Ulysse, héros légendaire de la guerre de Troie et de l'Odyssée

Vers le Musée virtuel de la Méditerranée

Le voyage d'Ulysse, entre réel et imaginaire 

Ulysse, roi d’Ithaque et héros de la guerre de Troie

Ulysse (Ὀδυσσεύς / Odusseus en grec) est l’un des héros majeurs de la guerre de Troie. Fils de Laërte, il participe à cette guerre aux côtés des Achéens en tant que roi d’Ithaque, laissant sur son île sa femme Pénélope et son fils Télémaque.

Réputé pour son intelligence rusée, sa métis (μῆτιϛ), il joue un rôle clef dans la guerre : c’est lui qui est à l’origine de la ruse du cheval de Troie (un grand cheval en bois déposé devant les murs de la ville en offrande aux Troyens) qui permet aux Achéens d'entrer et de prendre la ville en se dissimulant à l’intérieur.

Les aventures racontées par Ulysse dans L'Odyssée

 

Chez les Cicones

Ulysse aux mille ruses est le héros principal de L'Odyssée, la deuxième des épopées homériques (après L’Iliade), qui raconte son retour tourmenté vers sa patrie. Après la prise de Troie, Ulysse prend la mer avec ses compagnons et suit la flotte d’Agamemnon. Mais il est bientôt séparé de l’Atride par une tempête : il aborde alors en Thrace au pays des Cicones, alliés des Troyens. Ulysse et ses compagnons se battent, prennent la ville, tuent des guerriers, se partagent le butin en lots égaux, obéissant ainsi aux règles habituelles de la razzia. Mais alors qu’ils fêtent leur victoire avec force vin et sacrifient sans compter moutons et vaches, des animaux prestigieux, il semble qu’ils dérogent aux règles du sacrifice. Aucune mention n’est fait d’un dieu en l’honneur duquel il serait fait : le seul but semble être de banqueter, en faisant passer au second plan l’idée religieuse. Cet écart par rapport à la norme sacrificielle est de mauvais augure pour Ulysse qui, très vite, voit la situation tourner à son désavantage. Les Cicones qui sont allés demander de l’aide à leurs voisins, reviennent combattre les Achéens qui sont rapidement défaits. Six d’entre eux y laissent la vie ; Ulysse doit battre en retraite et s’enfuir avec le reste de ses compagnons. Cet épisode marque un tournant : Ulysse déroge aux règles et son retour prend une mauvaise tournure. 

Le pays des Lotophages

La navigation est ardue avant d’atteindre la prochaine étape, le pays des Lotophages (étymologiquement « les mangeurs de lotus »), car Zeus déchaîne un « borée aux hurlements d’enfer » (Chant IX, v. 67) pendant deux jours. Alors qu’Ulysse et ses compagnons arrivent au cap Malée et s’apprêtent à faire escale au port de Cythère, ce vent violent les repousse vers le large. Ce n’est que dix jours plus tard qu’ils accostent dans une étrange contrée : 

« γαίης Λωτοφάγων, οἵ τ᾽ ἄνθινον εἶδαρ ἔδουσιν / la terre des Lotophages, qui pour nourriture ont des fleurs » (Chant IX, v. 84).

Les lotophages sont uniquement désignés par leur régime alimentaire surprenant.  Or le fait qu’ils se nourrissent exclusivement de lotus n’en fait pas de « bons mangeurs de pain », ce qui les place en marge de l’humanité. Même si Ulysse souligne qu’ils ne sont pas agressifs et respectent les règles de l’hospitalité, manger à leur table va s’avérer source de danger. Le lotus, ce « fruit doux comme le miel » fait tout oublier à ceux qui en mangent :

οὐδ᾽ ἄρα Λωτοφάγοι μήδονθ᾽ ἑτάροισιν ὄλεθρον
ἡμετέροις, ἀλλά σφι δόσαν λωτοῖο πάσασθαι.
τῶν δ᾽ ὅς τις λωτοῖο φάγοι μελιηδέα καρπόν,
οὐκέτ᾽ ἀπαγγεῖλαι πάλιν ἤθελεν οὐδὲ νέεσθαι,
ἀλλ᾽ αὐτοῦ βούλοντο μετ᾽ ἀνδράσι Λωτοφάγοισι
λωτὸν ἐρεπτόμενοι μενέμεν νόστου τε λαθέσθαι. 

Ceux-ci ne voulaient point leur mort; mais ils leur donnèrent du lotos à manger; or, quiconque avait mangé ce fruit doux comme le miel, ne voulait plus rapporter les nouvelles ni s'en revenir, mais rester là parmi les Lotophages, à se repaître du lotos dans l'oubli du retour. (Chant IX, vv. 92-97)

L’effet produit par le fruit constitue un danger réel car oublier d’où l’on vient, c’est rompre avec son passé, sa filiation et perdre son identité profonde. Ulysse ne partage pas de repas avec les Lotophages et est ainsi préservé. En revanche, il contraint son équipage à rembarquer et les incite à repartir au plus vite, affirmant ainsi avec force sa volonté inébranlable de rentrer à Ithaque. 

Cet épisode marque le premier vrai dépaysement dans le voyage d’Ulysse et le début de l’errance aux confins du monde, auprès d’un peuple qui s’écarte de l’humanité.

Au pays des Cyclopes

L’errance d’Ulysse et ses compagnons dans les confins se confirme puisqu’ils arrivent en Cyclopie, contrée où on ne cultive pas la terre et dont les habitants sont des Cyclopes, géants monstrueux à un seul œil. Cultiver la terre étant une des caractéristiques symboliques de l’humanité, cela place l’endroit dans cette même région mystérieuse des confins. La sauvagerie et l’absence d’appartenance à un modèle social caractérisent les terrifiants habitants de cette contrée. 

τοῖσιν δ᾽ οὔτ᾽ ἀγοραὶ βουληφόροι οὔτε θέμιστες,
ἀλλ᾽ οἵ γ᾽ ὑψηλῶν ὀρέων ναίουσι κάρηνα
ἐν σπέσσι γλαφυροῖσι, θεμιστεύει δὲ ἕκαστος
παίδων ἠδ᾽ ἀλόχων, οὐδ᾽ ἀλλήλων ἀλέγουσιν. 

Ils n'ont ni assemblées délibérantes ni lois; ils habitent les faîtes de hautes montagnes dans des antres creux, et chacun fait la loi à ses enfants et à ses femmes, sans souci l'un de l'autre. (Chant IX, vv. 112-115)

Les Achéens débarquent au niveau de « l’île petite ». Accompagné de douze hommes, Ulysse, qui a pris soin d’emporter du vin comme présent d’hospitalité, pénètre dans la caverne du Cyclope Polyphème en son absence. Celui-ci vit seul, à l’écart de toute société. Il est dit aux vers 190 et 191 qu’ « il n’avait rien d’un bon mangeur de pain / οὐδὲ ἐᾐκει ἀνδρί γε σιτοφάγῳ. », ce qui le place irrémédiablement en dehors de l’humain. Fils de Poséidon, il appartient au monde divin. Dans sa caverne, les Achéens trouvent du fromage, du lait, des agnelets. Ils pressent Ulysse de se servir et de partir. Dans un premier temps, Ulysse refuse mais il finit par faire du feu, un sacrifice et manger des fromages, dérogeant ainsi aux règles de l’hospitalité, car c’est normalement celui qui reçoit qui fait un sacrifice et offre un repas et non l’inverse. La rencontre avec le Cyclope s’annonce sur de mauvaises bases et, effectivement, elle va très mal se passer. Alors qu’Ulysse demande l’hospitalité à Polyphème, le géant enferme les Achéens et les dévore par paires. Sa bestialité se manifeste par le fait qu’il mange de la chair crue, sans faire la distinction entre les os et les chairs, ne respectant ni les codes culinaires, ni les règles de l’hospitalité qu’il bafoue. Ulysse met au point un plan qu’il met à exécution le lendemain. Il lui offre du vin qu’il avait apporté. Polyphème apprécie, en redemande et finit par en boire tant qu’il se sent de meilleure humeur et demande à Ulysse son identité. Celui-ci répond au v. 366 : « Οὖτις ἐμοί γ᾽ ὄνομα  / Personne, voilà mon nom. » Si cette réponse fait partie du plan empreint de ruse d’Ulysse, elle montre qu’il se défait symboliquement de son identité. L’épisode chez le Cyclope marque un tournant crucial dans le voyage d’Ulysse. En ne déclinant ni son nom ni sa généalogie, il perd symboliquement son identité : son retour s’en trouve d’autant plus compromis. Le Cyclope croit Ulysse et lui promet de le manger en dernier, en récompense du vin. Alors que le géant, ivre, s’endort, Ulysse, à l’aide d’un épieu durci au feu, perce son œil unique. Le Cyclope appelle au secours ses congénères qui lui demandent qui lui a fait ça. Quand il répond « Personne », les Cyclopes le prennent pour un fou et s’en vont. Ulysse et ses compagnons survivants réussissent à se glisser, sous des béliers, hors de la caverne et  reprennent la mer. Une fois hors de portée du monstre, Ulysse le nargue en lui révélant sa véritable identité. Ce faisant, Ulysse fait preuve d’irréflexion - fait très inhabituel chez le héros réputé pour son intelligence et sa ruse - et d’ὕϐρις / hubris, c’est-à-dire de démesure, d’excès. Ce comportement déclenche la colère du père de Polyphème, Poséidon. Dès lors, le dieu de la mer n’aura de cesse de nuire à Ulysse et d’empêcher son retour.  

L’île d’Éole

Ulysse gagne l’île d’Eole, le maître des vents, qui le reçoit avec hospitalité. Eole lui propose son aide : il lui donne une outre en peau de bœuf contenant tous les vents et fait souffler un doux zéphyr. Le navire se rapproche tellement d’Ithaque que les Achéens aperçoivent les champs et les feux allumés par les habitants. Exténué par la navigation, Ulysse, si près du but, s’endort. Le sommeil, chez les Grecs, est proche de la mort : le dieu du Sommeil Hypnos est le frère jumeau de Thanatos, divinité de la Mort. Cette mort symbolique  à l’approche d’Ithaque est lourde de sens et indique à nouveau que le temps du retour n’est pas encore arrivé pour le héros… Ses compagnons, croyant que l’outre contient de l’or, l’ouvrent, laissent s’échapper les vents qui se déchaînent et les emportent dans la direction opposée. Ulysse revient chez Éole qui, cette fois-ci, le chasse car il est manifeste qu’Ulysse a offensé les dieux. Leur hostilité - en particulier celle de Poséidon - à son encontre est flagrante : les dieux vont tout faire pour qu’Ulysse ne regagne pas Ithaque de sitôt.

Les Lestrygons

Ulysse aborde au pays des Lestrygons, un peuple de géants anthropophages. Il envoie en éclaireurs quelques hommes qui rencontrent la fille du roi. Elle les conduit auprès de son père, Antiphatès, qui dévore aussitôt l’un d’entre eux, rompant nettement avec les règles de l’hospitalité et confirmant qu’Ulysse erre toujours dans un univers non humain. C’est ce que souligne la description des Lestrygons au vers 120 du Chant X : « μυρίοι, οὐκ ἄνδρεσσιν ἐοικότες, ἀλλὰ Γίγασιν / Innombrables, ils ne ressemblaient pas à des hommes mais aux Géants. » Alors que les autres s’enfuient, le roi lance l’alerte et tout le peuple se met à les pourchasser. Les Lestrygons lapident les Grecs, détruisent leurs navires et les dévorent. Ulysse et les quelques compagnons qui sont sur son vaisseau arrivent à se sauver de justesse car Ulysse coupe rapidement le câble qui retient son bateau et prend le large. Cet épisode marque un coup dur pour le héros car il y perd l’essentiel de ses compagnons. Il était parti de Troie avec douze vaisseaux et il ne lui reste plus que le sien. Au travers de la tragique disparition de ses compagnons, il frôle à nouveau la mort, réelle cette fois-ci.

Chez la magicienne Circé

Arrivé sur l’île d’Aea, Ulysse rencontre la magicienne Circé, la fille du Soleil : Κίρκη ἐυπλόκαμος, δεινὴ θεὸς αὐδήεσσα / Circé aux belles boucles, la terrible déesse à la voix humaine (Chant X, v. 136). L’épithète homérique laisse entendre qu’en arrivant sur l’île de Circé, Ulysse est arrivé en territoire divin. Le nom de Circé, venant du Grec Κιρκη / Kιrkè , signifie « oiseau de proie » et suggère un nouveau danger pour Ulysse. Méfiant, le héros envoie en reconnaissance la moitié de son équipage sous la conduite d’Euryloque. Arrivés au palais de Circé, les Achéens découvrent un étrange spectacle : ils sont accueillis par des lions et des loups de montagne qui s’avèrent être des hommes ensorcelés et transformés en animaux par la déesse. Séduit par le chant de Circé, l’équipage entre dans son palais, sauf Euryloque qui, méfiant, reste à l’écart et observe. Les Grecs sont bien accueillis ; Circé les invite à s’asseoir et leur propose de prendre part à un banquet. Elle leur sert du vin dans lequel elle a versé une drogue provoquant l’oubli : 

ἀνέμισγε δὲ σίτῳ
φάρμακα λύγρ᾽, ἵνα πάγχυ λαθοίατο πατρίδος αἴης. 

 Et dans leur coupe elle mêlait de funestes drogues, pour leur faire perdre tout souvenir de la terre paternelle. (Chant X, vv. 235-236)

Ensuite, elle les frappe de sa baguette, les change en porcs et les enferme. A ce spectacle, Euryloque s’empresse de rejoindre Ulysse et de tout lui révéler. Ce dernier décide d’aller lui-même trouver la magicienne pour tenter de sauver ses compagnons. Hermès lui apparaît alors et lui explique comment échapper aux enchantements de Circé. Il lui procure une herbe aux propriétés magiques nommée μῶλυ / môlu qui lui permet de ne pas succomber aux drogues que Circé verse dans sa coupe. Il lui conseille de tirer son glaive et de faire semblant de la tuer quand elle essaiera de le frapper de sa baguette et d’accepter d’être son amant. Ulysse suit scrupuleusement les conseils du dieu. Sa piété est récompensée : Circé, apeurée, jure qu’elle ne lui fera aucun mal et, à sa demande, elle redonne forme humaine à ses compagnons. En contrepartie, Ulysse s’unit à elle. Il va vivre une vie de délices auprès de la déesse mais, au bout de quelques mois, il sent que sa place n’est pas de vivre auprès d’une divinité mais d’être auprès de sa femme, Pénélope, qui l’attend à Ithaque. Il annonce son départ à Circé qui se résout à le laisser partir. Ulysse, conseillé par Hermès puis par Circé dont il est aimé, est privilégié et touche au divin. Mais, en désirant retourner à Ithaque, il choisit l’humanité ; en renonçant à l’immortalité, il réaffirme sa condition humaine.

Néanmoins, ce n’est pas le retour à Ithaque que lui annonce Circé : elle lui intime d’aller chez Hadès, au royaume des morts afin de consulter le devin Tirésias pour connaître les moyens d’assurer son retour sur son île. Le fait que ce soit Circé qui annonce les futures étapes de ce voyage en territoire non humain est une façon épique de légitimer l’action humaine sur le plan divin. Désormais Ulysse va suivre le plan des dieux, affirmer par là sa piété, manière symbolique de confirmer le choix de l’humanité qu’il vient de faire chez Circé.

Au pays des morts

Sur les conseils de la déesse, Ulysse et ses compagnons entreprennent une navigation extraordinaire sur les eaux de l’Océan puis Ulysse accomplit un sacrifice chthonien, c’est-à-dire en l’honneur des dieux d’En-Bas : c’est la νεκυία / nekuia (sacrifice pour l’évocation des morts). Il  fait des libations, sacrifie des vaches stériles et un mouton noir à Tirésias. Au moment de la mise à mort, Ulysse oriente les têtes des animaux vers l’Erèbe et détourne les yeux, comme le lui a prescrit Circé. Les animaux, tout entiers brûlés, sont exclusivement dédiés aux morts. Alors que le sang des victimes inonde le sol et ouvre la communication avec les Enfers, Ulysse ne regarde pas et ne partage pas de nourriture avec les morts. En respectant scrupuleusement les prescriptions de Circé et en faisant un sacrifice chthonien dans les règles, il ne franchit pas la limite qui lui aurait été fatale et s’assure ainsi de rester en vie.

Le passage par le royaume des morts constitue un moment essentiel dans le retour d’Ulysse. Tirésias lui révèle qu’il est poursuivi par la haine de Poséidon depuis l’épisode du Cyclope mais qu’il reviendra dans sa patrie seul et sur un vaisseau étranger, qu’il devra se venger des prétendants pour retrouver son statut de roi. Il lui prédit aussi qu’il devra repartir plus tard, un aviron sur l’épaule, à la recherche d’un peuple qui ne connaît pas la navigation et qu’il lui faudra alors offrir un sacrifice expiatoire à Poséidon. Enfin, une fois tout cela accompli, il mourra de vieillesse.

Cet épisode marque un tournant dans le voyage d’Ulysse car, même si la destination est symboliquement la plus éloignée d’Ithaque et qu’il fraie avec les limites de la vie, Ulysse en ressort bien vivant et son humanité est fortifiée. Son heure n’est pas venue et il y gagne l’assurance de son retour : une grande première ! Sorte de retour dans le retour, ce passage chez Hadès amorce une nouvelle série d’aventures dont l’issue heureuse est annoncée.

Le passage devant l’île des Sirènes

Revenu à Aéa, il retrouve Circé qui lui indique les endroits des confins qu’il va traverser  et la manière de se sortir des situations périlleuses qu’il va y rencontrer. En premier lieu,  l’île des Sirènes ! Circé met en garde Ulysse contre leur voix ensorcelante produisant un chant prophétique mortifère. Quiconque l’entend est voué à la mort. Sur les conseils de la déesse, Ulysse demande à ses compagnons dont il bouche les oreilles avec de la cire de l’attacher solidement au mât. Lui seul peut entendre le chant ensorcelant. Alors qu’ils passent à l’endroit fatidique, en proie au délire, il demande à ses compagnons de le détacher mais ceux-ci, obéissants, resserrent les liens. Ulysse, seul, peut donc accéder au savoir des Sirènes sans mourir. Les Sirènes appellent Ulysse de son nom :« ᾽δεῦρ᾽ ἄγ᾽ ἰών, πολύαιν᾽ Ὀδυσεῦ, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν / Allons, viens ici, Ulysse, tant vanté, gloire illustre des Achéens ! »  (Chant XII, v. 184). Entendre son nom lui permet à lui qui s’était défait de son identité chez le Cyclope de la retrouver symboliquement. Muni de la nouvelle science indicible qu’il a eu le privilège d’entendre, il peut continuer sa route vers Ithaque. Le passage près de la prairie des Sirènes confirme, après celui chez Hadès, la victoire d’Ulysse sur la mort et est programmatique de la suite. Au Chant XII, soit au cœur même de l’Odyssée, il retrouve son identité, annonce de son retour chez lui. 

De Charybde en Scylla...

L’autre endroit à propos duquel Circé met en garde Ulysse est la route qui traverse les Roches Errantes. A nouveau la monstruosité fait partie du voyage : Ulysse doit traverser le détroit où d’un côté se trouve Charybde et de l’autre Scylla, deux divinités à la fois opposées et complémentaires. Charybde est la fille de la Terre et de Poséidon. Punie par Zeus pour sa voracité car elle avait dévoré des animaux du troupeau de Géryon, elle a été précipitée dans la mer et est devenue un monstre. Trois fois par jour, elle absorbe une grande quantité d’eau de mer, attirant dans son gosier tout ce qui flotte, et en particulier les navires, puis elle rejette l’eau absorbée. Alors qu’Ulysse et ses compagnons concentrent leur attention pour passer le plus au large de Charybde, Scylla, créature  à l’aboiement effroyable enfoncée à mi-corps dans le creux de la roche et possédant six longs cous auxquels sont attachées six têtes munies chacune d’une triple rangée de dents, enlève et dévore six Achéens. Ulysse et le restant de ses troupes voguent le plus vite possible en invoquant la déesse Crataeis, la mère de Scylla, comme l’avait préconisé Circé. Ils sortent finalement indemnes de ce détroit fatal.

Cette scène n’est pas sans rappeler l’épisode du Cyclope : Scylla est divine car elle est la fille de la déesse Crataeis et monstrueuse du fait de son apparence et de son anthropophagie. Avec Charybde et Scylla, ce sont deux figures radicales de l’altérité qu’Ulysse rencontre. A elles deux, elles incarnent le spectre du naufrage et de la mort, condensant les dangers encourus en mer par les Achéens qui vont toujours de mal en pis. Elles révèlent aussi à Ulysse qu’il est encore pleinement dans la région des confins, bien loin d’Ithaque. Cependant, en suivant pieusement les conseils de Circé, le héros s’en sort, ce qui constitue, une nouvelle fois, un gage encourageant de retour.

Sur l’île du Soleil

Sitôt ces dangers écartés, l’équipage d’Ulysse arrive sur l’île où paissent les bœufs et les brebis du Soleil. Alors que les Achéens les entendent meugler et bêler de leur navire, Ulysse, qui a en tête les avertissements de Tirésias, les avertit du danger et les enjoint de ne pas s’arrêter. Mais Euryloque arrive à convaincre l’équipage d’une nécessaire halte. Ulysse donne un ultime avertissement à ses compagnons : il ne faut surtout pas abattre et manger ces animaux qui sont immortels et divins, échappant ainsi à leur condition d’animaux destinés au labour et au sacrifice. Mais le séjour sur l’île du Soleil s’éternise par manque de vent et les vivres commencent à faire défaut. Pour parer à la famine et malgré l’interdiction de leur chef, les Grecs, sous la conduite d’Euryloque, tuent quelques-uns de ces animaux interdits pour les manger. A partir de ce moment,  s’opère une dissociation définitive entre Ulysse, qui se place du côté de l’ordre et de la piété, et ses compagnons, qui se mettent du côté de l’ὕϐρις / hubris et de l’impiété. Les Grecs pourchassent les animaux pour en faire une hécatombe (ἑκατόμϐη / hécatombè, sacrifice de cent bœufs). Ils brouillent les règles du sacrifice en faisant apparaître l’univers de la chasse dans celui du sacrifice :

ἀλλ᾽ ἄγετ᾽, Ἠελίοιο βοῶν ἐλάσαντες ἀρίστας
ῥέξομεν ἀθανάτοισι, τοὶ οὐρανὸν εὐρὺν ἔχουσιν. 

Allons ! Nous avons là ces vaches du Soleil. Pour faire aux Immortels, maître des champs du ciel, un sacrifice, pourchassons les plus belles. » (Chant XII, vv. 343-344)

Les Achéens font un simulacre de sacrifice. Ils font des libations en répandant de l’eau et non du vin, ils substituent du feuillage à l’orge blanche et surtout ils font brûler les os des victimes immortelles pour nourrir les dieux, leur proposant une sortie de cannibalisme divin. Leur action, hautement sacrilège, est inacceptable pour les dieux. Leur vengeance ne va pas se faire attendre : les Achéens vont mourir en mer, sans sépulture. Ulysse, le seul à ne pas avoir pris part au sacrifice, essuie une terrible tempête qui détruit son vaisseau mais survit.

Une longue escale chez Calypso

Ulysse échoue, seul et sans navire, chez la nymphe Calypso. Tombée amoureuse, la déesse, dont le nom vient du verbe grec καλύπτω / calupto / « cacher », le garde jalousement auprès d’elle, pendant sept ans, à l’insu de tous, lui proposant même l’immortalité. Le pays de Calypso se trouve dans une région reculée des confins dans laquelle même les dieux hésitent à venir. Hermès, venu chez elle pour lui annoncer que Zeus veut qu’elle laisse partir Ulysse, ne semble pas beaucoup apprécier cette contrée du bout du monde, à l’écart de toute vie humaine : 

τίς δ᾽ ἂν ἑκὼν τοσσόνδε διαδράμοι ἁλμυρὸν ὕδωρ
ἄσπετον; οὐδέ τις ἄγχι βροτῶν πόλις, οἵ τε θεοῖσιν
ἱερά τε ῥέζουσι καὶ ἐξαίτους ἑκατόμβας. 

Qui, de son gré, parcourrait un si grand espace d'eau salée, plus étendu qu'on ne saurait dire? Il n'y a près d'ici aucune cité de mortels, qui offrent aux dieux des sacrifices et des hécatombes choisies. (Chant V, vv. 100-102)

Calypso obéit à l’ordre de Zeus et accepte de laisser partir Ulysse qui, retenu de force, passe son temps à pleurer et à regretter Pénélope.

En préférant Pénélope à Calypso, le héros fait le choix de l’humanité face à l’immortalité, se montrant ainsi respectueux de l’ordre du monde. En ne transgressant pas la frontière entre mortels et immortels, il garde le statut d’humain, ce qui est une manière d’œuvrer pour son retour. 

Une fois la décision du départ actée, Calypso l’aide à fabriquer un radeau et elle fait souffler une douce brise où moment où il prend la mer.

Chez les Phéaciens

De retour sur la mer, Ulysse va de nouveau être la cible de la colère de Poséidon : le dieu provoque un orage qui brise son radeau et, c’est accroché à une épave, tout nu et méconnaissable, qu’il arrive sur l’île des Phéaciens, un peuple de l’ « intermédiaire », à la fois proche des dieux et des hommes. Leur roi Alcinoos précise cette proximité avec les Immortels au Chant VII, vv. 204-206 : 

εἰ δ᾽ ἄρα τις καὶ μοῦνος ἰὼν ξύμβληται ὁδίτης,
οὔ τι κατακρύπτουσιν, ἐπεί σφισιν ἐγγύθεν εἰμέν,
ὥς περ Κύκλωπές τε καὶ ἄγρια φῦλα Γιγάντων. 

Sur le chemin désert, s’ils [les Dieux] croisent l’un des nôtres, ils ne se cachent point : nous sommes de leur sang, tout comme les Cyclopes ou comme les tribus sauvages des Géants.

Les dieux leur ont accordé d’être d’infaillibles passeurs : ils naviguent sur des navires sans pilote, doués de raison et fins connaisseurs de toutes les routes maritimes. Ils sont tout particulièrement aimés de Poséidon.

Par ailleurs, ils vivent en société, respectent les lois de l’hospitalité, ce qui les place du côté humain.

À son arrivée sur l’île, Ulysse, épuisé par son naufrage, s’endort dans des broussailles près d’une rivière. Il est réveillé par des rires et des cris de jeunes filles : Nausicaa, la fille du roi, et ses servantes, venues laver du linge sur les conseils d’Athéna. Pour Ulysse, il s’agit d’une apparition éclatante. L’épithète homérique utilisée pour qualifier Nausicaa, « aux bras blancs » (λευκώλενος / leukomenos), souligne sa pureté et sa virginité, tout comme la comparaison faite avec la déesse vierge Artémis. Quand il sort des broussailles, il est nu et le corps abîmé par les épreuves. La comparaison avec le lion λέων / leon au vers 130 du Chant VI établit qu’Ulysse arrive davantage comme une bête que comme un homme chez les Phéaciens, ce qui rend le contraste avec les jeunes filles d’autant plus saisissant. Les servantes, effrayées par Ulysse, s’enfuient en poussant des cris. Seule Nausicaa ose rester car Athéna verse le courage dans son cœur, faisant d’elle un modèle d’hospitalité. Ulysse se jette à ses genoux et l’implore. Il va ensuite se laver. Grâce à Athéna qui lui verse la beauté, il retrouve une apparence humaine. Il met les vêtements donnés par Nausicaa et profite d’un repas servi par les jeunes filles. Après qu’il a retrouvé une apparence humaine et rassasié son estomac affamé, Nausicaa lui indique le chemin pour aller à la cité phéacienne et au palais du roi. La princesse phéacienne joue ici un rôle d’intermédiaire : telle une « passeuse », elle permet à Ulysse de quitter la bestialité pour réintégrer l’humanité et la société humaine. Une fois arrivé au palais, Ulysse reçoit un accueil très hospitalier : on donne un grand banquet en son honneur au cours duquel il se met à raconter toutes ses aventures. Les Phéaciens mettent ensuite un navire à sa disposition et le reconduisent sans heurts à Ithaque, avec de nombreux trésors, cadeaux du roi Alcinoos.

Le retour d’Ulysse à Ithaque

Son voyage dure dix ans avant qu'il ne regagne son île, rentrant chez lui incognito, déguisé en mendiant, tout en gardant la noblesse de son port, grâce à la complicité d’Athéna. Parvenant seul à bander son arc, il exerce une vengeance impitoyable sur les prétendants qui voulaient épouser Pénélope et s’emparer du pouvoir à Ithaque. Il libère sa femme et les dieux prolongent la nuit de leurs retrouvailles.

Le retour d’Ulysse dans son île, parmi son peuple, auprès de sa femme et de son fils est la conclusion heureuse de l’Odyssée. Mais ce qui importe plus que tout, c’est le voyage et la valeur initiatique que toutes les épreuves lui ont conférée. Chaque étape permet à Ulysse de réaffirmer de manière encore plus forte qui il est : un homme à la renommée incontestée, un roi, un mari, un père. Ayant cédé à l’hubris chez les Cicones ou le Cyclope ou au spectacle de ses compagnons y cédant, Ulysse apprend, comprend qu’il ne doit pas sortir des limites de la condition humaine et gagne en piété. La dimension initiatique de toutes les épreuves subies est donc incontestable et va au-delà de la simple expérience : c’est un Ulysse à l’humanité et à l’identité encore plus assumées qui revient à Ithaque.

Ithaque

Quand tu partiras pour Ithaque,
souhaite que le chemin soit long,
riche en péripéties et en expériences.

(...)

sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n'a plus rien d'autre à te donner.

Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.
Sage comme tu l'es devenu à la suite de tant d'expériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.

Constantin Cavafy, poème traduit du Grec par Marguerite Yourcenar.

Ce que chante Homère :

 

εἴμʹ Ὀδυσεὺϛ Λαερτιάδηϛ, ὃϛ πᾶσι δόλοισιν

ἀνθρώποισι μέλω, καί μευ κλέοϛ οὐρανὸν ἵκει

 

Je suis Ulysse fils de Laërte, c’est moi qui suis connu de tous les hommes par mes ruses et dont la gloire monte jusqu’au ciel.

Odyssée, 9, 19-20

Vers le Musée virtuel de la Méditerranée

Le voyage d'Ulysse, entre réel et imaginaire 

  • L'Odyssée raconte comment le héros fameux, Ulysse, celui qui a fait tomber la glorieuse Troie, cherche à revenir dans son île d'Ithaque pour y retrouver son royaume. Trop humain, il est  le symbole du héros qui partage toutes les épreuves de la condition humaine. Ulysse refuse aussi la vie éternelle que lui offre Calypso. Lors de l’épisode de la Nekuia (rituel de l'invocation des morts), il dialogue avec l’âme d’Achille qui lui affirme que le héros aurait préféré une vie longue mais paisible à sa vie courte et glorieuse.
  • Si Ulysse est le héros intelligent et rusé par excellence, son épouse Pénélope n’est pas en reste. Promettant aux prétendants un mariage une fois son ouvrage achevé, elle tisse le jour une toile qu’elle détisse chaque nuit.
  • Ulysse est l’ennemi juré d’Ajax dans la tragédie éponyme de Sophocle : le fils de Télamon lui voue une haine indéfectible pour avoir remporté contre lui les armes d’Achille.
  • La postérité d’Ulysse dans les arts est immense, autant en littérature qu’en peinture, cinéma ou dessin animé. Ses aventures ont même été transposées dans l’espace (Ulysse 31) !

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Pistes pour la classe

  • Les dieux et héros gréco-romains
  • Les monstres de la mythologie
  • L’épopée
  • Le voyage : ses découvertes et ses périls

Liens avec les programmes LCA

COLLÈGE

Programme de l’enseignement de complément

  • Du mythe à l’histoire

LYCÉE

Programme de l’enseignement optionnel

  • Classe de seconde : L’homme et l’animal, L’homme et le divin, Soi-même et l’autre
  • Classe de première : Masculin, féminin, Les dieux dans la cité
  • Classe terminale : L’homme, le monde, le destin

Programme de l’enseignement de spécialité LLCA

  • Classe de première : Amours, amours
  • Classe terminale : « L'homme, le monde, le destin » et plus spécialement « Le "grand théâtre du monde" : vérité et illusion »

CLASSES MARE NOSTRUM

  • La Méditerranée, carrefour linguistique et culturel de l'Antiquité à nos jours

Liens avec les programmes d'autres disciplines

Liens avec le programme de FCA

  • Guerre et paix entre dieux et mortels, comprendre ce qui rassemble et divise
  • Représentations de l’au-delà, imaginer le cycle de la vie

Lien avec le programme de Français

Collège - Cycle 3 (6ème) :

  • Le monstre aux limites de l’humain
  • Récits d’aventure
  • Lire une œuvre intégrale : L'Odyssée d'Homère de M. Szac, illustrée par Catel 

Le programme d'Histoire-Géographie

  • Collège - Cycle 3 : Récits fondateurs, croyances et citoyenneté dans la Méditerranée antique au Ier millénaire avant J.-C.
  • Classe de seconde : Le monde méditerranéen : Empreintes de l’Antiquité et du Moyen-Âge
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