1. Place du livre dans l’œuvre
Au niveau de la composition réelle du recueil, l’écriture s’étale sur plus de 20 ans : de 1834 à 1855 (le 2 novembre, jour des morts / dédicace finale). Certains poèmes sont donc contemporains des premiers recueils lyriques (même si la plupart datent des années 52-55) :
- 1831 - Les Feuilles d’automne
- 1835 - Les Chants du crépuscule
- 1837 - Les Rayons et les Ombres
- 1853 - Les Châtiments (Victor Hugo travaille aussi aux Misérables depuis 1845)
Une œuvre dont certains textes sont contemporains de la Monarchie de Juillet (Hugo, pair de France), et d’autres, de l’Empire (11 décembre 51 Exil de Hugo, d’abord en Belgique, puis à Jersey (53-55) puis à Guernesey (octobre 56)
- 1856 - Publication des Contemplations (un an après Les Fleurs du Mal) avec un engouement immédiat pour les pièces consacrées à Léopoldine
Outre cet étalement de la datation, certaines dates sont volontairement brouillées, aménagées, en vue d’un effet, donc parties intégrantes de la composition : ainsi Magnitudo Parvi écrit en 55 est daté de 1839, Melancholia, écrit en 46 est antidaté en 1838, mais ils sont placés dans « Autrefois » pour que soient mises déjà en place les visions cosmiques du livre VI.
Il faut être attentif aux effets d’annonce, aux échos, aux reprises.
D’autres dates masquent des emprunts : cf. le III, 17 daté de 1840 a été écrit en 54 à partir de la lecture d’un journal en 52, ayant transformé en fait divers un poème de C.Lafont « Les enfants de la morte » couronné aux Jeux floraux de 1852
2. Quelques événements décisifs
Liés à la double expérience, celle de la mort, celle de l’exil :
- La mort le 4 sept 1843 de Léopoldine, mais aussi en 46 de Claire Pradier, la fille de J. Drouet (d’où l’importance des expériences de spiritisme à Jersey)
- La coupure décisive de l’exil, autre sorte de mort puisque Hugo est interdit de présence sur le sol français : une mort sociale (renforcée par l’histoire de l’adultère avec L. Biard)
Ainsi l’exil est ressenti sur tous les plans : exil intérieur avec cette mort qui institue une rupture dans sa vie, et exil de la société bourgeoise (Hugo, élu de droite, rompt définitivement avec la droite), un exil de 18 ans, subi et non choisi, une séparation qui transforme sa situation d’énonciation : sans statut social, il se définit par le manque : il est hors de sa langue, hors de son pays, hors de son histoire, sans ancrage, donc un « je » construit sur une absence où se retrouvent tous les proscrits : Les Contemplations seront une œuvre écrite au nom de tous.
3. La préface
Elle est capitale dans la mesure où elle indique au lecteur comment il doit lire ce livre.
a. La présence de la mort :
Dans le premier paragraphe, on lit que le livre doit être lu « comme le livre d’un mort », et la préface finit sur le mot « tombeau » ; le livre plonge ses racines dans la mort et le deuil : « Quel deuil ? le vrai, l’unique, la mort, la perte des êtres chers » et il aboutit aussi à la mort à la fin du livre : à peine fait, le livre retourne à la tombe (de celle qui « est restée en France ») et à peine saisi par la morte, il se fait fantôme, s’efface tout en devenant immense. La page s’évanouit, et s’épanouit en étoile dans l’ombre : ainsi l’œuvre s’inscrit en s’effaçant, en se dispersant : il y a dans tout le livre un mouvement irrépressible qui aboutit à l’au-delà, qui saisit l’être dans son effacement.
b. L’identité de celui qui écrit :
Celui qui dit « Je » est un mort, il est mort avec sa fille, et désormais, il vit un temps qu’il ne comprend plus, puisque avec cette disparition, ce sentiment de vie, indépendamment de sa propre mort, assuré par la génération d’après, disparaît.
D’un certain côté, c’est la douleur d’un père qui reprend toute sa vie pour l’ordonner par rapport à cet événement : il y a éclosion d’un discours poétique sur la douleur familiale. C’est une nouveauté. Un lyrisme par conséquent absolument personnel (et qui du reste a tardé à s’exprimer, puisqu’il a fallu la mort de Claire Pradier pour que Hugo écrive sur sa propre douleur), qui n’a rien à voir avec le lyrisme traditionnel des romantiques : le romantique, dit G. Poulet, est un être qui se découvre centre, le sentiment n’étant que le prétexte d’une aspiration du sujet à se dire singulièrement, et à se découvrir centre d’un monde qui s’existe qu’à travers lui. Pour Hugo, c’est tout différent, la plongée en soi-même est l’exploration d’un centre devenu vide, et qui veut exprimer ce vide.
« Je » est tous les autres : dans la préface, Hugo insiste pour dire que son expérience est universelle (Hélas quand je parle de moi… etc) (et aussi les nombreux indéfinis employés : une destinée, une vie etc), mais ici, il faut opposer le rapport du Je aux autres défini dans ce recueil à ce rapport dans les autres recueils : Le Moi-centre regroupe dans les autres recueils le monde entier autour de lui, dans un mouvement qui ramène tout au Moi et retrouve tout dans le Moi (cf. Albouy) : toute l’extériorité dans une intimité ; le poète est à la fois individu et caisse de résonance de l’univers entier, et de ce fait, la voix du poète est la voix de tous : « Je ne vous parle de moi que pour ne parler que de vous » ce n’est pas là un déguisement du discours individuel en discours général, car il y a à la fois humilité et orgueil : poète est celui qui écoute, qui transforme en chants les bruits discordants de l’univers : une voix qui prend sa source au plus caché de l’individu pour embrasser l’infini ; le moi est perméable à l’univers, qui rayonne à travers lui, et sa place est au point focal où l’univers peut être dit. Le poète est à la fois passif et actif, et la poésie une harmonie qui englobe tout l’univers, et ainsi la poésie résout l’antinomie moi/les autres par une poétique de l’harmonie, et elle s’épanche par les fissures du Moi, de façon à les colmater de façon à faire entendre un chant harmonieux.
Au contraire c’est d’une tout autre façon que le « Je » est tous les autres dans la poésie de l’exil, car ce Je n’est pas un Je fissuré, mais un centre vide : la voix jaillit de la rupture encore, mais non pour rétablir l’unité, mais pour désigner le vide ; c’est le moi-avec-sa-mort qui parle ici. Et la préface montre les différences et les identités entre moi/toi, lecteur/auteur : c’est pour que le « toi » puisse faire sien le « centre » désormais vide, mais qui est désormais le miroir de l’âme de tous. C’est par le manque que s’opère l’identification. Ainsi celui qui parle dans le recueil n’est ni « je », ni « tu » mais plutôt un « on » anonyme. Le « Je » des Contemplations est toujours un « on » : « alors on voyait qu’il vivait. Qui On ? Puisque J. Valjean était seul et qu’il n’y avait personne là. On, qui est dans les ténèbres », c’est-à-dire Dieu, parce que grammaticalement le « on » réunit toutes les personnes (il peut signifier je, tu, il, nous, vous, ils). Aussi la synthèse Je/les autres est-elle ici assurée par la mort qui supprime l’individualité dans un « on » qui peut s’identifier à qui l’on veut.
N.B. Importance de cette préface qui désigne donc deux tombeaux, celui de Léopoldine et celui du poète, dont la mort donnerait tout son sens à celle de Léopoldine : Hugo finit par prendre sa métaphore littéralement cf. Lettre du 9 mai 1856 à Villemain :
« l’exil ne m’a pas seulement détaché de la France, il m’a détaché de la terre, il y a des instants où je me sens comme mort, et où il me semble que je vis déjà de la grande et sublime vie intérieure » et « un proscrit est une espèce de mort ; il peut presque donner des conseils d’outre-tombe » cf. Écrit en 1855.
Beaucoup plus fécond que la mort réelle de Léopoldine, le mythe de la mort du poète va permettre à Hugo d’ordonner sa vie, de donner un sens (cf. dans une autobiographie) à l’accident (cf. A A. Dumas) où l’embarquement est saisi comme l’entrée dans un tombeau. Et du reste c’est parce qu’il se sent mort, que les séances de spiritisme s’organisent : un mort qui parle aux morts. Mais cela lui fait retrouver un des thèmes romantiques les plus anciens (dès le recueil des « odes » le poète est considéré comme un « exilé »volontaire, mais ici le thème prend toute son ampleur puisqu’il est réel : le poète est hors du monde, et (cf. Orphée) mort au monde, le poète retrouve le chant. Et c’est par le biais de cette métaphore poétique que le poète comprend aussi la mort de Léopoldine.
« Je » est un autre : mais cette totale ouverture à l’autre, à l’univers, qui passe par la mort transforme la parole poétique : le poète est conduit par le poème, il est moins le maître des mots que le lieu des mots ; c’est un Moi vide où circule la langue dans un mouvement sans fin, et où le « Je » de l’énonciation, la « bouche d’Ombre » est uns instance qui n’a rien à voir avec le poète Victor Hugo, et qu’il ne reconnaît pas, où il ne se reconnaît pas, parce que cette parole ne vient pas de lui : c’est la présence de l’inconnu en soi ; c’est là la modernité de Hugo.
c. Le cœur-ivre réceptacle de toute une vie : le dernier point important de cette préface, c’est qu’elle montre justement que « ce livre s’est fait tout seul, au fil des jours : « L’auteur a laissé ce livre se faire en lui. La vie en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances l’a déposé dans son cœur » : un live-somme, donc où on lit tous les sédiments laissés par le temps (cf. « rayon à rayon, soupir à soupir, jour à jour… »
Il y a donc en même temps une visée autobiographique et même mémoriale (jour à jour, etc), mais aussi une vision totalisatrice (à l’opposé ici de la modernité) pour un livre somme qui résumerait la vie de n’importe qui ; à la fois la lente transformation opérée dans le cœur humain au fur et à mesure que se déposent les événements de la vie, et la totalité de ce qu’on peut y trouver ; et tout cela donné tel quel : c’est la vie qui a façonné ce livre, et c’est le cœur ouvert d’un mort qu’il montre, et qu’il donne à lire. On retrouve cette position de passivité qui est bien la grande différence avec les autres recueils : le poète ici s’efface en tant qu’auteur.
4. L’architecture du livre
a. Un livre clos : « Les Contemplations sont ma grande pyramide » : deux grandes parties équilibrées.
Autrefois / Aujourd’hui (Chaque fois trois livres) « un abîme les sépare » abîme matérialisé par ces points de suspension à la date du 4 sept 1843 (après IV, 2). Donc il y a des effets d’équilibre, de symétrie (préface // dédicace) ainsi qu'une construction pyramidale qui met à sa pointe l’événement déclencheur (Pauca meae) et la clé métaphysique comme morale (Magnitudo parvi).
Le livre est censé rendre compte page à page de toute une vie, d’où le rôle en ce qui concerne « autrefois » de reconstruction du passé, après toutes les brisures des années 40 qui ont détruit le « moi » du poète. Il recompose son passé en le recomposant par la fiction poétique, cf. la datation qui dessine la courbe chronologique d’une vie qui devient un destin. Mais cette reconquête de son passé ne se fait que pour une nouvelle désagrégation, le livre fait se défaisant dans une nouvelle dépossession du Moi dans la mort, le rôle de la reconstruction chronologique ménageant ainsi comme dans la préface, un obscurcissement progressif.
- Livre 1 : Aurore / lumière et bonheur de l’adolescence
- Livre 2 : l’âme en fleurs (Puissance de l’amour, clé de l’univers ; il permet d’accéder au salut)
- Livre 3 : Luttes et rêves : poèmes plus longs, pour ce livre des illusions et des combats, où l’on voit la misère des hommes, la méchanceté de certaines âmes, à l’opposé de la Nature où l’homme peut lire le nom de Dieu ; cf. Magnitudo parvi, et son mouvement ascensionnel, de la vision du ciel nocturne à une vision fantastique. Mais la vérité promise exige pour être atteint qu’on passe par la mort au mode terrestre ; ainsi la Mort devient ici la condition même de l’accès à l’être, on peut ainsi rentrer de plain-pied dans le livre 4.
- Livre 4 : Pauca meae : 17 poèmes dédiés à sa fille (c’est le livre qui a connu le plus grand succès) qui se partagent entre le souvenir du passé et l’attente de la mort ; cf. 13b « Ô Seigneur, ouvrez-moi les portes de la nuit / Afin que je m’en aille et que je disparaisse ! ». Le présent du livre est celui de la mort, celle de l’enfant anticipant celle du poète.
- Livre 5 : En marche : livre de l’exil qui s’oppose au mouvement du livre 3 il y a encore une progression, mais c’est vers la propre disparition du je qui parle depuis « dehors », presque « un mort » (V, 3), mais en même temps une renaissance dans l’infini ; on y entend l‘expérience intime d’un anéantissement intérieur se retournant en pouvoir : ce mort sera capable de parler aux morts, et à ce peuple mort lui aussi le 2 décembre.
- Livre 6 : Au bord de l’infini (symétrique du livre 1) terme de la marche du Je poétique, et livre qui est celui des inversions : le dernier mot = commencement, et la mort = la naissance à une autre vie, celle de l’infini libéré du carcan du moi individuel. Toutes les consciences fusionnent dans cette conscience de l’infini, tandis que la Contemplation se révèle comme un dévoilement/effacement de l’être : la Dédicace donne l‘origine du livre en montrant le livre achevé en train de se défaire.
Il y a donc dans Les Contemplations des effets de continuité et d’échos ; ce qui nécessite une très bonne connaissance des poèmes pour discerner les liens qui lient chacun à d’autres dans le recueil, cf. de IV à V Charles V // A Auguste V., charnière affective et thématique, ou III, 30 (innocence avant la tempête, vertu après) // IV 1 où ces deux valeurs morales apparaissent (« Pure innocence ! vertu sainte…») au moment précis où « l’innocence » du poète a basculé du côté de la vertu, durement éprouvée ; ou bien des effets de complémentarité : livre III poème 11 Titre = ? qui est expliqué dans le poème 12, ou bien le voyage de nuit (VI 19) // voyage intersidéral de Magnitudo parvi.
b. Une poésie de la ruine
Cf. Butor « une Babel trouée », un tissu qui se déchire en même temps qu’il s’élabore, et en fait un sens qui se fait moins dans les mots que dans les failles, les trous, les blancs du texte, dans tout ce que le texte s’épuise à ne pas vouloir exprimer : « La poésie exclut calcul et préméditation ; elle est inachèvement, pressentiment, gouffre ».
Reprenons pour conclure :
Dans la préface, il y a un contre-chant insidieux venant découdre le programme d’unité (cf. jour après jour, des expressions qui suggèrent la fragmentation à l’infini, la discontinuité, l’énumération hugolienne jamais terminée : la jeunesse, l’amour, l’illusion…)
Le découpage a pour fonction de retracer les étapes d’une destinée individuelle prise entre l’énigme du berceau et celle du cercueil. Mais le propos de chaque livre complique ce projet dans la mesure où la mort qui devrait être le terme du récit de vie investit les trois livres d’Aujourd’hui, vidant le présent de toute substance. Donc, comme le présent n’en est plus un, comme celui qui parle ne parle pas dans ce présent, « Autrefois » ne peut plus s’opposer à « Aujourd’hui » et devient un passé radical et indéterminé que rien ne rattache au « Je » : l’effort de reconstruction n’a servi à rien.
D’où la différence avec une autobiographie... En général, le « Je » raconte comment son passé a modelé pour en faire celui qui parle actuellement ; le récit du passé sert à construire le présent, à assurer la permanence du Moi. Au contraire, ici, le rapport entre le passé et le présent est problématique : l’ici-maintenant de l’énonciation est décentré puisque le proscrit comme le mort sont dehors, donc nulle part, et que leur présent n’est peuplé que d’absences.
Le récit du passé travaille donc non à la construction de soi mais à la déconstruction du moi, de même que l’œuvre ne se constitue qu’en s’effaçant - cf. le dernier chapitre des Misérables où l’œuvre n’est plus qu’un souvenir qui s’efface : sur la tombe de Jean Valjean la pluie et la poussière ont effacé les vers qui résument le roman qu’on vient de lire et qu’y traça « une main » (le « on » de l’écriture).
Poésie du moi qui se brise incessamment pour renaître, tout le livre nous montre l’identité des termes Mort / Progrès / Transcendance / Écriture.
Pour la forme des pièces, il faut donc être attentif aux blancs, aux vides, à la typographie ; étudier les changements de mètres, les ruptures de rythmes, les rejets, et les suspens de la rime, les silences à des questions laissées sans réponse, les doutes, l’aphasie même, le titre réduit à un mot, à un signe typographique (cf. le ?), la difficulté à démarrer (IV, 9) les aveux d’impuissance des mots humains. Le flux verbal peut se dissiper dans un dépassement de la parole par le silence ou la prière : le IV, 11 débouche sur le silence « Puis le vaste et profond silence de la mort ». Le mouvement extrême c’est se taire et laisser parler le spectre : il faut opposer « Ce que dit la Bouche d’Ombre » à Magnitudo Parvi où le poète est un mage et un bavard, ou alors, en dire le moins possible, des monosyllabes.
C’est l’idée qu’il y a au sein de l’œuvre (pas seulement figuré par la ligne de pointillés) un abîme, vide, océan, un deuil, que le langage ne peut pas prendre en charge, cf. la figure de l’Océan qui devient l’interlocuteur du Moi (« Toute la lyre » : « Je parle à l’océan, et je lui dis : C’est moi ! » et l’océan devient la métaphore de la séparation, de l’exil, du mal, de la mort, etc.) Et l’image du crible se présente alors qui permet de voir ce qu’ on ne verrait pas autrement ; c’est l’écartement, la trouée, qui donne du sens (cf. le manteau troué du mendiant).
Il faut donc être attentif au double mouvement de construction / déconstruction toujours à l’œuvre dans ces poèmes, l’image même de la vie de l’homme :
« Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-même en morceaux » (Rilke - citation en épigraphe à Histoires de Claude Simon)