Les villes romaines (urbanisme, infrastructures, organisation politique)

NOTES

  1. Voir Arnaud 2002. Pour la rétrogradation de Byzance, voir Dion Cassius, Histoire romaine 74. 14.
  2. Surtout Histoire romaine (1856-1884, 8 volumes) et Le droit public romain (1892).

Parler des « villes » romaines est en grande partie un anachronisme. En partie seulement, car la langue romaine oppose bien deux mondes : l’un urbanus, l’autre rusticus. Cette distinction fonde les deux conditions juridiques du sol, qui est soit urbain, soit rural, ainsi que l’écrivit l’auteur d’un traité d’arpentage du IIè siècle de l’ère chrétienne (Frontin, De controversiis 7.5-7).

Cette distinction est en partie d’origine fiscale. Elle fonde également un certain nombre d’interdits propres au sol urbain : interdiction d’inhumer et interdiction d’édifier dans les limites du sol urbain un bûcher funéraire sont les plus connues. On pourrait y ajouter l’interdiction des fours de tuiliers lorsqu’ils ne sont pas liés à la construction d’un édifice particulier. Pour autant les limites du sol urbain ainsi défini ne définissent pas la réalité de l’urbanisme qui pousse la ville hors des limites juridiques de son sol. Le terme de suburbium est un néologisme moderne affreux. Les anciens utilisaient plutôt le terme de continentia, pour indiquer la continuité de l’urbanisme sur un sol réputé rural. La réalité de l’urbanisme, notamment à Rome est en effet celui d’un modèle en étoile, qui à partir du noyau strictement urbain, lance des branches urbanisées le long des routes, dans un paysage interstitiel demeurant partiellement suburbain (nécropoles, exploitations agricoles). La ville est donc une notion que les Anciens ont eu du mal à cerner selon les critères de la géographie moderne (ce dont il n’y a pas vraiment lieu de s’étonner).

L’opposition entre ville et campagne reste, de fait, à de nombreux titres moins déterminante que l’opposition entre le chef-lieu de la cité (oppidum) et le reste de son territoire, parfois gigantesque, où toutes les agglomérations, du simple hameau à la petite ville, sont génériquement qualifiés de vici, voire de simples lieux-dits (loci). Une simple décision impériale peut, sans autre forme de procès, créer ou faire disparaître une cité et promouvoir une agglomération au rang de chef-lieu ou abaisser un chef-lieu au rang de simple agglomération. Ainsi Antioche, métropole de la Syrie, troisième ville de l’empire, fut-elle rabaissée temporairement au rang de simple agglomération (kômè)1. Le vocabulaire des formes de l’agglomération ne distingue pas la ville et le village, mais le chef-lieu de cité (oppidum / polis), et les formes d’habitat groupé inférieurs au statut de cité : vicus désigne aussi bien un quartier, qu’un village ou une agglomération « secondaire » (par rapport au chef-lieu). Le grec kômè désigne aussi bien le plus petit village qu’une ville si celle-ci est subordonnée à une cité.

Parler de la ville romaine ne peut pas se réduire à une simple question d’urbanisme ou d’architecture. Ce sont le rôle de la cité dans l’empire, des élites dans leur cité qui façonnent le paysage urbain, où s’exprime une certaine idée de chaque cité particulière et de son fonctionnement, de son rapport à l’empire et à l’empereur, de sa place dans la hiérarchie des cités

La cité

L’image très centraliste et pyramidale de l’empire romain qui domine dans les esprits s’est constituée au XIXe siècle autour des travaux de Theodor Mommsen2. À la fois juriste spécialiste du droit public et figure historique du nationalisme allemand, il a pratiqué entre le IIe Reich naissant, l’héritage napoléonien et l’empire romain un jeu de miroirs qui, sans être erroné, a occulté le rôle de la cité à l’époque impériale. L’importance de la cité était bien connue dans la partie grecque de l’empire, où elle était considérée plutôt comme un héritage subi et contrôlé par Rome que comme une partie essentielle de son fonctionnement. Les travaux de François Jacques (1984, 1990) ont révélé sa nature centrale de l’Atlantique à la mer Noire, et des Highlands au désert. Consubstantielle à l’empire, elle a été le pilier sans lequel celui-ci n’aurait sans doute pas existé. C’est ce pilier, l’un des canaux de la romanisation, qui lui a permis d’assurer la paix dans l’empire, de rejeter l’essentiel du dispositif militaire aux frontières et d’administrer les provinces avec un personnel réduit au strict minimum et essentiellement consacré aux tâches de haute justice et de fiscalité.

La conquête romaine, c’est d’abord la transformation de la nation vaincue en cité. Avec le laconisme lapidiare qu’on lui connaît, Tacite (Annales, XI, 19) : et natio Frisiorum (…) datis obsidibus consedit apud agros a Corbulone descriptos : idem senatum, magistratus, leges imposuit. Corbulon installe les Frisons dans un territoire borné, leur donne un sénat, des magistrats, des lois. En d’autres termes, il les constitue en cité, soit, selon la définition de Cicéron, « un rassemblement d’êtres humains régis par une communauté de lois » (Lois, 1, 7).

D’emblée cette communauté inscrite sur un territoire déterminé, a autorité sur ce territoire ; d’emblée, cette autorité s’exerce selon une constitution écrite par l’entremise de magistratures collégiales qui rendent la basse justice en conformité avec le droit et exécutent les décisions prises par une haute assemblée. Le nom et les attributions des fonctions et des instances varient d’une cité à l’autre selon les traditions locales, que respectent aussi scrupuleusement que possible ces constitutions qui illustrent, contre l’esprit de système qui finit par triompher avec l’empereur Dioclétien, un pragmatisme profond qui fut sans doute la clé de la réussite de l’empire, et qui permit, dans le respect de la diversité, de faire accepter la domination romaine et d’imposer un système qui laissait peu de place à la diversité tout en respectant fondamentalement les traditions. Les cités tirant leurs origines de périodes plus anciennes en ont conservé les dénominations plus ou moins exotiques : dictateurs ou préteurs, mais aussi vergobrets en Gaule (voir César, BG, 1, 16) ou suffètes dans les anciens territoires puniques.

Même soumise à l’autorité, au demeurant lointaine de Rome, la cité est à elle son propre centre. Ainsi caractérisée, la cité romaine se définit à la fois par référence à une idéologie de la cité au demeurant assez traditionnelle (même si elle est nouvelle pour les régions qui ne connaissaient pas ou peu ce mode organisationnel), par un ensemble d’institutions nettement oligarchiques (une haute assemblée généralement appelée l’ordre des décurions, et des magistrats, le plus souvent deux duumvirs assistés de deux édiles), et par référence à des systèmes hiérarchiques qui s’appliquent autant aux communes qu’à leurs membres. Ces hiérarchies, loin de se cacher, définissent honneurs, privilèges et devoirs et s’exhibent plus qu’elles ne se cachent. Chacun se doit d’évoluer dans un univers conforme à son statut au sein d’un univers oligarchique conforme pour l’essentiel aux modèles définis par Aristote.

Le chef-lieu unique et universel à la fois

Le cadre principal dans lequel s’expriment ces valeurs est le chef-lieu de la cité, car c’est là que se concentre l’activité politique, juridique, religieuse et administrative de la communauté, là également que celle-ci construit et exhibe sa propre image, là aussi que les élites politiques donnent les marques de leur statut et les preuves de leur amour pour leur patrie (la cité où ils ont leur origine, héréditairement transmissible, d’abord, Rome ensuite) et leur concitoyens (ob amorem erga patriam / ciuitatem / ciues est une expression qui revient souvent dans les inscriptions honorifiques, généralement des bases de statues).

Pour des raisons fonctionnelles, toute une série d’édifices qui se plaisent à devenir des monuments sont indissociables de la fonction de chef-lieu de cité et se retrouvent dans toutes les cités. Elles caractérisent les éléments invariants d’un paysage urbain qui se décline néanmoins à travers autant de variantes qu’il y a de cités, car chaque cité est à la fois une cité parmi d’autres et une cité singulière. Vienna Allobrogum ou Arelate sont certes des cités au même titre que la petite Vintium (Vence, Alpes-Maritimes), et à ce titre toutes ont possédé les monuments indissociables de leur statut commun. Mais quel rapport entre des cités dont le territoire s’étendait jusqu’à Genève pour la première, et à Hyères pour la seconde et les minuscules territoires de cités telles que Vence ou Avignon ? Quel rapport entre leurs revenus, la richesse de leurs élites, leur notoriété, leur réseau de protecteurs et de clients ? Ces différences ne pouvaient pas ne pas avoir une incidence majeure sur le développement de l’urbanisme.

Ces singularités rendent vaine toute tentative de rechercher un plan-type. Certes, le plan régulier en damier illustré par Timgad représente une tendance forte des villes neuves, dans les limites de ce qu’autorisaient la raison et le passé de l’agglomération. Les villes qui avaient une antériorité urbaine forte n’ont pas fait table rase de leur passé antérieur. Du moins la tendance a-t-elle été aux plans régulateurs, en particulier dans les extensions urbaines. Souvent, comme à Tarragone en Catalogne, ou à Djemila, on a choisi des plans régulateurs d’organisation différente pour les grands plans d’urbanisme successifs, avec l’intention probable de re-fonder symboliquement une nouvelle ville. L’intention est d’autant plus nette que ces grandes opérations sont généralement en relation étroite avec un empereur au nom duquel elles sont dédiées ou avec l’aide duquel elles ont été réalisées. Cette tendance aux plans réguliers (irréductibles à la ville-damier) s’inscrit probablement dans une double perspective, pratique et fiscale d’un côté (simplification des contributions à l’entretien des voies publiques, calculées au pro-rata du métrage linéaire de bâti donnant sur la voie, étant entendu qu’en droit romain le propriétaire du sol est aussi propriétaire de tout ce qui se trouve à sa verticale), symbolique de l’autre qui exprime le goût pour les perspectives ordonnées. Les grandes places circulaires, dipyles et tétrapyles chers à l’urbanisme de la romanité d’orient (Gerasa-Djerash, Palmyre, Jérusalem, par exemple) avaient ainsi pour fonction principale de masquer les changements d’orientation du plan régulateur. Les deux axes théoriques qui organisent la cité, cardo et decumanus, sont parfois d’une lisibilité assez approximative.

Également très symboliques, les enceintes urbaines sont le fait d’un privilège impériale. Elles caractérisent un statut plus qu’elles ne protègent.

La caractéristique principale de l’urbanisme impérial d’Orient et d’Occident est l’hypertrophie de l’espace public. En fonction de la densité de la population et du sens de la démesure, c’est jusqu’à près de 50 % de la surface totale de la surface de la ville qui peut être dévolue à l’architecture publique civile ou religieuse ! C’est le propre de la combinaison d’un besoin d’édifices indissociables du fonctionnement institutionnel de la civitas et d’une architecture de représentation imposée par l’idéologie sur laquelle reposait le système.

La réduction brutale du périmètre urbain, rendu nécessaire par les impératifs défensifs dans certains secteurs d’occident à partir de 260, préfigure la ville médiévale, claquemurée derrière un petit périmètre défensif pauvre en édifices publics et compactée en surface. Il nous permet de mesurer l’ampleur du traumatisme collectif qu’a représenté pour les cités le fait de devoir raser le souvenir monumental de leur statut pour ériger leurs nouvelles défenses, comme en témoignent les restes d’édifices et d’inscriptions publiques conservés de façon visible à la base des remparts tardifs.

L’espace public se décline en espace du religieux (temples, théâtres, cirques), espace civil, espace de l’amoenitas (amphithéâtres, fontaines, portiques, thermes). Ces lieux fréquentés sont ceux où l’on pratique l’affichage, pérenne ou temporaire, des nombreux textes publics portés à la connaissance de la collectivité.

Le cœur de l’urbanisme civique, civil est religieux, est le forum. Généralement à proximité du centre, sinon au centre de la cité, il est l’image de la cité, et peut être l’un des lieux de prédilection de la démesure urbaine. À Bavay, capitale de la cité des Nerviens, le forum couvrait une surface de 3 hectares, et ne fut jamais achevé. La prouesse technique est souvent au cœur d’une architecture de prestige dont les cités n’avaient généralement ni les moyens techniques, ni les moyens financiers.

Le forum en soi n’est qu’une esplanade ordonnée par des portiques qui le ferment de tous côtés et sont une particularité de l’architecture italienne dès le IIe siècle avant J.-C. (Rome, Pompéi). Cette place n’abrite normalement plus aucune activité commerciale. Dès le IIe siècle avant J.-C., la monumentalisation du forum, cœur de la cité et image de la force qui la soutient, de la sagesse et de l’ordre qui l’éclairent, et de la beauté qui l’orne, a conduit à rejeter à l’extérieur le marché généralement organisé dans un monument spécifique, le macellum, situé près du forum.

On y trouve, aussi concentrés et organisés que l’a permis l’urbanisme pré-existant, une séquence invariable de monuments :

  • les monuments des dieux sans lesquels la communauté n’existerait pas : sous l’empire, c’est au minimum, dans chaque province, le temple de Rome et d’Auguste ; mais d’autres divinités protectrices, topiques ou thématiques (Concordia, Liber) peuvent être présentes, et le développement du culte impérial et de nouveaux cultes a multiplié les chapelles et temples dynastiques ; ce sont aussi les statues impériales ;

  • les espaces du politique : ce sont les lieux du vote (comitium), de réunion de l’ordre des décurions (curia) ;

  • les espaces de la mémoire collective : les archives de la cité (tabularium civitatis), les statues des bienfaiteurs et magistrats de la cité ;

  • l’espace du juridique : c’est la basilique, dont l’abside abrite le tribunal et qui est indissociable de la cité. Le privilège de toute cité est de dire son droit en basse justice ; symboliquement, la titulature complète des magistrats supérieurs de la cité est le plus souvent duumvir iuri dicundo (IIvir ID).

À la limite du public et du privé figurent également les collegia ou corpora qui, plus que des associations professionnelles, sont des corps intermédiaires entre la plèbe et l’aristocratie des honorati. Comme les curies qui organisent le populus politique, ils ont leurs locaux, leurs cultes, leurs banquets, et se plaisent à mettre en scène leur qualité. Ainsi le corpus des centonarii d’Aquincum — qui n’était pas le corps des sapeurs-pompiers de la ville comme on a voulu le croire — possédait-il un orgue, image absolue de la mathématique et de l’harmonie aux yeux des Anciens.

Le cas de Pompéi est exemplaire de la normation d’un espace. Le Capitole, symbole ancien de l’assujettissement à Rome ferme un côté de la place. Il fait face aux trois édifices publics (curie, tabularium, services) flanqués d’un côté par le comitium, et de l’autre par la basilique dont la façade, prolongée par le temple d’Apollon, protecteur ancestral de la cité antérieur à la romanisation de la cité, ferme l’un des longs côtés. L’ensemble composé du comitium, de la curie, du secretarium, du tabularium a été construit par les élites samnites qui ont été à la tête de la révolte italienne contre Rome lors de la guerre sociale. Tout cet ensemble, temple d’Apollon inclus (le temple de Vénus, divinité protectrice de la colonie syllanienne, initialement distincte de la cité samnite est hors du forum) est en quelque sorte le côté de la cité. L’autre moitié du forum est celle de Rome et des empereurs. Le Capitole est flanqué de deux arcs de triomphe et tout le grand côté, limité par le macellum à une extrémité, par le comitium de l’autre, et dédié à Rome et aux empereurs. La répartition des statues sur la place montre que cette répartition était consciente : devant le temple d’Apollon, les notables locaux, et ailleurs, les empereurs.

À ces espaces, il convient d’ajouter les autres temples publics ou semi-publics, mais aussi les espaces dévolus aux Ludi, c’est-à-dire aux manifestations du religieux, dans lesquels l’amphithéâtre ne s’est jamais intégré, de là la distinction entre les Ludi religieux du Cirque et du théâtre et les munera civils de l’amphithéâtre. Le cirque (ou hippodrome) reste exceptionnel du fait de ses dimensions et des exigences topographiques (il en existait néanmoins dans plusieurs grandes cités comme Lyon, Vienne ou encore Arles). Le théâtre est beaucoup plus universel, non seulement pour des raisons religieuses, mais du fait de son statut politique. Il est d’une part le lieu de concours entre acteurs-vedettes qui suscitent l’enthousiasme frénétique et souvent violent des factions, un envers codifié et conscient (contenu au temps et à l’espace des jeux) de la paix civile, de la concorde et de l’ordre. Un lieu d’inversion et de dérision où le sérieux et la dignité cèdent la place au rire et à l’érotisme, où le peuple-roi raille et brocarde empereur et notables dont le premier devoir et d’en rire tout autant. C’est aussi un lieu d’ordre où chacun occupe une place et porte un costume conforme à son rang : notables praetextati en bas, séparés du reste de la foule par une barrière, citoyens romain togati au-dessus d’eux, et ainsi de suite selon un mouvement ascendant opposé à celui de l’échelle sociale. Mais c’est aussi un lieu de souveraineté populaire qui reste l’héritier du lieu de réunion de l’assemblée du peuple, et qui en conserve parfois la fonction : la célèbre « émeute des orfèvres » narrée par Luc dans les Actes des Apôtres (chapitres 19-20) n’est en rien une émeute : c’est une réunion extra ordinem de l’ekklèsia locale en tout point conforme aux règlements que nous en conservons. Le théâtre est le lieu de la postulatio : organisée par les factions du théâtre, la plebs demande des faveurs (y compris électorales) qu’il est de bon ton de ne pas refuser, ou sur le ton de l’humour.

Il serait en effet illusoire de penser que la cité et son chef-lieu ont été un lieu politiquement paisible. Non seulement elle est l’écho des grands conflits politiques, mais encore elle est le champ clos d’ambitions locales toujours vives. Les murs de Pompéi sont un vaste manifeste électoral où l’on voit comment des mendiants aux notables en passant par les chalands d’un boutiquier ou la clientèle d’un cabaret s’organisent les réseaux de sociabilité en même temps que les clientèles politiques.

Urbanité, ruralité : l’amoenitas urbaine

L’espace urbain, c’est d’abord le lieu par essence de l’amoenitas, l’ensemble des traits caractérisant un environnement de bien-être propre au développement des qualités du corps et de l’esprit caractéristiques de l’homme civilisé et qui opposent le monde de l’urbanitas et celui de rusticitas, comme la villa rurale divisée entre l’habitat domanial, dit pars urbana, car on y vit urbainement, et les bâtiments d’exploitation dits pars rustica. Au corps rural, tanné, ridé et mal odorant s’oppose le corps pâle, épilé et parfumé de l’homme urbain, stéréotype du citoyen. Le chef-lieu de la cité, vite imité dans la mesure de leurs moyens par d’autres agglomérations et collectivités, est le lieu où se met en œuvre le cadre de vie propre au monde de la qualité. Son illustration la plus nette est l’usage urbain de l’eau, incarné par l’aqueduc. L’aqueduc n’est pas essentiel à la vie urbaine. Longtemps les villes ont connu de simples citernes. Le débit de l’aqueduc étant difficile à réguler, il induit un apport continu d’eau courante qui le rend indissociable de toute une série d’aménagements et d’édifices dont les uns le justifient, les autres sont rendus nécessaires par lui. La justification première de l’aqueduc est moins l’alimentation en eau potable que l’alimentation des thermes, des jardins publics et des fontaines qui sont un des agréments de l’urbanité.

Les thermes publics en sont l’élément le plus essentiel. Pendant du gymnase grec, ils permettent à chacun d’avoir un traitement du corps et de l’esprit conforme à la dignité du citoyen. Leur ampleur et leur complexité reflètent fortement la richesse de la cité. La capacité à aller chercher de l’eau à grande distance (alors que l’on a souvent de l’eau plus près), le nombre d’ouvrages d’art (aqueduc de Ségovie, pont du Gard, aqueduc de Zaghouan), les défis victorieux à la nature sont autant d’éléments qui permettent à une cité de se situer dans une hiérarchie par rapport à ses voisines…

Les thermes sont des édifices coûteux non seulement en termes de construction (planchers suspendus, cloisons chauffées, adductions d’eau, revêtements hydrophobes, en particulier mosaïques et marbres), mais encore en coûts d’infrastructure et de fonctionnement : les thermes doivent être chauffés 24 heures sur 24 et représentent des quantités astronomiques de bois, et beaucoup de personnel. Les huiles parfumées nécessaires au traitement des corps et les bibliothèques représentent des frais non moins importants qui varient avec l’importance de la cité.

Les jardins où, fréquemment, statues et peintures permettent au plus grand nombre de profiter des plaisirs de l’ars topiaria, sont normalement associés aux portiques et ouverts toute l’année au public. Les fontaines, de plus en plus monumentalisées (elles deviennent alors des nymphées), sont également à inscrire au nombre des éléments de cette architecture de l’eau courante constitutive de l’amoenitas urbaine.

Enfin, l’amphithéâtre, qui se répand en Occident à partir de l’époque flavienne, a fourni le cadre monumental prestigieux de spectacles très prisés, qui pouvaient également se tenir dans d’autres édifices : les chasses, exécutions publiques, combats de gladiateurs ou scènes de genre ont trouvé un cadre également favorable dans des théâtres spécialement aménagés dans des cités ou sanctuaires trop pauvres pour s’offrir un amphithéâtre ou dans les provinces grecques où l’on a longtemps cru – à tort – que ces spectacles jugés indécents n’avaient pas cours… À tort, car le Grec les appréciait tout autant que le Romain ou le Gallo-romain ! Il s’agissait là encore de réalisations de prestige, architecturalement beaucoup plus complexes qu’un simple théâtre, et à ce titre source de prestige pour la communauté qui les possédait. L’affiche circulait dans les villes voisines. L’ordre civil se donnait en spectacle à lui-même : l’ennemi de l’ordre public y périssait de male mort devant un public enthousiaste qui se plaisait à voir le chasseur dompter le fauve, l’esprit vaincre la matière, en même temps qu’il voyait les gladiateurs s’affronter en joutes savantes autant que sanglantes, mais aussi ses juvenes, aristocrates en âge de combattre organisés en collège, descendre dans l’arène pour des joutes à l’épée ou des chasses où la virtus était mise en scène, et dans lesquelles la nature reprenait parfois ses droits sur la civilisation, comme le rappelle le triste destin d’un « jeune » aristocrate d’Aix mort dans l’arène en combattant un ours…

L’émulation, parfois poussée jusqu’à la rivalité, entre cités voisines était la règle. Facteur de démesure, source parfois d’une forme de gabegie financière et édilitaire, comme à Nicomédie où la construction des thermes et d’un aqueduc étaient gérés d’une façon qui défiait le sens commun, ou à Bavay où le gigantisme du forum était tel qu’il fut détruit avant d’être achevé, la compétition entre cités et l’engagement des élites municipales dans l’édilité publique furent les deux caractéristiques principales de l’urbanisme impérial.

Hiérarchies sociales et environnement de la cité

Le monde urbain du chef lieu ne peut en aucune manière être dissocié du mode de vie des notables de la cité qui en constituent la trame, l’animent et contribuent à son développement. Dans le pacte aristocratique qui fonde la cité hellénistique et impériale, la gestion des honneurs est indissociable de la qualité prêtée aux aristocrates et de l’amour qu’ils doivent en toute circonstance à leur patrie.

L’une des manifestations les plus connues de cette situation est l’évergétisme. Sous cette dénomination fabriquée par l’érudition moderne là où le latin parle de largitas ou de liberalitas, se cachent toute une série d’actions bienveillantes effectuées sans contraintes par un individu envers ses concitoyens (et non envers d’autres humains en tant que tels). Irréductible à la charité, rapidement réglé par la coutume, l’évergétisme est au cœur de la cité et de son urbanisme. Nombre d’édifices, statues, décorations, ont été offerts par des notables. Tout le monde n’avait pas les reins assez solide pour offrir à sa cité un amphithéâtre, et il y eut de grands et de petits évergètes, et une myriade de petits ajouts, de restaurations, de dédicaces de statues, de travaux dans un angle de portique, qui contribuèrent à faire de la ville romaine un chantier permanent et un ensemble où la branche en travaux cachait parfois la misère de l’arbre, et où la tendance générale consistait pour les cités à vivre au-dessus de leurs moyens et de leurs élites, de plus en plus pressées par une coutume qui transformait en contrainte l’évergétisme.

La crise démographique et politique qui débute au deuxième siècle eut tôt fait de montrer les limites de cette démesure généralisée. Il ne faudrait pas s’imaginer que l’idéologie de la cité a faibli. La crise de recrutement des notables municipaux est moins une crise de vocations, comme on l’a parfois dit, qu’une crise de solvabilité et le résultat, d’origine démographique et sociale, d’un manque objectif de personnes ayant les qualifications financières requises pour faire face aux charges municipales. De là le recours croissant à la contrainte pour imposer des charges de plus en plus coûteuses au pro rata du patrimoine, et à ce titre socialement destructrices.

Pour autant, l’idéologie de la cité et le statut à part des notables conservèrent une vigueur intacte jusqu’à l’effondrement de l’empire, partout où la cité continua d’exister, c’est-à-dire là où les guerres n’en vinrent pas à bout. La place dans le développement de l’architecture urbaine de notables qui constituent le cœur du système municipal ne doit dans tous les cas pas être sous-évaluée. La maison aristocratique en est sans doute l’illustration la plus frappante, entre public et privé : partout, elle exprime publiquement le statut dominant de son propriétaire, car elle n’est pas un espace privé comparable à la maison bourgeoise moderne, mais un espace en grande partie public « où n’importe qui peut entrer sans y être invité » selon le mot de l’architecte Vitruve (Architecture, 6, 5), contemporain d’Auguste, où le luxe affiché (luxuria) est donné en partage à la population. Lieu d’auto-représentation par excellence, dans ses développements extrêmes, comme la Maison du Faune, à Pompéi, elle oppose au luxe ostentatoire de la partie publique, ornée de mosaïques somptueuses, de statues, de peintures murales et à l’occasion de toiles de maître, partagés avec le public, le dénuement non moins ostentatoire de la partie privée de la résidence aristocratique, signe de la modestia et des qualités morales de son propriétaire. Le statut d’espace sinon public stricto sensu, du moins d’espace mis à la disposition du public explique le surdimensionnement de la maison aristocratique.

Par quelque biais que l’on s’attache à la ville romaine, c’est donc bien toujours la cité qui l’a façonnée et qui fait de la ville romaine une ville que rien ne permet de comparer aux villes postérieures à la disparition de la cité et du pacte civique et social qui en était la pierre angulaire.

NOTES

  1. Voir Arnaud 2002. Pour la rétrogradation de Byzance, voir Dion Cassius, Histoire romaine 74. 14.
  2. Surtout Histoire romaine (1856-1884, 8 volumes) et Le droit public romain (1892).

Programme d'enseignement de complément de langues et cultures de l'Antiquité

3e : Vie familiale, sociale et intellectuelle, la vie à la ville et la vie à la campagne

Programme d'enseignement optionnel de LCA en 1re

Objet d'étude : vivre dans la cité

Programme de Spécialité Littérature et LCA 1re

Objet d'étude : la cité entre réalité et utopie

QUELQUES PISTES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Arnaud Pascal, « Titulatures municipales et réseaux urbains : le titre de métropole dans les provinces romaines d’Orient », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 64 | 2002 (revues.org).
  • Arnaud Pascal, "Vers une zonation géodynamique des suburbia : éléments pour une zonation des zones péri-urbaines", dans : R. Bedon (éd.), Suburbia. Les Faubourgs en Gaule romaine et dans les régions voisines, Limoges, 1998 (= Caesarodunum, 32), 68-81.
  • Clavel-Lévêque Monique & Lévêque Pierre, Villes et structures urbaines dans l'Occident romain, Paris, Belles Lettres, 1984.
  • Dondin-Payre Monique (éd.), Cités, Municipes, Colonies : Les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous le haut Empire romain, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999 (2e éd., 2009).
  • Etienne Robert, La vie quotidienne à Pompéi, Paris, Hachette, 1966.
  • Jacques François, Le privilège de liberté. Politique impériale et autonomie municipale dans les cités de l'occident romain (161-244), Collection de l'École française de Rome, Rome, 1984.
  • Jacques François, Les cités de l'occident romain, Paris, 1990.
  • Lefebvre Sabine (éd.), Rome, ville et capitale, de Jules César à la fin des Antonins, Paris, éd. Jacques Marseille (Coll. Recherches Sur…), 2001.
  • Leglay Marcel, Villes, temples et sanctuaires de l'Orient romain, Paris, Sedes (Regards sur l’histoire), 1986.
  • Zanker Paul, Pompeii; public and private life, Harvard, University Press (Collection: Revealing antiquity 11), 1998.
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