XXVI
L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
Frissonne ; au fond du bois la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?
Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;
L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.
Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.
Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,
Ô couples qui passez sous le vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d’amour, on l’emploie à prier.
Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
La forme d’un toit noir dessine une chaumière ;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;
L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.
Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres.
L’ange du soir rêveur qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.
Un texte qui pose plusieurs questions :
- Sur le plan du contenu : Contradiction atmosphère crépusculaire / message d’amour fait, semble-t-il, depuis la mort.
- Sur le plan forme : Pourquoi cette variété métonymique au service de la répétition de ce message d’outre-tombe ?
1. Variété et confusion
- 7 strophes qui ne s’articulent pas très nettement (mis à part la répétition d’un même vers) qui semblent souvent indépendantes les unes des autres, d’abord parce qu’on est tantôt dans la description, tantôt dans le dialogue, ensuite parce que nous sommes dans une métonymie générale qui fait disparaître l’ensemble, et enfin parce que l’énonciation varie constamment. Il faut montrer ces trois points : que l’articulation du plan ne correspond pas toujours aux changements strophiques (donc quelque chose de boîteux, de confus) que le paysage n’est pas homogène, et que le poème est tantôt une élégie qui déplore la fin de l’amour dans la mort, tantôt un appel à jouir de la vie : des tons bien différents. Les éléments du paysage sont très disparates : et surtout ils sont énumérés, (asyndètes générales) : produisant comme un éclatement, un morcellement, peut-être dû à cette heure du soir propice à la confusion, à la perception de détails plus qu’à celle d’un ensemble.
- Mais le plus important reste l’énonciation très mystérieuse ; il y a un Je, sujet d’énonciation, qui n’apparaît pas mais qui décrit, et qui pose une question au lecteur (Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ? » Mais ce « vous » devient « vous qui passez » : il n’est plus le même ; donc il y a déjà trois instances d’énonciation. Quant aux paroles rapportées , elles font apparaître deux autres énonciateurs « que dit-il, le brin d’herbe, et que répond la tombe ? » Mais on ne sait pas lequel parle au juste « Vous qui vivez… » disent-ils, mais de quel « vous » est-il question ? Un troisième, ou le même qu’un des deux premiers ? En tout cas ce « vous » s’oppose au « nous » « nous sommes pensifs » (les morts). Puis le « vous » revient avec celui des couples : « ô couples qui passez par là » (avec reprise du vous-promeneur) et face à ce « vous », le « on » (on emporta, on l’emploie) qui équivaut à « nous ».
Mais dans la description de la fin (les deux dernières strophes) nouvelle apparition de « on » qui est ce « on » ? Pas du tout le même que le précédent (« on entend dans les près le pas lourd… » et une nouvelle invitation à l’amour « Aimez-vous ».
2. Netteté de la composition
Cette confusion des éléments et de l’énonciation est d’autant plus troublante que la forme par ailleurs présente une vigueur remarquable et une unité due à la force des antithèses, au lien implicite entre descriptions et dialogues, et à la cohérence des sonorités.
Les antithèses : celle des couleurs (blanc / noir) régit les autres : mort / vie (cf. Venus / le suaire, aujourd’hui / jadis, etc...) avec chaque fois une déploration des morts à être morts et le conseil aux vivants de bonheur et d’amour. Mais à la fin, à l’opposition succède la réunion du haut et du bas (étoile, fleur de lumière et ce qui est sur terre emporté par l’ange au ciel).
L’ensemble est comme une promenade du Je : un retour parce qu’il a dû partir dans la forêt ; le soir meurt, il revient, l’étang frissonne mais Vénus apparaît, et Vénus, c’est l’amour, qui réalise donc cette conjonction de la lumière avec la nuit : il y a cette idée de l’amour qui se dit dans la mort-nuit cf. l’éveil de l’herbe ou des sépulcres : le poète fait alors parler ceux que la nuit réveille. Mais à l’intérieur de ce crépuscule, la nuit tombe, et le poète rentre alors dans la vie des hommes (la chaumière, le faucheur, les fraises…) pour se faire peut-être l’écho de ce qu’il a entendu, et donc célébrer le passage de la mort à la vie (cf. le dernier mot du texte) ; et l’unité de l’ensemble est donnée par trois éléments, le passage du temps, la prégnance de la mort dans la vie (l’étang comme suaire, le toit qui est noir, le faucheur qui rappelle la faucheuse) et inversement les signes de la vie dans la mort (cf. les verbes frissonner, tressaillir...) , enfin par la répétition du « refrain » (aimez-vous, vivez, etc)
Il faudrait enfin dans cette partie montrer la cohérence des sons, car les antithèses correspondent à l’alternance dans une double série d’une part des constrictives V/F etc de l’autre des occlusives B/P, l’ensemble se combinant avec les liquides L ou R. Cette force du schéma phonétique s’impose tellement à Hugo qu’il est obligé d’écrire le (ridicule) « Flambeau du vers » parce qu’on y retrouve cette alternance V/F comme du mois des « fraises » où il conseille « aimez-vous ».
3. Pourquoi ce paradoxe entre confusion et netteté ?
Quelle est la valeur de ce message d’amour dit depuis la mort ? Ce poème rejoint quelques autres textes où la possibilité de l’amour sur terre est mise ne doute. Mais surtout il substitue au dialogue Je / femme un mode d’énonciation bizarre dont il faut se demander la nécessité.
a. Justification du mode d’énonciation
L’angoisse du Je : au départ, il y a cette angoisse devant la mort cf le rejet de « frissonne », le suaire, et les antithèses ne suffisent pas à la juguler (d’où « les branches noires, les arbres profonds ») : or la quête du contre-poison, l’amour, c’est Vénus, ne se fait que dans la nuit : ainsi l’amour ne sera dit que depuis la mort.
Cette angoisse qui est une sensibilité particulière à la mort conduit à la disparition du Je qui d’une part n’était pas déjà présent dans l’énoncé, mais qui d’autre part va laisser la parole aux morts, se faisant mort pour les écouter (cf. préface : « c’est un mort qui parle »).
Ainsi va s’élever une voix en dehors du procès d’énonciation puisque ni le « vous », ni le « on » ne sont clairs : le brouillage des identités (qui dit le refrain par exemple ou encore l’absence de guillemets, ou la confusion lecteur-destinataire et lecteur-interlocuteur) assure l’existence d’une voix qui depuis la mort célèbre la vie avec ce regret pathétique de ceux qui ont fini d’en jouir (« on a froid sous les ifs »).
b. Cette voix l’emporte-t-elle sur l’angoisse ?
On l’entend à cause de cette vigueur qu’on a vue dans la structure phonique, à cause du refrain qui devient comme une demande même des morts, à cause de cette voix si persistante d’une nature printanière (les fraises, les javelles, etc)
Cependant mêlées au refrain plusieurs choses inquiétantes montrent que c’est depuis la mort que cette injonction est faite (les belles de jadis, le ver du tombeau, ce tressaillement qui montre plutôt que l’amour est moins une réalité de la vie que la « vie » une réalité de la mort : il n’y a pas là un message d’amour mais une injonction à l’amour, parce que dans la mort on est désormais sans amour.
Reste donc cette omniprésence de la mort et le retour de la promenade est encore plus triste puisque tous les objets vus deviennent des métonymies de la mort (le toit, l’ange du soir, le faucheur.. ;)
c. L’espoir n’est qu’au Ciel.
Ce retour funèbre apparaît aussi dans la place du « aimez-vous », certes en tête de vers, mais toujours coincé entre deux vers qui signifient la mort : donc une relativisation de l’amour.
Si les « belles d’autrefois » sont les « mortes d’aujourd’hui », rappelons-nous que nous sommes dans « Autrefois », cet « Aujourd’hui » est l’Autrefois du livre, et il est donc aussi dévoré par la mort.
Ce côtoiement constant de l’amour et de la mort gêne donc la force du message, cette urgence à aimer, qui devient angoissante sur ce fonds constant de mort. C’est ce qui explique la conclusion : à l’antithèse malheureuse horizontale se substitue une antithèse heureuse, la communication du bas et du haut : l’étoile aux cieux fleur de lumière, et l’ange du soir qui mêle les prières des vivants et des morts : les deux manifestations de la vie et de la mort vont trouver leur accomplissement au Ciel.
Il semble que cette conclusion – une élévation qui résout le problème – rejoint ce qui est dit en XXVIII et le XIX où le poète dit à la femme qui envie le destin de ceux qui sont au ciel, que le rapport idéal se trouve après la mort.
Donc poème angoissé et désespéré où l’injonction à aimer ne peut faire oublier la mort et seule la forme, dans le nombre énorme de l’occurrence du V (la vie) peut être un rempart à cette angoisse exprimée.
N.B. Bénichou : Par rapport aux autres romantiques, Hugo se distingue par une sorte d’anxiété affabulatrice qui accompagne toute méditation sur la divinité ou sur l’au-delà (en opposition avec la piété et le déisme rationnel des autres romantiques) ; ce qu’il fait, c’est donc d’utiliser les ressources du verbe contre l’emprise de la terreur : c’est ce qu’il fait dans ce poème où la peur de la mort se trouve amoindrie par ce message « phonétique » d’amour très fort. Et cette angoisse qu’il ne peut pas taire malgré tout vient précisément de cette indécision sur le Funèbre : le funèbre peut être confondu avec le radieux, ce qui entraîne que soit la vie est annexée à la tombe (angoisse) soit que la tombe se trouve vivifiée par la vie et s’ouvre ainsi à l’infini ; il y a toujours chez Hugo une fraternité de l’amour et de la mort.
Dans notre poème (Autrefois) la mort (« on a froid sous les ifs ») n’est vue que comme un lieu angoissant. Pourtant c’est aussi le lieu d’une prière pour la vie, pour l’amour., ce qui rend l’amour d’autant plus lourd de sous-entendus ; il est significatif que ce poème, qui est en somme un « carpe diem » venant de la mort soit presque le dernier de ce livre.