Programme d'enseignement de complément de langues et cultures de l'Antiquité
3e : polythéisme et monothéismes
Programme d'enseignement optionnel de LCA en 1re :
Objet d'étude : les dieux dans la cité
Programme de spécialité Littérature et LCA en Tale:
Objet d'étude : croire, savoir, douter
En guise de prélude : avertissement, questions, ligne d’attaque
L’auteur de ce chapitre, il doit l’avouer d’entrée de jeu, n’est pas un spécialiste de la religion romaine. Il est patrologue, et historien du christianisme antique. Mais c’est justement à ce titre qu’il a accepté de relever le défi, et de s’éloigner de ses champs habituels. Car il entend aborder ici une forme religieuse irréductible à celles que nous pouvons connaître encore aujourd’hui – spécialement en Occident. Il entend du coup donner à saisir un fait historique dans sa spécificité (ce qui est la tâche propre de l’historien), mais également ouvrir à une réflexion plus globale, et plus abstraite, sur le fait religieux dans sa nature protéiforme, et à la manière de suggérer cette nature, au moins de façon sommaire, devant un jeune public. Il espère ainsi attirer l’attention sur le fait que, initier des élèves, même de collège, à la religion romaine, cela revient à les rendre sensibles à ce qui est étranger – en l’espèce, éloigné dans le temps. Il ne veut pas livrer un cours clés en main, il veut proposer des éléments problématiques qui puissent servir de soubassement à un enseignement délivré des facilités (la mythologie !) et des routines (anachronismes paresseux).
Il n’est pas question de décrire ici en détail la religion de la cité romaine. Il existe là-dessus des livres que recense, plus loin, l’« Orientation bibliographique ». On poursuit plutôt un triple dessein. L’objectif premier est de dégager les attitudes mentales fondamentales qui commandèrent cette religion de manière stable, depuis les origines : si l’on préfère, la figure structurée que lui composent ces traits majeurs. Il s’agit en second lieu, cette figure structurée n’étant pas une abstraction déconnectée de la communauté humaine (politique et sociale) où elle s’est épanouie, d’en montrer l’insertion dans la cité. Il convient enfin, la communauté sociale et politique où s’incarne cette figure étant une entité historique, d’évoquer la religion romaine dans l’histoire.
Il faut en l’occurrence adopter, sans hésiter, la démarche d’un John Scheid, afin de saisir la religion romaine pour ce qu’elle fut – dans son originalité. Il importe d’éviter le piège consistant à étudier les civilisations antiques avec « une tête formée, ou déformée, par quinze ou seize siècles de christianisme », source de graves contresens. Il est essentiel de ne pas partir des conceptions religieuses chrétiennes, ancrées dans notre culture, et qui nous paraissent « naturelles ».
L’attitude religieuse des Romains
Le paradoxe
(1) Les Romains se targuaient d’être « les plus religieux des hommes ». Je renvoie à deux textes de Cicéron, De natura deorum 2, 3, 8 ; De haruspicum responsis 9, 19.
Cicéron, De natura deorum 2, 3, 8
… (S)i conferre uolumus nostra cum externis, ceteris rebus aut pares aut etiam inferiores reperiemur, religione, id est cultu deorum, multo superiores. (éd. C.M. Calcante, « BUR », Milan 19984, p. 156 [= éd. W. Ax, coll. Teubner 1933])
… (S)i nous voulons comparer ce que nous sommes à ce que sont les étrangers, on trouvera qu’en tout le reste les autres nous ont ou égalés ou même surpassés, mais que ce qui nous distingue de beaucoup, c’est la religion, le culte des dieux. (trad. PM)
Cicéron, De haruspicum responsis 9, 19
Quam uolumus licet, patres conscripti, ipsi nos amemus, tamen nec numero Hispanos, nec robore Gallos, nec calliditate Poenos, nec artibus Graecos, nec denique hoc ipso huius gentis ac terrae domestico natiuoque sensu Italos ipsos ac Latinos, sed pietate ac religione atque hac una sapientia, quod deorum numine omnia regi gubernarique perspeximus, omnis gentis nationesque superauimus. (éd. Wuilleumier-Tupet, « CUF » 1966, rééd. 2002, p. 45-46)
Flattons-nous tant que nous voulons, pères conscrits : nous n’avons triomphé ni des Espagnols par le nombre, ni des Gaulois par la force, ni des Carthaginois par la ruse, ni des Grecs par la culture, ni non plus, pour dire le tout, des Latins mêmes et des Italiens par cette intelligence particulière et innée à cette race. C’est par la piété, par la religion, par cette sagesse unique qui nous a fait reconnaître que tout est réglé et gouverné par la puissance des dieux que nous avons triomphé de toutes les races et de tous les peuples. (trad. PM)
(2) À l’inverse, le même Cicéron, dans le De natura deorum, met en scène le pontife Cotta, attaché à ses fonctions… et personnellement probabiliste, en sa qualité de néo-académicien.
La religion romaine en est une d’où la foi personnelle est absente, et dans laquelle prévaut le conformisme traditionaliste. On le voit au discours que prête l’Octauius, dialogue apologétique du chrétien Minucius Félix (vers 220-230), au païen Caecilius Natalis, dépeint, plus encore que le Cotta de Cicéron, comme un sceptique, mais à ce titre d’autant plus fortement agrippé aux traditions.
Une religion du rite
Soit une religion où, selon le titre d’un livre récent de J. Scheid, « croire, c’est faire ».
La religion romaine apparaît comme un ensemble ritualiste : ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas « sincère » (le mot n’a d’ailleurs aucun sens ici, la question de l’existence des dieux ne se posant même pas). Elle est comme une pratique traditionnelle délivrée des spéculations métaphysiques. Pratique, et délivrée des spéculations métaphysiques : précisons.
Une religion sans « dogmes » et sans mythes
Sans « dogmes ». Les classifications du « Panthéon » sont le fait d’érudits (ainsi Varron, contemporain de Cicéron) qui essaient d’introduire de l’intelligibilité, mais cette théologie reste privée et conjecturale, sans autorité. Ce qui est stable, c’est le rituel ; ce qui varie, c’est son interprétation, que les Anciens ont été les premiers à développer dans de nombreuses directions, sur la base, souvent, de concepts et de représentations empruntés à la philosophie (stoïcisme ou platonisme).
Sans mythes. D’abord, les figures divines invoquées par les Romains ne sont pas des « personnes », fussent-elles fictives, mais, en elles-mêmes et entre elles, elles s’organisent en constellations de « fonctions ». Ensuite, rien, chez les Romains, en matière de mythologie, d’équivalent à ce que l’on a chez d’autres peuples indo-européens (Grecs, Indiens, Germains). Cependant la tripartition dumézilienne a trouvé à Rome son exutoire : dans une pseudo-histoire (celle des origines royales). Cette historicisation est caractéristique de la mentalité romaine (J. Bayet).
Une religion du formalisme, dans deux de ses axes majeurs
Axes majeurs : sacrifice et procédures divinatoires (laissons de côté les jeux).
Formalisme : attention scrupuleuse à l’accomplissement liturgique, condition sine qua non d’efficacité (d’où la réitération, si quelque aspect de la cérémonie cultuelle a été mal conduit).
Le but : la pax deorum
[Définition 1] Pax deorum. Avant toute entreprise, avoir la garantie que la réalisation de celle-ci ne se heurtera pas à la colère des dieux. Mais, plus largement, les rites ont pour finalité d’assurer un ordre du monde.
On ne discerne ni l’émotion ni le sentiment individuel ni la spiritualité qui, par définition, ou par essence, pour ainsi dire, à s’en tenir à une approche « chrétienne » ou « christianisante », devraient caractériser la « religion ». Dans la religion romaine, les rites fixés par la tradition devaient être respectés à la rigueur et ne souffraient aucune infraction. Car le culte jouait un rôle politique : de la « bienveillance des dieux » dépendaient le salut et la prospérité de l’État. Ces pratiques, apparemment mécaniques et exemptes d’intériorité, furent en fin de compte le moyen d’inscrire l’homme, le citoyen, dans sa société et de définir sa place dans l’univers.
L’éthos collectif qu’implique cette conception de la religion comme rite
Jugements traditionnels des historiens : juridisme, négociations cauteleuses avec les dieux, attitude contractuelle (do ut des).
Mais aussi :
- Soin à pénétrer la volonté des dieux, pour s’y conformer ou pour la conjurer. La pax deorum implique l’observation des présages et des prodiges (on ne confondra pas les deux notions : le présage laisse deviner la volonté des dieux, le prodige fait apparaître leur colère ; on notera la variété lexicale désignant en latin le fait extraordinaire, révélateur par là même du vouloir divin : miraculum, monstrum, omen, ostentum, portentum, prodigium). D’où le développement des pratiques divinatoires : prises d’auspices, science des augures et des haruspices.
- Sentiment que les dieux restent supérieurs, et que le pacte avec eux demeure inégal. Il est nécessaire de capter leur « bienveillance », ou mieux, leur « grâce ». Ici a sa place ce que conservent de vrai les analyses de R. Schilling sur Vénus (racine que l’on retrouve dans uenia, uenenum, etc., et qui dit le charme, la grâce gratuite ; c’est cette grâce que l’on obtient en vénérant les dieux – uenerari : verbe de même souche).
À la lumière de ces précisions, deux « vertus » religieuses de base.
[Définition 2] Fides. Engagement de « bonne foi » de l’homme à l’égard des dieux, des dieux à l’égard de l’homme, sans que pour autant soit oublié le sentiment que le pacte est inégal.
[Définition 3] Pietas. Même famille que piare, piaculum : notion, à l’origine, de pureté. Par ailleurs, même si l’on parle de pietas des fils envers les pères et des pères envers les fils, il ne faut pas majorer l’aspect affectif de la pietas erga deos. Il s’agit de rendre aux dieux ce qui leur est dû.
Dans les deux cas, il est question non pas de « magie » contraignante, mais plutôt d’engagement – et réciproque, sur la base, comme l’a bien vu Cicéron, de la justice.
La religion dans la cité
Remarques préliminaires
La religion romaine en est une de la communauté plutôt que de l’individu. Le vocable « communauté » s’entend en deux sens : communauté familiale et communauté civique. Pour ce qui est de la cité, les cultes et les sacerdoces sont publics. Dans cette deuxième partie de l’exposé, on examinera ce qu’il convient d’entendre par « public ». Exactement, on envisagera l’insertion dans la cité sous l’angle du rapport entre les prêtres et le corps politique, surtout à l’époque républicaine. D’où, pour commencer, un coup d’œil sur…
Les sacerdoces. Essai de typologie
Distinguer entre culte familial et cultes publics, entre le pater prêtre du culte familial des Lares et des Pénates et les prêtres des cultes publics. Je ne parle ici que des prêtres publics.
Distinguer collèges et « sodalités » (confréries).
Collèges. Il y en a quatre : sacerdoces de l’orbite pontificale (pontifes, rex sacrorum, flamines, Vestales) ; augures ; Quindecimuiri sacris faciundis ; épulons.
Sodalités : Féciaux, Frères Arvales, Luperques, Saliens.
Ces sacerdoces offrent six caractéristiques :
a) Caractère masculin (mais les femmes ne sont pas absentes : Vestales, flaminique – dans un rôle second, comme la matrona par rapport au « sacerdoce » du père de famille).
b) Collégialité.
c) Mode de nomination : à l’origine, cooptation. En réalité, à partir du IIe siècle av. J.C., pour les collèges, selon des procédures qui ont varié jusqu’à Auguste au gré de diverses lois, le système de la cooptation est combiné à celui de l’élection par 17 des 35 tribus – ce qui introduit un certain élément « démocratique ».
d) Collation à titre viager.
e) Particularisation et éclatement des « prêtrises », les prêtres n’ayant en aucun cas un rôle de direction de conscience ou de prédication, mais, chacun relativement à son dieu, un rôle cultuel.
f) Rôle cultuel de direction, ou plutôt acte cultuel d’autorité. Le prêtre n’est pas lui-même, matériellement, le sacrificateur : dans son action sacrificielle il est entouré d’une foule d’aides (ministri), enfants ou adultes, esclaves ou libres, représentant, symboliquement, l’ensemble de la société.
Les prêtres et les pouvoirs politiques
Sacerdoces et magistratures.
Les magistrats accomplissent aussi, dans l’exercice de leurs fonctions, des actes cultuels d’autorité (sacrifices et prises d’auspices – avec, comme les prêtres, des aides).
Quelle est la différence ? Les prêtres ne sont pas les seuls opérateurs du culte, mais à eux revient de définir le droit sacré : là réside vraiment la différence. Encore faut-il noter que cette main mise sur le droit sacré s’exerce en collaboration avec le Sénat (nous y reviendrons), et s’appuie sur l’autorité des magistrats – qui ont l’initiative d’interroger les prêtres dans ce domaine. Ajouter que, à l’occasion, par le mode de vie qui lui est imposé, tel prêtre est « comme » une présence de son dieu (ainsi le flamen dialis « signe » de Jupiter).
Par leur mode de « nomination » et le caractère viager de leur charge, les prêtres représentent une rémanence archaïque. Prêtres et magistrats forment comme deux pôles en tension, mais on ne saurait voir là une dichotomie sacré-profane : car les magistrats ont des fonctions religieuses, et l’activité des prêtres a des implications politiques, dans une cité qui, comme toutes les cités antiques, ignore la notion de laïcité. Ce sont deux figures entre lesquelles se répartit et s’équilibre l’autorité, selon un émiettement typiquement romain.
Le Sénat a la police des cultes, qu’il exerce par mandat aux magistrats. On cite, à ce propos, un texte important de Tite-Live (AVC 25, 1, 6-12).
Tite-Live, AVC 25, 1, 6-12
(6) Quo diutius trahebatur bellum et uariabant secundae aduersaeque res non fortunam magis quam animos hominum, tanta religio, et ea ex magna parte externa, ciuitatem incessit ut aut homines aut dei repente alii uiderentur facti. (7) Nec iam in secreto atque intra parietes abolebantur Romani ritus, sed in publico etiam ac foro Capitolioque mulierum turba erat sacrificantium nec precantium deos patrio more. (8) Sacrificuli ac uates ceperant hominum mentes ; quorum numerum auxit rustica plebs ex incultis diutino bello infestisque agris egestate et metu in urbem compulsa et quaestus ex alieno errore facilis, quem uelut concessae artis usus exercebant. (9) Primo secretae bonorum indignationes exaudiebantur, deinde ad patres etiam ac publicam querimoniam excessit res. (10) Incusati grauiter ab senatu aediles tresuirique capitales, quod non prohiberent, cum emouere eam multitudinem e foro ac disicere apparatus sacrorum conati essent, haud procul afuit quin uiolarentur. (11) Vbi potentius iam esse id malum apparuit quam ut per minores magistratus sedaretur, M. Aemilio, praetori urbano, negotium ab senatu datum est ut eis religionibus populum liberaret. (12) Is et in contione senatus consultum recitauit et edixit ut, quicumque libros uaticinos precationesue aut artem sacrificandi conscriptam haberet, eos libros omnes litterasque ad se ante K. Apriles deferret, neu quis in publico sacroue loco nouo aut externo ritu sacrificaret. (éd. Benoist-Riemann, coll. « Classiques Hachette », Paris 1883, p. 191-192)
À mesure que la guerre traînait en longueur, et que l’alternance des succès et des revers faisait varier non moins la fortune que l’état des esprits, un si fort sentiment religieux, et en grande partie étranger, envahit la cité que soudain ou les hommes ou les dieux semblaient avoir avaient changé. (7) Et ce n’était plus seulement en secret, à l’abri de murs, que les rites romains étaient bafoués ; mais même en public, au forum et sur le Capitole, il y avait une foule de femmes qui dans leurs sacrifices et leurs prières ne suivaient plus l’usage national. (8) Les sacrificateurs et les devins s'étaient emparés des intelligences. Et leur nombre s’accrut du fait de la plèbe rustique que la guerre interminable avait chassée de ses champs incultes et peu sûrs, et rejetée, de misère et de peur, dans la Ville – du fait aussi du facile profit que donne l’égarement d’autrui, et qu’ils retiraient de ces activités comme de l’exercice d’un métier permis. (9) D’abord c’est en secret que les récriminations des honnêtes gens se firent entendre ; puis la chose remonta jusqu’aux sénateurs et déboucha sur une plainte publique. (10) Les édiles et les triumvirs chargés des affaires capitales reçurent du Sénat un blâme énergique pour n’avoir rien empêché ; mais, lorsqu’ils tentèrent d’écarter cette multitude du forum et de disperser l’appareil des cérémonies, peu s’en fallut qu’on ne leur fît un mauvais parti. (11) Quand on vit que désormais le mal était trop fort pour être guéri par le soin de magistrats inférieurs, le Sénat confia à M. Aemilius, préteur urbain, la mission de libérer le peuple de ces pratiques. (12) Celui-ci lut à l’assemblée le décret sénatorial ; il stipula par édit que quiconque avait des recueils de prophéties, des formules de prières ou un traité des sacrifices, devait lui remettre tous ces livres et écrits avant les calendes d’avril, et défendit à tous de sacrifier dans un lieu public ou consacré selon un rite nouveau ou étranger. (trad. PM)
D’où un distinction capitale entre religio et superstitio.
[Définition 4] Religio. Au-delà de la « vertu » de religion (qui, dans la pensée d’un Cicéron, s’identifie à la pietas) et compte non tenu des étymologies réelles ou supposées du mot (à rattacher à relegere, non à religare), la religion en tant que phénomène social est pour les Romains une structure héritée des ancêtres et contrôlée par les pouvoirs publics (prêtres, magistrats, Sénat).
[Définition 5] Superstitio. Tout ce qui constitue une intrusion de nouveauté, non contrôlée ni régulièrement intégrée par les instances de pouvoir.
Remarques conclusives : « Une seule cité des dieux et des hommes » (Cicéron)
L’insertion de la religion dans la cité romaine correspond parfaitement à ce qu’était une cité antique. Celle-ci ne se comprend pas d’abord comme une structure socio-politique occupant un territoire déterminé : elle ne se conçoit que comme unie autour de ses cultes et de ses sacerdoces. À toutes les étapes de son histoire, la notion de cité implique une référence religieuse : la religion « civique » forme le pilier de la cité. Plus profondément, une cité se comprend elle-même comme une communauté unique dont les dieux sont partie prenante – citoyens en quelque façon, au même titre que les hommes et dans une sorte de partenariat avec eux.
La religion romaine dans l’histoire
Je ne traiterai pas dans ce troisième volet de l’histoire de la religion romaine. Je veux, d’une part, mentionner selon quelles modalités, sous la République surtout, se sont glissées d’inévitables évolutions. D’autre part, mettre en évidence, sous l’Empire, une espèce de dimorphisme : la coexistence de la religion traditionnelle avec des formes nouvelles.
Sous la République
Les évolutions et leurs modes d’acceptation
En dépit de son conservatisme, et sans perdre sa physionomie, la religion romaine à l’époque républicaine accueillit à plusieurs reprises en son sein des traits étrangers.
- Exemples d’évolution. Admission des rites étrusques et de rites grecs. Pendant la deuxième guerre punique, introduction de la Grande Mère de l’Ida.
- Modalités de cette évolution. Il faut distinguer l’agrégation aux cultes romains, surtout à l’occasion de crises graves, et la tolérance de cultes à côté des cultes romains officiels. Mais, dans les deux cas, les pouvoirs publics (prêtres, magistrats, Sénat) ont un rôle régulateur.
- Souplesse, au fond, dans les adaptations. Les Romains ont toujours su s’ouvrir, et, d’une manière ou d’une autre, « intégrer », ou « assimiler ». Cela est vrai dans leur rapport aux élites des peuples conquis. Vrai aussi en matière religieuse. On rappellera à cet égard le rite étrange de l’euocatio, qui consistait à attirer chez soi, par la promesse d’un traitement de faveur, les dieux des ennemis, et à se les concilier.
Sous l’Empire.
La religion traditionnelle
Après les désordres de la fin de la République, advient la restauration augustéenne. Elle détermine, sous le contrôle direct du prince, grand pontife, une persistance prospère de la religion traditionnelle durant tout l’Empire, jusqu’à la fin de l’Antiquité – persistance qui s’appuie, jusqu’en plein IVe siècle (et même jusqu’au début du Ve), sur l’attachement des hautes classes aux traditions culturelles et cultuelles de l’Vrbs aeterna. À ce point, on ne peut parler de sclérose, ni de répétition mécanique d’une tradition désormais opaque : voir les réflexions de Scheid sur les procès-verbaux annuels parvenus jusqu’à nous de la sodalité des Arvales. En réalité, jusqu’aux empereurs chrétiens et à leurs mesures de démantèlement, les cultes civiques restent « vivants », en tant que manifestations officielles.
Aspirations et formes nouvelles
Le rigide formalisme de ces manifestations, toutefois, ne satisfait aucune aspiration spirituelle plus intime – car il semble bien que les diagnostics portés à ce sujet depuis longtemps par les historiens modernes doivent être, en substance, maintenus. D’où, en parallèle, le succès d’une « nouvelle religiosité ». Faute de place, je ne dirai rien du culte impérial (pourtant intéressant par son histoire, comme dans son essence – expression de loyalisme – et ses antécédents – orientaux certes, mais également romains : la felicitas, souvent vénusienne, de grands hommes tels Sylla ou César). En revanche, dans le cadre de la « nouvelle religiosité » en général, je dirai un mot des cultes orientaux.
La « nouvelle religiosité » : conditions historiques, définition, champs d’exercice
La « nouvelle religiosité » s’impose de plus en plus à partir du IIe siècle de notre ère – même si rien n’assure que ce siècle-là fut un « âge d’angoisse ». À la vérité, cette « nouvelle religiosité » n’est pas une nouveauté absolue ; elle renoue avec certains traits archaïques ; surtout, l’époque hellénistique (IIIe-Ier siècle av. J.C.), en Orient et à Rome, avait été une période de bouleversements : d’où, d’une façon apparemment contradictoire, à la fois le goût pour une religion plus affective et plus personnelle et une (relative) incroyance, constatable dans les hautes classes. Reste que, à partir du IIe siècle de notre ère, l’homme méditerranéen, dans toutes les couches de la société, se perçoit à nouveau, prioritairement, comme homo religiosus. Le scepticisme disparaît peu à peu.
Cette « nouvelle religiosité » peut en gros se définir comme quête d’un salut individuel. Salut au reste ambivalent : car si la perspective « ultramondaine » et eschatologique ne saurait, quoi qu’on dise, être exclue, elle ne se sépare pas de l’aspiration, peut-être prévalente, à la réussite mondaine (richesse et santé…). Au surplus, ce salut s’avère mal assuré dans ses représentations de l’au-delà.
En tout cas, la quête du « salut » apparaît comme un point focal des mentalités du temps. Elle affecte une pluralité de manifestations, dont l’interaction est constante, et dont la force ne cessera de s’affirmer au fil du temps :
- Alchimie, magie, astrologie.
- Philosophie. La philosophie antique en général ne s’est jamais considérée comme pure activité intellectuelle : toujours elle a marqué sa préoccupation éthique et sa volonté d’atteindre le souverain bien – le bonheur. Ces traits ressortent avec évidence dans les systèmes hellénistiques (stoïcisme ; épicurisme). Sous le Haut Empire la recherche de sagesse se fait plus pressante encore et se teinte de religion : ainsi, surtout, dans la tradition platonicienne.
- Cultes orientaux.
Les cultes orientaux.
Définition géographique. Ils s’adressent à des dieux, très anciens, venus d’Asie (Cybèle et Attis), d’Égypte (Isis et Osiris), de Syrie (Adonis) ou de Perse (Mithra).
Définition « théologique ». Ils s’adressent à des dieux sauveurs, souvent par la célébration de « mystères » (encore que les plus célèbres des mystères, ceux d’Éleusis, soient non pas « orientaux », mais helléniques). L’initiation identifiait le myste à la mort et à la résurrection du dieu (ainsi Osiris) et lui assurait une vie plus heureuse ici-bas, et (sans doute) bienheureuse dans l’au-delà.
Spiritualité et morphologie. Avec ces dieux, plus proches, les fidèles entretenaient un lien plus intime, plus confiant, qu’avec les divinités poliades, trop froides ou lointaines. Leurs cultes étaient acceptés, mais ils n’étaient pas intégrés dans les rites civiques : ils s’organisaient en des rassemblements de type nouveau (sacerdoces spécifiques et structurés en clergé ; fidèles constituant, sous la conduite de ce clergé, des communautés, ou fraternités, de type « église » ou « secte »).
Les traits majeurs d’une histoire : bref résumé
Répétons ici deux termes cardinaux : souplesse du système religieux romain, et coexistence de cultes divers, qui ne n’excluaient pas, mais cohabitaient, selon des systèmes d’« allégeances » et d’implications personnelles diverses et simultanées. Ce qui fait, justement, que, aux IIe et IIIe siècles, le christianisme, pourtant proche de la « nouvelle religiosité », fut persécuté, c’est que, en bon héritier de l’intransigeance monothéiste biblique (prophétique) et juive, il était exclusiviste…
Pour conclure…
Religion étrange à nos yeux que la religion romaine : traditionalisme ritualiste sans foi, pour l’essentiel – et marqué par un pragmatisme éminemment politique. J’espère avoir ici détruit quelques opinions reçues.
Mais, dès lors, une question se pose : sous quel concept unique subsumer ensemble pareille structure, et, à ses antipodes à bien des égards, le christianisme ? La notion de religion apparaît comme « équivoque » (au sens logique de l’adjectif) – sauf à se référer à la vague idée d’un ordre surnaturel à préserver ou à réaliser… Je me borne à lancer le débat : le fait religieux ne peut se ramener à un « Ideal-type », et par conséquent son enseignement court toujours le péril de la caricature, par anachronisme ou amalgame.
L’enjeu n’est pas seulement scientifique. Il est de rendre sensible à la diversité, et d’immuniser contre les confusions, en exerçant (ce qui fut toujours la force de l’enseignement secondaire français – et qui doit le rester, en dépit de tentations nombreuses) à l’esprit critique.
Paul Mattei, Université Lumière, Lyon II