendants seront ces oies ; je serai l’aigle, envolé tout à l’heure, à présent revenu. Moi, ton époux, je vais donner aux prétendants une mort misérable !" Il disait ; le sommeil de miel m’avait quittée : à travers le manoir, j’allai compter mes oies ; tout comme à l’ordinaire, je les vis becqueter le grain auprès de l’auge. »
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
- Femme, je ne vois pas que l'on puisse donner d'autre sens à ton rêve. De la bouche d'Ulysse en personne, tu sais ce qui doit advenir : pour tous les prétendants, c'est la mort assurée ; pas un n'évitera le trépas et les Parques.
La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :
- Ô mon hôte, je sais la vanité des songes et leur obscur langage !... je sais, pour les humains, combien peu s'accomplissent ! Les songes vacillants nous viennent de deux portes ; l'une est fermée de corne ; l'autre est fermée d'ivoire ; quand un songe nous vient par l'ivoire scié, ce n'est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit. Mais ce n'est pas de là que m'est venu, je crois, ce songe redoutable ! nous en aurions, mon fils et moi, trop de bonheur ! »
Odyssée, chant XIX, vers 535-569 (traduction Victor Bérard, Les Belles Lettres, 1962)
N.B. Victor Bérard met ici l’accent sur un jeu de mots : d’un côté sur le nom eleas (ivoire) et le verbe elephairomai (tromper), de l’autre sur keras (corne) et krainein (réaliser).
On sait combien l’image homérique des portes de corne et d’ivoire a inspiré les poètes. Virgile, fidèle imitateur d’Homère, la reprend lorsqu’il évoque la sortie des Enfers de son héros Énée, guidé par son défunt père Anchise.
Sunt geminae Somni portae, quarum altera fertur
cornea, qua veris facilis datur exitus umbris,
altera candenti perfecta nitens elephanto
sed falsa ad caelum mittunt insomnia manes.
« Il y a deux portes jumelles du Sommeil : l’une, dit-on,
est de corne, par où une sortie facile est donnée aux ombres vraies ;
l'autre, faite en ivoire d’une blancheur éclatante, resplendit,
mais par là les mânes envoient vers le ciel les songes trompeurs. »
Virgile, Énéide, livre VI, vers 893 - 896 (traduction A. C.)
Or c’est par la porte d’ivoire que le fantôme du vieil Anchise fait sortir son fils et la Sibylle (portaque emittit eburna, vers 898), comme le font précisément les mânes (les esprits des défunts dans les croyances romaines) pour les songes trompeurs. Que faut-il en déduire ? Tout le voyage aux Enfers, que le poète vient de décrire longuement, n’aurait donc été qu’un rêve "trompeur" dans la tête d’Énée, obsédé par le souvenir de son père ?... Virgile ne donne pas de réponse.
« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres ; - le monde des Esprits s’ouvre pour nous. »
Gérard de Nerval, Aurélia ou le rêve et la vie (incipit), 1855
Hypnos et Thanatos
On voit aussi se dessiner une forme de rapport consubstantiel entre le sommeil, le rêve et la mort, entre Hypnos, Thanatos et Oneiroi, les enfants de la Nuit selon Hésiode :
Νὺξ δ’ ἔτεκε […] Θάνατον, τέκε δ’ Ὕπνον, ἔτικτε δὲ φῦλον Ὀνείρων,
« Nuit enfanta Trépas, elle enfanta Sommeil, elle mit au monde la troupe des Songes » (Théogonie, vers 211-212)
Peu de temps avant sa mort (en 530 avant J.-C.), selon le récit de Xénophon, Cyrus, le grand roi perse, eut une vision divine, puis il fit un discours inspiré, en forme de testament à ses proches : « rien ne se rapproche plus de la mort que le sommeil... c’est dans le sommeil que l’âme révèle le mieux son caractère divin ».
« Cyrus, devenu très vieux, se rendit en Perse pour la septième fois depuis qu’il avait pris l’empire. On conçoit que son père et sa mère étaient morts depuis longtemps. Il fit les sacrifices accoutumés, conduisit le chœur des Perses, suivant l’usage de son pays, et distribua des présents à tout le monde, comme il en avait l’habitude. Puis s’étant couché dans son palais, il eut le songe que voici : il lui sembla qu’un être supérieur à l’homme s’approchait de lui et lui disait « Tiens-toi prêt, Cyrus, car tu vas partir chez les dieux. » La vue de ce songe l’éveilla, et il crut deviner que sa fin approchait. […] Il fit appeler ses enfants, qui justement l’avaient accompagné et se trouvaient en Perse ; il appela aussi ses amis et les magistrats perses, et, les voyant tous réunis, il leur tint ce discours : […]
Pour moi, mes enfants, je n’ai jamais pu me persuader que l’âme, qui vit, tant qu’elle est dans un corps mortel, s’éteigne lorsqu’elle en est sortie ; car je vois que c’est elle qui vivifie les corps périssables, tant qu’elle habite en eux. Et que l’âme perde le sentiment, au moment où elle se sépare du corps qui est insensible, cela non plus je ne puis le croire. C’est au contraire quand il s’est séparé du corps, que l’esprit, pur et sans mélange, a naturellement le plus d’intelligence. Quand le corps de l’homme se dissout, on voit chaque partie se rejoindre aux éléments de même nature, à l’exception de l’âme : seule, présente ou absente, elle échappe aux regards. Songez, poursuivit-il, qu’il n’y a rien dans la nature humaine qui se rapproche plus de la mort que le sommeil. Or c’est certainement dans le sommeil que l’âme révèle le mieux son caractère divin ; c’est alors qu’elle prévoit l’avenir, sans doute parce que c’est alors qu’elle est le mieux libérée du corps. »
Xénophon (env. 430 - 355 av. J.-C.), Cyropédie, livre VIII, 7, 1-22
(traduction Pierre Chambry, 1932)
C’est encore un autre aspect de ce lien étroit entre le sommeil et la mort que mettent en images et en mots les rêves dans lesquels des héros défunts apparaissent comme des fantômes, tel le spectre d’Hector venant avertir Énée endormi pendant la dernière nuit de Troie.
« C'était l’heure du premier sommeil pour les mortels que tourmentent encore les soucis : le moment où ce don des dieux les pénètre d’une douceur bienfaisante. Mais voilà qu’en rêve je crois voir Hector apparaître sous mes yeux : il est accablé d’une infinie tristesse et il pleure à chaudes larmes. Il a l’aspect d’autrefois, quand son corps était traîné derrière le char d’Achille. Il est noir de sang et de poussière, il a les pieds tout gonflés par les courroies qui les traversent pour les attacher. Hélas ! dans quel état il était ! Si différent du brillant Hector qui était rentré du combat, chargé des armes d'Achille qu’il avait arrachées à Patrocle, du puissant héros qui avait conduit l’assaut des Phrygiens contre les navires des Danaens pour les incendier ! Il avait une barbe en broussaille, les cheveux collés par le sang ; sur son corps, on voyait la trace de toutes les blessures qu’il avait reçues en se battant sous les remparts de sa patrie. Alors, je me suis vu moi-même en rêve lui adresser la parole en pleurant pour lui dire tout mon chagrin :
- Ô toi, lumière de la Dardanie, toi qui as été l’espoir le plus sûr des Troyens, pourquoi as-tu tant tardé à revenir ? De quels rivages arrives-tu, Hector, toi qu’on a attendu si longtemps ? Après tant de morts et tant de deuils dans notre cité, après tant d’épreuves, c’est dans cet état que nous te revoyons, nous qui sommes épuisés ? Quel traitement indigne t’a défiguré ainsi ? Que signifient toutes ces blessures que j'aperçois ?
Il ne répond pas, il ne s’attarde pas sur mes questions qui ne servent à rien, mais il pousse de profonds gémissements du fond de sa poitrine :
- Malheur ! fuis, toi le fils d’une déesse ! arrache-toi aux flammes ! L’ennemi est dans nos murs, Troie s’écroule de toute sa belle puissance ! Assez d’exploits et de souffrances pour la patrie et pour Priam ! Si Pergame pouvait encore être défendue par le bras d’un mortel, c’est le mien qui l’aurait fait ! Troie te confie ses objets sacrés et ses Pénates : prends-les pour t’accompagner sur les voies de ta destinée ! Va leur chercher de nouveaux remparts pour les abriter, de grands remparts que tu construiras enfin, quand tu auras fini d’errer sur la mer !
Il parle ainsi. Et du fond des sanctuaires il m’apporte dans ses mains meurtries les bandelettes sacrées, la statue de la puissante Vesta et le feu qui ne s’arrête jamais de brûler. »
Virgile, Énéide, livre II, vers 270-297 (traduction A. C.)
Girodet (1767-1824), Le fantôme d’Énée apparaissant à Hector, Musée du Louvre, Paris.
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.