Ulysse en suppliant - Programme Cycle 3 : 6e Ulysse et Nausicaa, Ulysse et le fleuve

Classe de 6e

Mise en œuvre d’un apprentissage progressif du vocabulaire religieux

Cycle 3 : Étude de la langue

« Le lexique est pris explicitement comme objet d’observation et d’analyse dans des moments spécifiques dédiés à son étude et il fait aussi l’objet d’un travail en contexte, à l’occasion des différentes activités langagières et dans les différents enseignements. Son étude est également reliée à celle de l’orthographe lexicale et à celle de la syntaxe ».

  • Connaissances et compétences : « Observation morphologique : découverte des bases latines et grecques »

  • En lecture, entraînement à la compréhension des mots inconnus à l’aide du contexte et de l’analyse morphologique

CHAPITRE « Les grands textes de l’Antiquité » : L’Odyssée d’Homère

« Prier, supplier, nous ne voyons là que des notions à peu près pareilles partout ou ne différant que par l’intensité du sentiment. Les traduisant ainsi, nous privons les termes anciens de leur valeur spécifique : là où l’on percevait une différence, nous répandons l’uniformité. Pour corriger ces traductions déformantes, il faut encore et toujours le contact et l’inspiration des emplois vivants ».

Émile Benveniste, Le vocabulaire des Institutions indo-européennes, 2

I. Le mot « supplication » en lui-même : l’attitude du suppliant

1. Première rencontre avec le mot

L’énoncé définitoire du dictionnaire : l'exemple de la définition du TLFi :

Supplication : « Prière instante et humble ». Synon. : adjuration, imploration, supplique

La recherche dans un dictionnaire, papier ou numérique, permet de vérifier la capacité de l’élève à rechercher et de déterminer un domaine d’observation. Il suffit, pour le vérifier, de lui demander de reformuler la définition qu’il a lue.

Il faut aller plus loin et rendre l’élève capable de proposer lui-même une définition du mot.

2. Observation et analyse morphologique du mot

L’analyse morphologique oblige à recourir à l’étymologie.

En grec, l’adjectif « étumos » signifie « vrai » au sens d’« authentique, reconnu comme authentique après examen ». L’étude étymologique consiste donc à rechercher le « vrai » sens d’un mot, c’est-à-dire ce qu’il désignait précisément, matériellement, au moment où il a été créé. Cette démarche heuristique initie soit un travail d’archéologue pour retrouver l’objet que le mot a servi à désigner, soit un travail d’anthropologue pour identifier les pratiques originelles qu’il dénommait alors.

C’est ici le cas pour l’expression de la supplication, dont Émile Benveniste (pp250 sqq) démontre comment en latin et en grec, les mots pour « supplier », « suppliant », sont tirés de racines de valeur concrète, désignant le geste caractéristique de la supplication.

En latin, explique-t-il, l’adjectif supplex, icis, formé du préfixe sub- et du radical plex=plek-s, fait partie d’une série d’adjectifs comme simplex, duplex, signifiant « plier » pour tresser, pour enrouler, nouer ensemble des fils tressés. Je cite l’auteur, « supplex, décrit la position du suppliant, « celui qui se trouve plié aux pieds de… », et le présent supplico, are signifie « prendre la position de supplex.

En grec, la notion s’exprime par le nom d’agent : hikétès « suppliant », dont plusieurs emplois homériques permettent de le rapprocher avec certitude de hikanô « atteindre, toucher » ; le geste de supplication consiste en effet à toucher celui qu’on supplie.

L’explication de Benveniste est lumineuse : « Une condition d’emploi a préparé ce développement singulier. Le sens de « suppliant » s’explique par un usage de guerre connu dans l’épopée : celui qui, pressé par l’ennemi, veut être épargné, doit, pour avoir la vie sauve, toucher les genoux de son adversaire avant que l’autre au cœur même de la bataille l’ait blessé. Ainsi (Il. 21, 65) Achille darde sa lance contre Lycaon, le vise, mais celui-ci se dérobe et court lui toucher les genoux en s’écriant : « je saisis tes genoux ; je suis ton suppliant ( hikétès) ». C’est donc la liaison du verbe hikésthai avec gounata « parvenir aux genoux » qui a fait du nom d’agent hikétès le « suppliant ».

L’expression de la supplication est, comme le note Benvéniste, plus précise dans l’Antiquité qu’aujourd’hui : là où aujourd’hui en effet on ne perçoit entre les mots qu’une différence d’intensité, on s’aperçoit qu’elle correspond à une attitude concrète, précise, que les termes d’aujourd’hui n’indiquent plus dans leur emploi courant, l’attitude du suppliant.

Une telle démarche permet de restituer des traces effacées, des gestes oubliés dans les méandres du temps et de retrouver, derrière le mot, l’homme qui lui a donné vie. C’est, en quelque sorte, entrer dans la concrétude des mots abstraits.

C’est aussi, dès la Sixième, poser la question des traductions (cf. infra).

II. Le mot dans le texte

Une telle analyse morphologique du mot, si riche d’enseignements, suscite en général un vif intérêt chez les élèves. La surprise, dans le cas qui nous occupe, est d’autant plus grande quand on observe le mot non plus simplement en lui-même, mais dans son contexte, c’est-à-dire « tissé » dans la trame narrative de l’œuvre épique.

1. La supplication d’Ulysse à Nausicaa, au chant VI , v. 141

Passage « mythique », le héros rendu méconnaissable par ses épreuves veut s’adresser à Nausicaa :

« Celui-ci délibérait, ne sachant s’il supplierait la vierge aux beaux yeux, en saisissant ses genoux, ou s’il la prierait de loin, avec des paroles flatteuses, de lui donner des vêtements et de lui montrer la ville. Et il vit qu’il valait mieux la supplier de loin par des paroles flatteuses, de peur que, s’il saisissait ses genoux, la vierge s’irritât dans son esprit. Et, aussitôt, il lui adressa ce discours flatteur et adroit :

- Je te supplie, ô Reine, que tu sois Déesse ou mortelle ! si tu es Déesse, de celles qui habitent le large Ouranos, tu me sembles Artémis, fille du grand Zeus, par la beauté , la stature et la grâce ; si tu es une des mortelles qui habitent sur la terre, trois fois heureux ton père et ta mère vénérable ! trois fois heureux tes frères ! Sans doute leur âme est pleine de joie devant ta grâce, quand ils te voient te mêler aux chœurs dansants ! Mais plus heureux entre tous celui qui, te comblant de présents d’hyménée, te conduira dans sa demeure ! Jamais, en effet, je n’ai vu de mes yeux un homme aussi beau, ni une femme aussi belle, et je suis saisi d’admiration. Une fois, à Délos, devant l’autel d’Apollon, je vis une jeune tige de palmier. J’étais allé là, en effet, et un peuple nombreux m’accompagnait dans ce voyage qui devait me porter malheur. Et, en voyant ce palmier, je restai longtemps stupéfait dans l’âme qu’un arbre aussi beau fût sorti de terre. Ainsi je t’admire, ô femme, et je suis stupéfait, et je tremble de saisir tes genoux, car je suis en proie à une grande douleur. Hier, après vingt jours, je me suis enfin échappé de la sombre mer. Pendant ce temps-là, les flots et les rapides tempêtes m’ont entraîné de l’île d’Ogygiè, et voici qu’un Dieu m’a poussé ici, afin que j’y subisse encore peut-être d’autres maux, car je ne pense pas en avoir vu la fin, et les Dieux vont sans doute m’en accabler de nouveau. Mais, ô Reine, aie pitié de moi, car c’est vers toi, la première, que je suis venu, après avoir subi tant de misères. Je ne connais aucun des hommes qui habitent cette ville et cette terre. Montre-moi la ville et donne-moi quelque lambeau pour me couvrir, si tu as apporté ici quelque enveloppe de vêtements.

Odyssée, VI, 141 - 179, traduction de Leconte de Lisle (1868), Pocket Classiques

  • Analyse du mot dans son contexte

Extrait 1

v. 141 ὁ δὲ μερμήριξεν Ὀδυσσεύς,
γούνων λίσσοιτο λαβὼν ἐυώπιδα κούρην,
ἦ αὓτωϛ ἐπέεσσιν ἀποσταδὰ μειλιχίοισι
λίσσοιτ᾽, εἰ δείξειε πόλιν καὶ εἵματα δοίη.

« Ulysse se demandait avec inquiétude s’il allait supplier cette belle jeune fille en lui prenant les genoux, ou bien si en se tenant à l’écart sans bouger par des paroles douces et persuasives il la supplierait dans l’espoir qu’elle lui montre le chemin de la ville ou qu’elle lui donne des vêtements ».

Λίσσομαι : « prier, adresser une prière, supplier » cf. les litanies

λαμβάνω τῶν γουνάτων : prendre les genoux pour exciter la pitié ou s’attirer la bienveillance

αὓτωϛ : ainsi, sans changement ; sans faire d’effort

ἀποστατέω-ῶ : se tenir loin de, à l’écart

Extrait 2

v. 145 Ὣς ἄρα οἱ φρονέοντι δοάσσατο κέρδιον εἶναι,

λίσσεσθαι ἐπέεσσιν ἀποσταδὰ μειλιχίοισι,

μή οἱ γοῦνα λαβόντι χολώσαιτο φρένα κούρη.

Αὐτίκα μειλίχιον καὶ κερδαλέον φάτο μῦθον.

« Γουνοῦμαί σε, ἄνασσα· θεός νύ τις, ἦ βροτός ἐσσι ;

Il lui sembla à la réflexion qu’il valait mieux adresser une prière par de douces paroles en se tenant à l’écart, de façon à ce que la jeune fille ne soit pas en colère s’il lui touchait les genoux. Aussitôt il prononça ces paroles douces et habiles : « Je prends tes genoux pour te supplier, Reine, que tu sois déesse ou mortelle ! »

Γουνοῦμαί : « prendre par les genoux pour supplier, supplier »

Extrait 3

v. 168 ὡς σέ, γύναι, ἄγαμαί τε τέθηπά τε, δείδια δ᾽ αἰνῶς

γούνων ἅψασθαι·

Je te regarde avec admiration et étonnement, femme, mais je crains terriblement de toucher de la main tes genoux.

ἄγαμαί : regarder qqn comme très, trop (ἀγα) beau

τέθηπά :être dans la stupéfaction

δείδια : craindre

αἰνῶς : terriblement

γούνων ἅψασθαι : ἄπτω au moyen signifie « toucher de la main, mettre en contact », avec le génitif

On perçoit, à travers ces trois extraits, un processus intéressant, le passage du geste concret du suppliant, à l’abstraction : l’attitude concrète et précise du suppliant qui se plie aux pieds pour toucher les genoux devient, par le truchement du langage, une énonciation abstraite. Ce passage se fait en trois temps, l’énoncé de la situation par le héros, son dilemme et la résolution finale.

  1. la situation initiale est claire : Nausicaa est très belle, Ulysse très abîmé par les vingt jours de combat contre les flots, « l’horreur de ce corps tout gâté par la mer » dit le texte. Il ne sait pas où il a fini par échouer, et délibère pour savoir s’il va, comme tout suppliant, accomplir le geste concret de toucher les genoux de la Princesse (λαμβάνω τῶν γουνάτων)  au risque de l’effrayer ou bien de se tenir à l’écart (ἀποστατέω-ῶ). Les mots ont pleinement leur sens concret.

  2. v. 145 : Il décide de ne pas la toucher. Les deux éléments de l’alternative sont toujours présents par les deux mêmes verbes, toujours en opposition : ἀποσταδὰ μή οἱ γοῦνα λαβόντι : leur acception concrète ne fait aucun doute.

  3. v. 149 : La résolution s’exprime par le seul verbe : Γουνοῦμαί σε.


Le mot qui introduit la parole d’Ulysse est le nom commun μῦθον, qui signifie « l’expression d’une pensée », ici la parole exprime symboliquement l’attitude du suppliant. Le geste concret de la supplication est remplacé par la parole qui l’exprime. Une occurrence privilégiée pour analyser en classe de Sixième le mot « abstraction » et expliquer ce mécanisme dans le langage.

  • Dossier littéraire : la question de la traduction

a) Analyse de l’exactitude de la traduction de Leconte de Lisle.

b) Exercice de comparaison :

On peut proposer ensuite la lecture du passage traduit par Victor Bérard et comparer la traduction des expressions clés dans l’un et l’autre texte.  

« Ulysse réfléchit : irait-il supplier cette fille charmante et la prendre aux genoux ? … ou, sans plus avancer, ne devait-il user que de douces prières afin de demander le chemin de la ville et de quoi se vêtir ? Il pensa, tout compté, que mieux valait rester à l’écart et n’user que de douces prières : l’aller prendre aux genoux pouvait la courroucer. L’habile homme aussitôt trouva ces mots touchants :

« Je suis à tes genoux, ô reine ! que tu sois ou déesse ou mortelle ! Déesse, chez les dieux, maîtres des champs du ciel, tu dois être Artémis, la fille du grand Zeus : la taille, la beauté et l’allure, c’est elle !... N’es-tu qu’une mortelle, habitant notre monde, trois fois heureux ton père et ton auguste mère ! trois fois heureux tes frères !... comme en leurs cœurs charmés, tu dois verser la joie, chaque fois qu’à la danse, ils voient entrer ce beau rejet de la famille !... et jusqu’au fond de l’âme, et plus que tous les autres, bienheureux le mortel dont les présents vainqueurs t’emmèneront chez lui ! Mes yeux n’ont jamais vu ton pareil, homme ou femme ! ton aspect me confond ! À Délos autrefois, à l’autel d’Apollon, j’ai vu même beauté : le rejet d’un palmier qui montait vers le ciel. Car je fus en cette île aussi, et quelle armée m’accompagnait alors sur cette route, où tant d’angoisses m’attendaient ! Tout comme, en le voyant, je restai dans l’extase, car jamais fût pareil n’était monté du sol aujourd’hui, dans l’extase, ô femme, je t’admire ; mais je tremble : j’ai peur de prendre tes genoux. Vois mon cruel chagrin ! Hier, après vingt jours sur les vagues vineuses, j’échappais à la mer : vingt jours que sans arrêt, depuis l’île océane, les flots me rapportaient sous les coups des rafales !... Lorsque les dieux enfin m’ont jeté sur vos bords, n’est-ce pour y trouver que nouvelles souffrances ? Je n’en vois plus la fin : combien de maux encore me réserve le ciel !... Ah ! reine, prends pitié ! c’est toi que, la première, après tant de malheurs, ici j’ai rencontrée ; je ne connais que toi parmi les habitants de cette ville et terre…Indique-moi le bourg ; donne-moi un haillon à mettre sur mon dos… »

Odyssée, VI, 141 - 179, traduction Victor Bérard, Les Belles Lettres, 1924

2. Second passage : Supplication d’Ulysse au fleuve

Échappant à la colère des flots, Ulysse aperçoit une côte.

« Là, enfin, le malheureux Odysseus eût péri malgré la destinée, si Athénè, la Déesse aux yeux clairs, ne l’eût inspiré sagement. Il revint sur l’eau, et, traversant les lames qui le poussaient à la côte, il nagea, examinant la terre et cherchant s’il trouverait quelque part une plage heurtée par les flots, ou un port. Et quand il fut arrivé, en nageant, à l’embouchure d’un fleuve au beau cours, il vit que cet endroit était excellent et mis à l’abri du vent par des roches égales. Et il examina le cours du fleuve, et dans son esprit, il dit en suppliant :

- Entends-moi, ô Roi, qui que tu sois ! Je viens à toi en te suppliant avec ardeur, et fuyant hors de la mer la colère de Posidaôn. Celui qui vient errant est vénérable aux Dieux et aux hommes. Tel je suis maintenant en abordant ton cours, car je t’approche après avoir subi de nombreuses misères. Prends pitié, ô Roi ! Je me glorifie d’être ton suppliant.

Il parla ainsi, et le fleuve s’apaisa.

Odyssée, V, 445 - 451, traduction Leconte de Lisle, Pocket Classiques

v. 449 σόν τε ῥόον σά τε γούναθ᾽ ἱκάνω πολλὰ μογήσας

« Je touche (ἱκάνω) ton courant et tes genoux (σά τε γούναθ᾽) après avoir beaucoup souffert »

Ce passage illustre à nouveau les propos de Benvéniste cités pp. 250 : « En grec, la notion s’exprime par le nom d’agent : hikétès « suppliant », dont plusieurs emplois homériques permettent de le rapprocher avec certitude de hikano « atteindre, toucher » ; le geste de supplication consiste en effet à toucher celui qu’on supplie. »

Textes de référence

La circulaire de rentrée 2016

Le programme du cycle 3 en vigueur à compter de la rentrée 2019

Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture

Bibliographie et sitographie

E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t.2 « pouvoir, droit, religion », Les Éditions de Minuit

Article de Flavio Ribeiro de Oliveira, « La supplication », in Gaia, Revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque

TLFi : Le Trésor de la Langue Française informatisé

DES : Dictionnaire Électronique des Synonymes, CRISCO (Centre de Recherche Inter-langues sur la Signification en Contexte, Université Caen Normandie)
 

Classe de 6e

Mise en œuvre d’un apprentissage progressif du vocabulaire religieux

Cycle 3 : Étude de la langue

« Le lexique est pris explicitement comme objet d’observation et d’analyse dans des moments spécifiques dédiés à son étude et il fait aussi l’objet d’un travail en contexte, à l’occasion des différentes activités langagières et dans les différents enseignements. Son étude est également reliée à celle de l’orthographe lexicale et à celle de la syntaxe ».

  • Connaissances et compétences : « Observation morphologique : découverte des bases latines et grecques »

  • En lecture, entraînement à la compréhension des mots inconnus à l’aide du contexte et de l’analyse morphologique

CHAPITRE « Les grands textes de l’Antiquité » : L’Odyssée d’Homère

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