La guerre de Troie au cinéma

Bien avant les « machines de guerre » hollywoodiennes, les épopées homériques ont inspiré le cinéma. Dès ses débuts, en effet, le 7e art a compris tout l’intérêt proprement spectaculaire qu’il pouvait tirer de ces aventures héroïques célébrées au long des siècles par tous les autres arts (littérature et théâtre, peinture et sculpture, opéra).

Homère passe à l’écran

En 1902, un certain Georges Hatot - celui-là même qui est resté dans les annales cinématographiques pour avoir réalisé en 1896 le premier « péplum » de l’histoire, Néron essayant des poisons sur des esclaves, soit moins d'une minute de projection produite par les frères Lumières à Lyon - tourne un Jugement de Pâris. En 1905, le grand Georges Méliès se met lui-même à l’écran en jouant le rôle d’Ulysse dans L’Île de Calypso : Ulysse et le Géant Polyphème. En 1908, un Retour d'Ulysse, dû à André Calmettes et à Charles Le Bargy, est produit par le Film d'Art-Pathé dans un style très Comédie Française (et avec les stars de cette illustre institution, tels Julia Bartet et Paul Mounet).

C’est en Italie, en 1911, qu’apparaît la première adaptation « monumentale » pour l’époque de l’épopée troyenne : La Chute de Troie de Giovanni Pastrone et Romano Luigi Borgnetto. Six cents mètres de pellicule : une étape importante dans le passage du court au long métrage. Le jeu des acteurs y est encore d’un « expressionnisme » très théâtral, mais le « maître » Pastrone expérimente de nouvelles solutions décoratives avec des constructions (les remparts de la ville assiégée, le gigantesque cheval de bois) qui prendront toute leur ampleur dans son futur chef-d’œuvre, Cabiria (1913). 

En 1924, c’est au tour de l’Allemand Manfred Noa de se lancer dans une vaste et somptueuse fresque, Helena, très fidèlement adaptée de l’Iliade et organisée en deux parties, L’Enlèvement d’Hélène et La Chute de Troie. Malgré un énorme coût de production, le film n’a guère de succès : il faudra attendre sa très récente restauration et son passage sur la chaîne franco-allemande de télévision Arte pour qu’il obtienne enfin une juste reconnaissance des cinéphiles.

En 1927, Alexandre Korda tourne en Amérique une Vie privée d’Hélène de Troie où il fait d’Hélène, interprétée par son épouse Maria Corda, l’héroïne d’une comédie plus dans l’esprit de La Belle Hélène d’Offenbach que de l’épopée homérique.

En 1954, Marc Allégret et Edgar Ulmer tournent un film distribué sous divers titres (Eterna Femmina, L’Amante di Paride, Love of Three Queens). Celui-ci est conçu en trois parties, dans lesquelles Hedy Lamarr joue quatre personnages : la riche et belle Hedy Windsor demande conseil à trois de ses amis pour choisir une tenue pour une soirée costumée. D’où trois propositions successives où la célèbre actrice américaine apparaît en Hélène de Troie (Massimo Serato en Pâris), en impératrice Joséphine (Gérard Oury en Napoléon) et en Geneviève de Brabant. La partie consacrée à Hélène de Troie est intitulée The Face That Launched a Thousand Ships (« Le visage qui lança mille bateaux »).

Troie du côté grec ou du côté troyen

Dans les années 1950 - 1960, le deuxième âge d’or du péplum donne à la guerre de Troie la dimension de nouveaux procédés cinématographiques (Technicolor, Cinémascope), propres à émerveiller un public avide d’exploits sensationnels et de héros sculpturaux, tel Steve Reeves, « Monsieur Univers 1950 », devenu star à l’italienne. Trois films sont significatifs de cette production : Hélène de Troie de Robert Wise (1955), La Guerre de Troie de Giorgio Ferroni (1961), La Colère d’Achille de Mario Girolami (1962).

On constatera, selon les choix de scénario, que les options retenues prennent plus ou moins de distance par rapport au modèle homérique : les uns dépassent largement le cadre temporel de l’Iliade, dont on sait qu’il s’ouvre sur la colère d’Achille et se ferme sur les funérailles d’Hector - soit quelques mois seulement pendant la dixième et dernière année de la guerre - , pour remonter aux origines du conflit (ce que l’on appellerait aujourd’hui une « préquelle »), comme Hélène de Troie de Wise, et / ou suivre le tragique destin de la ville jusqu’à sa destruction (une « séquelle », toujours au sens moderne et cinématographique du terme) ; les autres s’efforcent de suivre le schéma canonique, comme La Colère d’Achille de Girolami. On verra encore que les points de vue adoptés divergent : tantôt l’attention, voire la sympathie du spectateur est portée vers un camp, grec (Girolami) ou troyen (Wise, Ferroni), selon que le héros sur lequel est centrée l’action change : Achille (Girolami), Énée (Ferroni), le couple Pâris / Hélène (Wise).

Voici une brève présentation de ces trois films :

• Hélène de Troie, Robert Wise (1955)

Cette superproduction américaine dirigée par le futur réalisateur de West Side Story (1961) reste sans doute à ce jour la tentative la plus grandiose pour illustrer la guerre mythique. Le roman d’amour entre Hélène (interprétée par la beauté italienne du moment, Rossana Podesta) et Pâris (joué par le Français Jacques Sernas) en est le moteur principal. Le film est d’un tragique quasi shakespearien, puisque la distribution compte de grands comédiens britanniques formés au théâtre classique (Sir Cedric Hardwicke en Priam, Sir Stanley Baker en Achille). On notera, au passage, l’apparition de notre Brigitte Bardot nationale dans un de ses premiers rôles (une servante d’Hélène).

Parmi les morceaux de bravoure attendus, du côté du romanesque : la rencontre Hélène / Pâris (naufragé sur le rivage spartiate) qui n’est pas sans rappeler la rencontre Ulysse (Kirk Douglas) / Nausicaa (la même Rossana Podesta) mise en scène par Mario Camerini dans son Ulysse (1953). Du côté de l’épique : la bataille « homérique », orchestrée par le virtuose Raoul Walsh, secondé par Sergio Leone qui dirigeait les figurants, reste un modèle du genre. D'après celui qui s’illustrera dans le péplum avant d’inventer le western spaghetti, Walsh « voulait que ça fasse authentique. Il réussit à obtenir un réalisme parfait, à tel point qu'il y eut deux morts lors du tournage ! » (Conversation avec Sergio Leone, Noël Simsolo, La Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999). La séquence du duel Achille / Hector est particulièrement dramatique, d’autant plus que la mise à mort du Troyen et la profanation de sa dépouille traînée par le char du Grec, qui se comporte avec une cruauté sauvage, sont filmées du point de vue de la famille de Priam, qui assiste impuissante au carnage du haut des remparts.

• La Guerre de Troie, Giorgio Ferroni (1961)

Bel exemple de péplum à l’italienne, réalisé par un spécialiste du genre, Giorgio Ferroni, ce film s'inspire essentiellement du deuxième livre de l'Énéide, où Virgile fait raconter la chute de Troie par son héros Énée : à l’écran, l’histoire s’ouvre sur la mort d’Hector (là où finit Homère) pour s’achever avec le départ vers d’autres rivages de quelques rescapés du désastre troyen guidés par le valeureux prince Énée. C’est bien ici le fils de Vénus, ce « père fondateur » si cher aux Romains - et donc aux Italiens ! -, qui mène l’action, sous les traits du culturiste Steve Reeves. Le point de vue est donc troyen, comme dans le film de Wise, mais, contrairement à la perspective choisie par ce dernier, le couple Pâris / Hélène est montré ici sous un jour nettement antipathique : face au preux et irréprochable Énée, le séducteur qui a provoqué la guerre est un lâche subjugué par une redoutable ambitieuse.

• La Colère d’Achille, Mario Girolami (1962)

« Chante, Muse, la colère d'Achille… » : le film de l’Italien Girolami s’ouvre précisément comme l’Iliade (chant I, vers 1). Pour échapper à la vengeance d’Apollon, Agamemnon, général en chef des armées rassemblées sous les remparts de Troie depuis plus de neuf ans, doit se séparer de son esclave. En compensation, il somme Achille de lui donner sa propre captive, Briséis, dont le héros « champion » des Grecs s'est tendrement épris. Furieux, ce dernier se retire du combat ; on sait qu’il n’y reviendra qu’après la mort de son très cher ami Patrocle. Ce film se présente donc comme une adaptation respectueuse du récit homérique : le spectateur y trouve tous les épisodes attendus, avec une exploitation originale du surnaturel. En effet, là où les autres réalisateurs négligent la dimension du merveilleux épique, Girolami n’hésite pas à introduire - parfois avec une touchante maladresse, il faut bien le dire ! - les apparitions divines : ainsi la Néréide Thétis, venue voir son fils Achille, « se matérialise » en surimpression sur le rivage troyen. Des effets qui peuvent aller jusqu’aux phénomènes « paranormaux » : par exemple, lorsqu'une esclave veut poignarder l’invulnérable Achille, la lame part en fumée dans un éclair... Quant au fameux duel Achille / Hector, il est ici traité à l’inverse du film de Wise : le héros grec, interprété par le puissant Gordon Mitchell, blond, glabre, revêtu d’une somptueuse armure rouge et or, se montre d’une extrême magnanimité envers son adversaire. Après avoir frappé mortellement Hector au pied même de l’arbre où celui-ci avait tué Patrocle - la précision est dans le « scénario » homérique -, Achille attache le corps du Troyen à son char et le ramène au camp. Cependant, Girolami choisit de supprimer la cruelle exhibition du cadavre devant les remparts de Troie : le généreux héros se contente de déposer la dépouille auprès de l’urne qui contient les cendres de son ami.

Place à Euripide

Deux films qui abordent la guerre de Troie en se référant plus ou moins directement à la vision qu’en donnent deux tragédies d’Euripide.

Le premier, Hélène, reine de Troie (également distribué sous le titre Le Lion de Thèbes), est réalisé par Giorgio Ferroni en 1965. Ferroni, qui a tourné La Guerre de Troie quatre ans auparavant, reprend son histoire à la chute de la cité, en « brodant » sur un canevas vaguement inspiré de l’Hélène d’Euripide, où le tragique grec imaginait un séjour de la reine de Sparte en Égypte. Ce film d'aventures à petit budget, très « kitsch » avec ses décors et costumes égyptiens, n’hésite pas à récupérer plusieurs scènes de bataille de La Guerre de Troie (ce qu’on appelle des stock shots). Troie n’est plus ici qu’un point de départ dramatique : après la destruction de la cité, Hélène (Yvonne Furneaux) repart avec son époux légitime, quand une tempête jette leur navire sur la côte égyptienne. Hélène est sauvée du naufrage par un bel officier spartiate nommé Arion (le culturiste Mark Forrest). Tous deux parviendront jusqu’au palais du pharaon Ramsès et finiront par filer le parfait amour après s’être débarrassés du méchant Ménélas !

Le second fait partie de la trilogie que le réalisateur grec Michael Cacoyannis a tirée des tragédies d’Euripide : après Électre (1962) et avant Iphigénie (1976), Cacoyannis a filmé en décors naturels une adaptation fidèle des Troyennes en 1971, avec son actrice fétiche Irène Papas (Hélène), Katharine Hepburn (Hécube) et Vanessa Redgrave (Andromaque). Ici, la guerre n’est plus une collection spectaculaire d’exploits héroïques, mais un enchaînement terrifiant de malheurs pathétiques : plus de héros, mais des captives soumises au bon vouloir de vainqueurs brutaux et cupides.

Homère, le grand retour

Après une longue éclipse, Troie est revenue à l’honneur sur le petit écran et sur le grand, grâce à Wolfgang Petersen (Troy, 2004).

Signalons d’abord deux adaptations télévisées : en 1982, une Iliade, série italienne de Franco Rossi, et, en 2003, une Hélène de Troie, série américaine de quatre heures en deux parties, dirigée par John Kent Harrison. Cette dernière offre un panorama dramatique très « pédagogique », puisqu’elle commence avec le jugement de Pâris pour suivre fidèlement les grandes étapes de l’épopée troyenne.

Avec son film tout simplement intitulé Troy (2004), le réalisateur Wolfgang Petersen, connu pour ses films d’action (Air Force One, En pleine tempête), recrée une guerre de Troie digne des plus grandes superproductions hollywoodiennes. Il a relevé le défi homérique avec une distribution prestigieuse qui réunit des stars du moment, comme Brad Pitt (Achille) ou Orlando Bloom (Pâris), et des stars d’antan, comme Peter O'Toole (Priam) ou Julie Christie (Thétis) : « la plus grande guerre que le monde ait jamais vue », comme le proclame la bande annonce, donne à l’Iliade la dimension d’une opération aussi colossale que « Le jour le plus long ».

Certes, les séquences « à grand spectacle » constituent l’essentiel de la trame dramatique : un débarquement digne de celui des Alliés en 1944, des affrontements sanglants et grandioses, un duel Achille / Hector rythmé comme une épreuve de Kung-fu. Cependant les personnages sont aussi saisis avec une certaine subtilité : les doutes d’Achille partagé entre son rêve de gloire et son aspiration au bonheur, la noblesse de cœur et la tendresse d’Hector, la fragilité immature de Pâris, la veulerie des frères Agamemnon et Ménélas, l’émouvante dignité de Priam venu prier son ennemi, Achille, pour qu’il lui rende le cadavre de son fils Hector. Bien sûr, le spectateur averti ne manque pas d’être surpris par certaines libertés étonnantes dans le scénario (Ménélas et Agamemnon meurent à Troie, Achille monte dans le fameux cheval et meurt au cours de la prise de la ville), mais le grand public trouve là l’occasion de (re)découvrir avec plaisir les principaux épisodes d’une épopée mythique et fondatrice pour notre patrimoine culturel.

Décidément, Homère reste le meilleur des scénaristes : il ne lui a manqué que la caméra.

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