Pistes pour la classe
- L’Iliade et l’Odyssée
- Les figures féminines antiques
- Héros/héroïnes et héroïsme
Au cours de l’Odyssée, Ulysse rencontre plusieurs personnages féminins dont les plus connus sont Calypso, la nymphe qui le retient prisonnier, Circé, la magicienne qui transforme ses marins en cochons et finalement Nausicaa, une jeune princesse qui l'aide à finir son voyage. Ce personnage, bien différent des deux autres figures féminines, semble à première vue moins important. Nausicaa n’intervient que le temps d’une matinée alors que Calypso retient Ulysse durant sept années et Circé plus d’un an. Et pourtant, elle est encore bien présente dans la culture actuelle, dans de nombreuses oeuvres picturales, dans un manga japonais, à Boulogne-sur-mer, ou encore chez le philosophe Nietzsche. Alors quel est son rôle au sein de l’Odyssée et que signifie sa rencontre avec Ulysse ?
Nausicaa, une princesse phéacienne
Fille d’Alkinoos et d’Arété, roi et reine de Phéacie, Nausicaa est une princesse qui apparaît dans le livre VI de l’Odyssée. Elle recueille Ulysse après qu’il a fait naufrage sur l’île de Schérie. Accompagnée par ses suivantes, Nausicaa est la première personne qu’Ulysse aperçoit après avoir repris connaissance. Elle est alors décrite comme une apparition éclatante par sa beauté et sa noblesse.
En âge de se marier, elle est plusieurs fois désignée comme « Nausicaa aux bras blancs » (Ναυσικάα λευκώλενος). L’épithète homérique « aux bras blancs » souligne la pureté de cette vierge farouche. Elle est aussi comparée par deux fois à la déesse Artémis : « Au milieu d’elles Nausicaa aux bras blancs dirige les jeux. Telle Artémis, armée de ses flèches […] telle au milieu de ses suivantes s’élève Nausicaa, jeune fille encore. », « τῇσι δὲ Ναυσικάα λευκώλενος ἤρχετο μολπῆς / .οἵη δ᾽ Ἄρτεμις […] ἰοχέαιρα, […] / ὣς ἥ γ᾽ ἀμφιπόλοισι μετέπρεπε παρθένος ἀδμής. » (Odyssée, VI, 101-109).
Nausicaa est un personnage éclatant, remarquable par sa noblesse. Elle est la fille d’Arété, fille du roi des géants Eurymédon, et d’Alkinoos, lui même descendant de Poséidon. Issue d’une famille hors du commun, elle appartient à la nation des Phéaciens. Ce peuple, aimé de Poséidon, vit reculé du monde. Connus pour être d’excellents marins, capables de construire de légers navires et de fabriquer des cordages, des voiles et des rames de grande qualité, ils apparaissent comme un peuple farouche et méfiant. Athéna, qui accompagne Ulysse vers le palais d’Alkinoos, le met en garde : « Ici, l'on ne supporte guère les étrangers ; on ne fait pas aimable accueil à qui vient du dehors, car les gens se fient à la vitesse de leurs vaisseaux légers pour franchir le grand abîme : l'Ébranleur de la terre le leur a permis. Leurs nefs sont aussi promptes que l'aile ou la pensée. », « οὐ γὰρ ξείνους οἵδε μάλ᾽ ἀνθρώπους ἀνέχονται, / οὐδ᾽ ἀγαπαζόμενοι φιλέουσ᾽ ὅς κ᾽ ἄλλοθεν ἔλθῃ. / νηυσὶ θοῇσιν τοί γε πεποιθότες ὠκείῃσι / λαῖτμα μέγ᾽ ἐκπερόωσιν, ἐπεί σφισι δῶκ᾽ ἐνοσίχθων / τῶν νέες ὠκεῖαι ὡς εἰ πτερὸν ἠὲ νόημα. » (Odyssée, VII, 32-36).
La rencontre avec Ulysse : le choix d’Athéna
Ulysse échoue sur l’île de Schérie, l’île des Phéaciens, après avoir rencontré Circé, échappé à Polyphème, bravé les sirènes et quitté l’île de Calypso. Il vient d’essuyer une terrible tempête durant laquelle il a failli se noyer. Alors qu’il s’endort dans les roseaux rafraichissants d’un fleuve, Athéna apparaît en songe à Nausicaa sous la forme d’une amie. Elle l’envoie nettoyer du linge en prétextant les futures noces de la princesse. Au matin, la jeune fille se rend alors sur les rives du fleuve accompagnée de ses suivantes.
Au bord du fleuve, personne n’aperçoit Ulysse endormi et nu. Nausicaa et ses suivantes jouent à la balle. Alors qu’elles décident de repartir vers la ville, sans avoir remarqué la présence de cet homme et sans que ce dernier se soit éveillé, c’est Athéna qui intervient à nouveau pour permettre la rencontre. Athéna se demande « comment Ulysse se réveillera et comment il pourra découvrir la jeune fille aux beaux yeux qui doit le conduire dans la ville des Phéaciens. » « ὡς Ὀδυσεὺς ἔγροιτο, ἴδοι τ᾽ ἐυώπιδα κούρην, / ἥ οἱ Φαιήκων ἀνδρῶν πόλιν ἡγήσαιτο » (Odyssée, VI, 112-114). Elle détourne la trajectoire de la balle pour qu’elle termine sa course dans le fleuve. Le bruit d’éclaboussure et les cris des jeunes femmes réveillent alors Ulysse. À cet instant, il aperçoit la princesse et s’interroge : faut-il la supplier en lui embrassant les genoux ou en restant à distance ? Sale et nu, il choisit de rester à distance car il craint de la fâcher en lui prenant les genoux.
Cela semble être la bonne solution car même si Athéna a insufflé à l’âme de Nausicaa beaucoup de courage pour faire face à cet étranger « τῇ γὰρ Ἀθήνη θάρσος ἐνὶ φρεσὶ θῆκε » (Odyssée, VI, 139-140), toutes ses suivantes se sont enfuies en courant. Ulysse tient alors un discours flatteur et persuade Nausicaa de l’aider. Elle ordonne de lui donner nourriture et vêtements. Ulysse, honteux de sa nudité, se prépare à l’écart. Il se lave, se débarrasse de la boue et du sel qui le couvrent, s’oint d’huile odorante et, avec l’aide d’Athéna qui le couvre de gloire et de noblesse, il revient auprès de Nausicaa en majesté. Cette dernière, prise d’admiration, ne peut s’empêcher de souhaiter que son futur époux soit semblable à ce héros. Elle l’accompagne ensuite jusqu’à la cité des Phéaciens et lui recommande de s’adresser à la reine Arètè plutôt qu’à son père Alkinoos. Cette dernière accepte de l’accueillir comme un hôte et Ulysse est invité au banquet des Phéaciens. Il y raconte ses aventures. Les Phéaciens lui permettent de reprendre la mer et de finir son périple jusqu’à Ithaque.
Une jeune fille brillante, intelligente et farouche
Nausicaa se démarque des autres jeunes filles car elle est brillante à bien des égards : par sa beauté, son hospitalité et son intelligence. Tout d’abord, elle incarne le modèle de la vierge grecque et en ce sens, la comparaison avec Artémis est particulièrement significative. Ulysse reprend par ailleurs la comparaison lorsqu’il s’adresse à elle : « Si tu es une des divinités de l'Olympe, je ne puis mieux te comparer qu'à Artémis, fille du puissant Zeus, et par ta taille, ta beauté et les traits de ton visage.», «μέν τις θεός ἐσσι, / τοὶ οὐρανὸν εὐρὺν ἔχουσιν, / Ἀρτέμιδί σε ἐγώ γε, Διὸς κούρῃ μεγάλοιο, / εἶδός τε μέγεθός τε φυήν τ᾽ ἄγχιστα ἐίσκω· » (Odyssée, VI, 149-152).
De plus, la jeune princesse est un modèle d’hospitalité. Elle l’accueille sans aucune hésitation, alors que ce dernier se présente à elle nu et sale. Elle tient par ailleurs un discours à ses suivantes pour leur rappeler l’importance d'accueillir cet étranger, quand bien même il serait repoussant : « Celui-ci est un infortuné que ses courses errantes ont poussé jusqu’ici ; il faut maintenant lui donner nos soins. C'est de Zeus que viennent tous les étrangers et mendiants, et si minime que soit notre offrande, elle leur est chère. Donnez donc, suivantes, à l'étranger nourriture et boisson ; faites-le baigner dans le fleuve, en un lieu abrité du vent. », « ἀλλ᾽ ὅδε τις δύστηνος ἀλώμενος ἐνθάδ᾽ ἱκάνει, / τὸν νῦν χρὴ κομέειν· πρὸς γὰρ Διός εἰσιν ἅπαντες / ξεῖνοί τε πτωχοί τε, δόσις δ᾽ ὀλίγη τε φίλη τε. / ἀλλὰ δότ᾽, ἀμφίπολοι, ξείνῳ βρῶσίν τε πόσιν τε, / λούσατέ τ᾽ ἐν ποταμῷ, ὅθ᾽ ἐπὶ σκέπας ἔστ᾽ ἀνέμοιο. » (Odyssée, VI, 206-210) Elle donne ainsi à Ulysse la possibilité de se métamorphoser, de se purifier dans l’eau du fleuve pour retrouver son apparence de héros. C’est seulement lorsque ce dernier sera habillé, huilé et embelli par Athéna que Nausicaa tombera amoureuse de lui. Elle annonce à ses suivantes qu'elle serait heureuse qu’un tel homme devienne son mari, « je souhaite qu’un tel homme soit appelé mon époux » « γὰρ ἐμοὶ τοιόσδε πόσις κεκλημένος εἴη ». (Odyssée, VI, 244)
Malgré cet amour naissant pour le héros, Nausicaa a conscience des devoirs qui lui incombent. Ainsi, elle fait preuve d’intelligence lorsqu’elle laisse Ulysse trouver la maison de son père par lui-même. Elle le guide au sanctuaire d’Athéna car elle ne souhaite pas que les Phéaciens la voient avec un étranger. Ils pourraient interpréter cela comme un outrage. Nausicaa, en tant que princesse, ne peut prendre le risque d’éveiller des soupçons quant à sa probité : « Moi-même, je serais la première à blâmer celle qui se conduirait ainsi, qui malgré ceux qui l'aiment, un père et une mère vivants, fréquente les hommes, avant le mariage. », « καὶ δ᾽ ἄλλῃ νεμεσῶ, ἥ τις τοιαῦτά γε ῥέζοι, / ἥ τ᾽ ἀέκητι φίλων πατρὸς καὶ μητρὸς ἐόντων, / ἀνδράσι μίσγηται, πρίν γ᾽ ἀμφάδιον γάμον ἐλθεῖν. » (Odyssée, VI, 286-288) Elle craint par ailleurs de vexer son peuple si elle choisissait un mari étranger et non phéacien.
Un nouveau départ
Force est de constater que la rencontre avec Nausicaa constitue un tournant dans le périple d’Ulysse : c’est grâce à son intermédiaire qu’il rencontrera les marins capables de le reconduire à Ithaque. Bien que la rencontre avec Nausicaa s’inscrive, dès l’apparition d’Athéna en rêve, dans l’optique d’un mariage, le héros résiste à la tentation érotique. La princesse n’use pas de ses charmes pour retenir Ulysse au contraire de Circé ou de Calypso. Par ailleurs, Alkinoos évoque la possibilité d'un mariage entre sa fille et Ulysse tout en lui laissant le choix de repartir sans condition. Ulysse restera reconnaissant envers la bonté de Nausicaa en lui adressant des prières quotidiennes : « Nausicaa, fille du magnanime Alkinoos, si Zeus au bruyant tonnerre, époux d'Héré, m'accorde de revenir en mon manoir et de voir le jour du retour, alors, là-bas, je t'adresserai ma prière comme à une déesse, tous les jours, car c'est à toi que je dois la vie, jeune fille. », « Ναυσικάα θύγατερ μεγαλήτορος Ἀλκινόοιο, / οὕτω νῦν Ζεὺς θείη, ἐρίγδουπος πόσις Ἥρης, /οἴκαδέ τ᾽ ἐλθέμεναι καὶ νόστιμον ἦμαρ ἰδέσθαι· / τῷ κέν τοι καὶ κεῖθι θεῷ ὣς εὐχετοᾐμην / αἰεὶ ἤματα πάντα· σὺ γάρ μ᾽ ἐβιώσαο, κούρη » (Odyssée, VIII, 464-468). Ulysse élève alors Nausicaa au rang de déesse et lui exprime toute sa gratitude car c’est elle qui lui a sauvé la vie et lui a permis de rencontrer les Phéaciens. Nietzsche fera d’ailleurs écho au détachement d’Ulysse. Dans son livre Par delà le bien et le mal, il écrit : « Il faut se séparer de la vie comme Ulysse de Nausicaa - en la bénissant plutôt qu’en étant amoureux d’elle. »
On peut par ailleurs voir cet épisode comme une réconciliation tacite de Poséidon et d’Athéna. L’action de Nausicaa est le fruit de la rencontre des deux divinités. Descendante de Poséidon, elle est pourtant guidée par Athéna, en vue du salut d' Ulysse. Bien que celui-ci ait encore à surmonter bien des épreuves une fois retourné à Ithaque (retrouvailles avec Télémaque, massacre des prétendants, reconnaissance de Pénélope), la rencontre avec Nausicaa met un terme à son errance maritime.
Postérité de Nausicaa
Encore aujourd’hui, le personnage de Nausicaa est source d’inspiration. Sa rencontre avec Ulysse a inspiré des peintres de diverses époques, courants artistiques et nationalités, dont on ne citera que quelques exemples comme Ulysse et Nausicaa de Michele Desubleo (1654, France), Nausicaa de Frederic Leighton (vers 1878, Angleterre), Ulysse et Nausicaa de Kraesten Iversen (1918, Danemark) ou encore le Nausicaa de William McGregor Paxton (1937, États-Unis).
ll existe d’autres occurrences de ce personnage dans des oeuvres plus tardives. Dictys de Crête (L’éphéméride de la guerre de Troie, IIe siècle) ou encore Jules Lemaître (« Le mariage de Télémaque », En marge des vieux livres, 1905) développent la thématique du mariage de Nausicaa en l’unissant avec Télémaque.
Un astéroïde découvert en 1879 a été baptisé Nausicaa en référence au personnage d’Homère. Ayao Miyazaki, réalisateur de manga, a nommé l’une de ses héroïnes du même prénom dans le film Nausicaa de la vallée du vent. Cette deuxième princesse est devenue le symbole de la lutte écologique de tout un peuple. Enfin, le grand aquarium de Boulogne-sur-mer, bâti en 1991 s’appelle Nausicaa, en référence vraisemblablement à son ascendance avec Poséidon et les géants.
Ce qu’écrit Homère :
τῇσι δὲ Ναυσικάα λευκώλενος ἤρχετο μολπῆς.
οἵη δ᾽ Ἄρτεμις εἶσι κατ᾽ οὔρεα ἰοχέαιρα,
ἢ κατὰ Τηΰγετον περιμήκετον ἢ Ἐρύμανθον,
τερπομένη κάπροισι καὶ ὠκείῃς ἐλάφοισι·
τῇ δέ θ᾽ ἅμα νύμφαι, κοῦραι Διὸς αἰγιόχοιο,
ἀγρονόμοι παίζουσι, γέγηθε δέ τε φρένα Λητώ·
πασάων δ᾽ ὑπὲρ ἥ γε κάρη ἔχει ἠδὲ μέτωπα,
ῥεῖά τ᾽ ἀριγνώτη πέλεται, καλαὶ δέ τε πᾶσαι·
ὣς ἥ γ᾽ ἀμφιπόλοισι μετέπρεπε παρθένος ἀδμής.
Au milieu des suivantes Nausicaa aux bras blancs dirige les jeux. Telle Artémis, armée de ses flèches, se plaît à poursuivre dans les montagnes les sangliers et les cerfs rapides, soit sur l'aride Taygète, soit sur l'Érymanthe ; autour de la déesse jouent les nymphes des champs, filles de Zeus qui tient l'égide, et Léto se réjouit dans son cœur, car au-dessus de toutes elle élève sa tête et son front, et on la reconnaît sans peine, elle la plus belle d'entre les belles : telle au milieu de ses suivantes s'élève Nausicaa, jeune fille encore.
Odyssée, VI, 101-109