Quant à la prière finale, elle transcende le sentiment de culpabilité collectif (et individuel) en l’inscrivant dans l’opposition théologique entre l’homme jugé selon ce qu’il est par lui-même (et selon ses œuvres donc) et le chrétien justifié par le don incompréhensible et gracieux de la Foi :
Tu fais pourtant un choix d’enfant ou d’ennemis ;
Et ce choix est celui que ta grâce y a mis (1279)
Le partage entre « loups et agneaux » peut alors s’opérer ; reconnaissance du mystère de la prédestination : toute la prière oppose « Nous » à « Ils » : un « nous » qui n’est plus la communauté nationale du début mais le corps mystique des Elus : non plus identité historique mais connue de Dieu de toute éternité.
Ainsi le regard est-il changé : ce n’est plus un tableau de choses vues mais l’appréhension par la prière de l’invisible : incantation où dans la langue de Canaan (hébraïsmes, tissu de citations) la prière impose d’abord l’écoute d’une langue étrangère qui va permettre de « voir » le sens.
La perspective est donc renversée : au départ, la vision d’un corps meurtri et divisé, d’où naît la voix, le cri, la parole de celui qui lui aussi participe à la tragédie. À l’arrivée, le recours à la lumière céleste fait taire cette voix et le discours fait place au chant qui seul peut appréhender l’invisible, et c’est le chant qui conduit à la vision spirituelle.
Résumant tout le trajet des Tragiques, Misères raconte une démarche initiatique : d’abord égaré, l’homme est guidé vers Dieu : d’une parole inarticulée où la logique ne peut être représentée, le cri de souffrance, le sens toujours susceptible d’être retourné, à une parole ineffable.
En même temps le drame familial se résout : passage de la mère au Père : Jacob, fils de Dieu, non Esaü : l’identité acquise selon la chair s’oppose à l’identité reçue de Dieu (cf. l’archétype père/mère : le père juge ses enfants, ma mère les reconnaît pour siens) La légitimité vient de la conformité au modèle paternel. Egaré dans le face à face avec la mère, (le tableau du royaume), le poète découvre son identité dans la prière adressée au Père éternel : du prénom usuel souvenir de l’aegre partus, à la filiation céleste impliquée par le premier prénom : Théodore, Dieu donné ; de l’immanence à la transcendance, de l’éloquence au saint cantique.
Commentaire 12 La prière finale (1262 – 1292)
Après avoir dans un premier temps montré les misères de la France, puis leurs responsables humaine, d’Aubigné accomplit une étape de plus : l’explication humaine ne suffit pas : l’état actuel du monde est lié aux conflits qui opposent le Créateur à sa création : l’appel à Dieu veut montrer qu’à une tragédie surnaturelle il ne peut y avoir qu’un dénouement surnaturel.
Donc le poète fait une nouvelle lecture des « misères » (« un œil nouveau ») et on se demandera en quoi consiste cette nouveauté, et en quoi elle déteint sur la langue.
Plan
- Le changement de perspective 1262 – 1272
- La prière à Dieu 1273 – 1292
Première partie
Les trois premiers vers marquent la volonté de changer et sont la transition entre ce qui précède et la prière : cf. « laissons-là… Voyons d’un œil nouveau… » Il dit ne plus vouloir parler « de la pierre ni du couteau » ce sont précisément les armes de la vengeance divine, armes qui s’abattaient sur les protestants et les faisaient douter de leur élection (mais aussi les armes que dans un premier temps ils avaient prises contre les Rois : Chastel et Ravaillac, les deux régicides instruments divins d’un châtiment voulu par Dieu (« qui nous frappe d’en haut »).
La décision de changer apparaît dans la clôture de la première proposition à la fin du second hémistiche (de couteau à d’en haut) et la symétrie couteau/Haut/ Nouveau instaure une nouvelle perspective pour « voir » de façon différente la « cause et le bras qui justement les pousse » (les = la pierre et le couteau) il faut chercher la cause première qui va armer les causes secondes à juste titre : l’œil nouveau permet de comprendre les desseins de Dieu, justes par définition, et donc d’introduire la justice dans ce chaos.
On peut se demander à quoi correspond la forme de l’impératif pluriel (laissons etc.) : probablement tous les lecteurs et d’Aubigné ; mais on verra au cours du texte cette première personne prendre un sens plus précis.
Les vers suivants marquent le changement d’attitude avec le chiasme paix avec Dieu/paix avec nous//Le ciel sera doux/Soyons doux à nous-mêmes et l’afflux de sonorités identiques et la répétition de mots vont être comme le signe de cette harmonie retrouvée (le « ou » de nous, couteau, foudroyés, se courrouce…) une langue transparente et simple : le regard vers le ciel entraîne la paix entre les hommes. Et l’identité des termes marque le caractère automatique de la paix sur terre quand les hommes sont en paix avec Dieu. Mais en même temps le deuxième vers (« le ciel sera doux… », montre que la paix avec les autres entraîne la douceur du ciel. Ainsi les deux vers montrent que le retour à dieu et à sa clémence est étroitement lié à la paix entre les hommes : comme un cercle qui tend à montrer l’union inséparable de l’amour de Dieu et de l’amour des hommes et donc l’importance du point de vue supérieur théologique ; toutes les reprises de mots montrent cette circulation des hommes à Dieu et de Dieu aux hommes, comme cette coïncidence de la piété intérieure et de la paix extérieure, de la religion et de l’histoire — cf. Ne tyrannisons point… / Nul n’exercera de tyrannie : les malheurs des protestants sont un châtiment mérité qui explique la présence de « tyrans » envoyés par Dieu comme punition. De même, la reprise de « vains soucis » par « notre souci soit… » dans le premier cas il s’agit d soucis extérieurs (politiques) dans le second, il s’agit de religion : il faut d’abord parler à Dieu.
Donc ces répétitions ont deux buts : parler dans une langue vraie et transparente, et montrer la liaison du politique et du religieux.
Deuxième partie
Pour la seconde fois le poète s’adresse à Dieu ( exorde et conclusion)
Appel au regard de Dieu (« tu vois ») sur les misères de son Église : les quatre premiers vers sont une opposition entre persécuteurs et persécutés : l’ordre réapparaît, et cette opposition en engendre une autre : les persécutés / l’espoir en toi : opposition qui prélude au renversement qui va s’opérer entre triomphe apparent et victoire réelle. Mais le terme d’Eglise montre qu’ici la parole est partisane (à l’inverse du début du livre). Le poète demande à Dieu de porter un regard sur la foi de son église, martyr de Dieu . Donc ces vers disent d’une part la persécution des protestants (fléaux – une syllabe – mise en cendre et en masure), et d’autre part l’apostrophe « juste vengeur » montrant que contre toute attente la justice va redresser la situation des protestants – cf. l’antithèse presque précieuse et oxymorique « contre tout espoir/son espérance en toi » (espoir = vertu théologale). Quant au dernier de ces quatre vers il concrétise le paradoxe de la foi : la position de repli (« pour son retranchement le rempart de la foi » termes poliorcétiques) va devenir une position inattaquable sur laquelle en vain se heurteront les fléaux. Écho des psaumes cf. le 51 : dans le dénuement le plus complet, se retourner vers Dieu et de là prendre la force de résister victorieusement. Noter le caractère solennel de ces vers, l’enjambement constant, les longs mots abstraits, le vocabulaire de la guerre.
Les quatre vers suivants sont capitaux parce qu’ils montrent la certitude d’une élection ; ils se groupent deux à deux ; les deux premiers vers montrent sur le plan terrestre que du point de vue de la justice tous sont coupables (« égaux en vice ») : la justice condamne les actions coupables sur terre ; mais la miséricorde absout et montre l’action de la grâce divine sur ceux qu’elle élit ; « tu fais pourtant un choix… » et ce choix c’est de donner la grâce aux protestants. Écho des doctrines calvinistes où l’on voit que l’élection n’est pas tributaire des œuvres (cf. Jacob). Ainsi le Partage, qui était impossible à faire entre bons et méchants est désormais possible dans la perspective théologique de l’élection.
Mais les quatre vers suivants justifient malgré tout le choix de Dieu (cf. le dogme protestant : par ma conduite, je justifie mon élection). Ils se lisent aussi deux par deux et opposent dans chaque distique la réaction des catholiques à celle des élus : d’un côté les biens qui engendrent l’orgueil, et de l’autre le mal pour lequel on ne s’en prend qu’à soi-même ; d’un côté une douceur qui n’empêche pas de maudire Dieu et de l’autre, les blessures mais une bénédiction.
Ces méchants ne sont pas satisfaits même s’ils ont du bonheur. Les antithèses doubles, de vers à vers et d’hémistiche à hémistiche opposent le « ils » définitivement troisième personne au Nous et une conduite impie à une conduite pleine de foi (si = pourtant).
Les quatre vers suivants sont deux séries d’interrogations (traduction d’Isaïe et de Jérémie) « cette bande meurtrière » périphrase péjorative et « le vin » est cod de Boire, et la question montre la possibilité d’un retournement : opposition entre boire le vin et boire la lie, comme si le courroux ultime était précisément le reste le plus lourd à avaler, la punition la plus grave.
L’image qui suit montre la même possibilité : les verges (instruments de la vengeance divine) vont aller au feu : Dieu va précipiter dans l’Enfer les instruments de la vengeance contre l’élu-pécheur : ce qu’on voyait n’était donc qu’un jeu, qu’un spectacle – le théâtre tragique, précisément, qui ne montre qu’un décor ; la réalité, c’est l’Enfer prévu pour les coupables véritables (auparavant instruments dans la main de Dieu mais « sales de notre sang » montre que ces verges ont tort de répandre ce sang : le point de vue de Dieu permet d’assumer la contradiction : Dieu nous châtie/Dieu n’aime pas voir verser notre sang.
Ainsi les quatre derniers vers montrent-ils définitivement les desseins de Dieu. Après la forme interrogative, la prière (cf. les impératifs : « Châtie, punis, distingue… ») : c’est la preuve d’une élection que demande d’Aubigné. Opposition de deux groupes enfin nettement différents, les loups et les agneaux : les uns seront simplement châtiés pour une simple « escapade » les autres punis pour leur « boucherie » ; et la verge va au feu tandis que la barre ‘de fer) tue. Le rythme accentue la symétrie de ces vers rapportés comme la séparation en deux groupes ; les « enfants » représentant les Elus (les enfants du Père) et noter les sonorités qui vont dans le même sens (i/ou).
Conclusion
Une structure musicale en quatrains qui assonant souvent : signe de la lumière de Dieu qui se répand dans le poème.
Une argumentation qui vise à montrer à Dieu le retour de ses enfants au bercail après l’escapade et donc à lui demander de punir ceux dont il s’était servi pour les châtier.
La constitution dans le hors-temps d’une église des élus en face des impies, ce qui fait parler le poète en tant que membre de cette communauté. Donc le « nous » ne désigne plus que les protestants (auparavant, c’était au nom de la communauté nationale qu’il avait parlé cf. 131 sq.).
Enfin superposition des trois dimensions : le moment actuel, les premiers chrétiens, le Père / la mère.