Les Tragiques, Livres 1 et 2. Agrippa d'Aubigné. La dénaturation

À l’œuvre dans tout le texte, un processus de dénaturation qui engendre nécessairement le monstrueux. Ainsi la distinction en coupables (le tyran) et les innocents est brouillée — cf. 211-214 (emprunts à Lucain) où sont impliqués dans le carnage non seulement les soudards mais la population tout entière, et 271-74 (l’ensauvagement des paysans) ; cf. l’épisode des chiens forcenés qui sévissent comme les tyrans sur les innocents (468 sq). Et la victime (les chiens) est elle aussi devenue enragée.

On comprend l’insistance du poète sur les crimes des Réformés : c’étaient des victimes de la tyrannie, mais ils sont devenus à leur tout comme Jacob des bourreaux de leur mère.

Le tableau du royaume est donc plus qu’un simple réquisitoire contre l’adversaire, c’est le constat d’une culpabilité et d’une dénaturation.

Quatrième commentaire : vers 96-130 (Je veux peindre la France…)

Dans ce passage très connu, d’Aubigné choisit de commencer (juste après l’exorde) la description des Misères de la France par la peinture de ce pays en « mère affligée » dont les deux jumeaux se disputent le sein nourricier. Cette peinture est annoncée d’une part par les paroles de Melpomène (qui introduit l’entrée en scène de la France en mère éplorée) et d’autre part par les deux allégories précédentes dont le référent (tantôt Rome, tantôt la tragédie) prend le même visage que la France : toujours une même femme éplorée.

Un sonnet de d’Aubigné daté de 1575 et reproduit par P. de l’Estoile : « la France allaite encor deux enfants aujourd’hui » constitue la première version de ce tableau.
Ronsard dans la continuation des Misères avait vulgarisa la comparaison de la France avec une femme dépouillée de ses richesses et meurtrie, et d’autres encore (Du Bartas, Garnier...).

À cette image vulgarisée, d’Aubigné ajoute une interprétation allégorique répandue chez les Protestants, de l’histoire de Jacob et d’Esaü, assimilés aux deux partis qui s’opposent comme l’Elu à l’enfant charnel (la grâce aux protestants / et Esaü pour les catholiques)

Un texte violent et symbolique dont il faudra voir la portée, d’autant que l’allégorie est loin d’être claire et qu’elle pose le problème de l’articulation du politique et du religieux.

Plan

Très net :   

  • Deux vers d’introduction
  • Les agressions du plus fort 99-106
  • La réponse de Jacob et la lutte fratricide 107-116
  • La réaction de la mère 117-150

Introduction

Les deux vers marquent donc la présence de cette volonté énonciative (cf. le début du livre) qui réalise son dessein en même temps qu’elle le dit : le texte est un acte, celui d’une volonté combattante ; et l’appel à la peinture n’est pas sans raison, cars l’organisation picturale fait d’une part appel à la vue (le sens le meilleur de tous les sens, le plus capable d’émouvoir l’âme) et d’autre part c’est une manière de représenter le Vrai, non le réel : la peinture allégorique fera donc mieux comprendre la vérité qu’une description réaliste des misères, parce qu’elle présentera en un tableau – qui sera animé bien-sûr puisque nous sommes d’abord au théâtre et dans la tragédie sanglante- en un seul tableau synthétique, tout ce que le réel nous présente de façon éparpillée, donc beaucoup plus insignifiant et impressionnant.

La mère affligée : le terme reprend « l’affliction » du vers 56 (retour aux causes du désastre) et « de deux enfants chargée » : c’est la mise en place de l’allégorie mère / enfants, le terme « chargée » impliquant déjà le souci qu’ils lui donnent.

Ces deux enfants vont permettre de décrire en même temps une histoire, son précédent biblique et sa signification contemporaine.

Première partie (97-106)

Elle décrit l’agression du plus fort ; une description où s’exprime la violence dans les actions décrites et dont le caractère concret ajoute au sens symbolique.

Donc un jugement de valeur évident : cet Esaü, le plus fort, veut tout pour lui (orgueilleux, brise le partage, voleur acharné qui prend les deux seins…). Tous ces qualificatifs font du plus fort quelqu’un qui appartient à l’ordre de la chair (« acharné » est à prendre au sens propre : qui s’attache aux biens charnels : l’enfant selon la chair). D’ailleurs il est « malheureux » il n’est donc pas un élu, et il agit en outre passant les droits naturels. Les verbes sont très forts (empoigne, brise, fait dégât : il sème la destruction).

En même temps le rythme communique cette violence au vers : contre-rejets, rejets se succèdent. Il y a toujours débordement ou anticipation, et le nombre d’occlusives, comme de monosyllabes ou de mots brefs de deux syllabes font autant de coupes et de coups dans le vers. Donc un acte violent qui inaugure ce processus de dénaturation dont l’aboutissement réel (et non plus symbolique) sera la dévoration de l’enfant par la mère. Dénaturation d’autant plus énorme pour le moment qu’elle a pour cible le « besson », l’identique, le même, le jumeau.

On voit déjà l’ambiguïté de l’allégorie : d’où parle le narrateur ? Il donne tort à Esaü, mais l’autre ne sera pas différent, et il se battra aussi.

Remarquer le ralenti du vers 194 et ses allitérations comme si l’évocation de la tendresse maternelle (dont le « doux lait » s’opposera au sang-venin) alanguissait le vers.

Enfin les deux derniers vers montrent la gravité de cette violence : la dénaturation aboutit à la perte même de l’instinct vital : Esaü devient suicidaire, insensible à la vie. Ce n’est pas un triomphe mais une destruction.

Ce petit tableau permet donc de visualiser d’une façon rapide et concrète l’action des catholiques, violente, indue, accaparant ce qui ne lui appartient pas, voulant tout garder pour soi, distribuant les coups et la mort mais le bonheur de vie disparaît en même temps.

D’Aubigné, dans cette première partie même s’il est du parti protestant ne peut s’empêcher de parler au nom de la communauté nationale : il n’y a pas de vainqueurs.

Deuxième partie

Changement de point de vue. L’éclairage est sur Jacob.

Les quatre premiers vers montrent sa réaction et la justifient car tout en condamnant l’action d’Esaü, ici, tout justifie l’action de Jacob : la faim (« pressé d’avoir jeüné meshui » = jusqu’à présent) une patience trop longue (cf. l’adverbe « longtemps ») devant ce qu’il a enduré (cf. son « ennui ») Donc « à la fin » il se défend. Tous les adverbes de temps ont montré sa bonne volonté. Il est quasiment acculé à se défendre (la Faim est un thème obsédant du livre I ; c’est elle qui fait, des deux côtés, commettre des atrocités —  cf. les deux récits horribles après les descriptions générales). Ainsi Jacob « rend » (= livre à son tour) un combat « dont le champ est la mère » ce qui implique un sens allégorique puisque le sein devient le « champ de bataille » mais que par là l’allégorie-figure est métaphorisée selon son sens symbolique : le « champ » c’est encore la France, la terre de France dévastée par les combats. Le thème est annoncé par la voix de Melpomène (« là… le fruit de ton flanc fait le champ du combat »).

Donc un sacrilège sous la pression de la nécessité mais un sacrilège de Jacob tout de même.

Les vers suivants montrent l’aveuglement – au sens propre comme au figuré – des combattants égarés par la rage et la fureur. Antithèse entre la douleur (soupirs ardents, pitoyables cris, pleurs réchauffés…) et la rage (rage, courroux, poison, furieux) : aveuglement aux souffrances de la mère (avec déséquilibre protase/apodose : insensibilité à toutes ces manifestations de souffrance) (et les sonorités assonances en [i]).

Description épique du combat (mêmes rimes, mêmes mots que chez Ronsard où il y avait aussi mention des jumeaux). La rage ne leur fait plus entendre l’appel de la mère.
Puis nouvelle consécutive (si bien que) où la virulence augmente, et comme un nouveau conflit né de la réaction de Jacob avec une nouvelle conséquence : « … et se fait si furieux/ que d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux » (gauche=funeste) : aveuglement allégorique : les combattants n’y voient plus clair, c’est le caecus furor, topos de la guerre et de l’aveuglement qu’elle cause.

Le point de vue ici est légèrement différent de celui du sonnet d’origine. Les deux frères, non nommés, étaient strictement sur le même plan ; ici leur identité montre les droits de l’un, l’agression de l’autre, même si au terme, ils sont tous deux aveuglés, et cet aveuglement consiste surtout à être sourd aux pleurs de la mère, à ne plus voir leur mère. Donc une culpabilité vis-à-vis de la mère partagée ; une victime qui finit par devenir son bourreau. Les guerres civiles aboutissent à la transformation de Jacob en Esaü ! C’est bien là l’œuvre de Satan comme il nous sera expliqué dans les « Fers » (livre V) vers 245 sq. :

   « Il fait que l’assaillant en audace persiste / Et l’autre à sa fureur par sa fureur résiste »

Dernière partie

L’éclairage se porte sur la mère : d’abord une description de son action, puis ses paroles.

Son action : elle est présentée comme une femme à l’agonie (cf. le deictique : il la montre) et tous les mots signifient deuil et mort, une Pieta avec un renversement symbolique puisque ce sont ses enfants qui la tuent. « en sa douleur plus forte (superlatif = extrême) / succombe en la douleur » : cercle de la douleur, qui entraîne la mort et ensuite une curieuse caractérisation qui reviendra dans l’épisode de Montmoreau : « mi-vivante, mi-morte » Etat d’entre-deux, horrible une vie qui est in-humaine et n’en est plus une.

Le tableau de cette mère à l’agonie rappelle les deux tableaux de l’exorde, qui l’obsèdent : avec la peinture de Rome et de Melpomène, et la même terreur (cf. ses rêves qu’il raconte, faits à l’âge de 7 ans) Donc cette expression nous dit d’un mot l’état de la France, une vie toute proche de la mort qui menace à chaque instant.

Et le tableau que nous venons de voir des deux frères est celui-là même qu’elle a sous les yeux et qui va entraîner sa réaction :

« Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants
Qui ainsi que du cœur  des mains vont se cherchant… »

Un spectacle donc, toujours plus abominable pour la mère : les « mutins » associent les deux frères dans une rébellion contre-nature et le terme de « déchirés » vaut aux deux niveaux concret et abstrait (les divisions entre les français) ; le sang, (antithèse du lait désiré et accaparé) est sur eux, et la relative appositive décrit en un raccourci saisissant la haine physique et morale rapprochant le concret « mains » de l’abstrait « cœur ». Quant à la forme progressive, elle montre qu’on est placé à l’intérieur du déroulement du combat.

Une réaction ultime alors : essayer de sauver Jacob, l’enfant préféré — cf. la périphrase « celui qui a le droit et la juste querelle » : point de vue du narrateur : qui se prolonge par la description d’Esaü : qui « viole l’asile de ses bras » doublement sacrilège : il poursuit celui qu’elle protège et s’en prend à un lieu inviolable « l’asile de ses bras » Noter la place en tête du vers de « viole » (et une série de vélaires en [v] communique cette vibration générale (veut, sauver, viole poursuivant) ; On pense à ces villes ou ces terres qui prennent parti pour les protestants en essayant de les sauver mais qui sont saccagées pour l’avoir fait. Ici entre les deux enfants le choix est clair (surtout par rapport au sonnet d’origine)

Conséquence : « adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine » Epuisement du lait, de la terre dévastée, encore une fois famine, meurtre de la mère.

  • Les paroles de la mère dans ses derniers instants (aux derniers abois de sa proche ruine : terme de chasse cf. le faon, la biche poursuivie, le brame de Melpomène et n’oublions pas qu’Esaü est chasseur : il s’agit d’un attentat contre la mère. Mais ses paroles vont renverser le point de vue puisque, à nouveau différenciés par le geste de la mère, les jumeaux vont être regroupés dans une même malédiction (à l’inverse de la bible et d’Isaac) le terme de « félons » s’adresse aux deux enfants et sa place permet de séparer le participe de son auxiliaire (« vous avez félons ensanglanté… » et d’insister donc sur sa valeur d’accompli : désormais ce sein vous donne du sang, et la métonymie associe dans un seul terme « sein » la nourriture (sein = lait) à la maternité (sein = utérus) et transforme ainsi la métonymie pure en figure de la mère entière, et elle maudit sa progéniture (or = maintenant) « Or, vivez de venin » une vie qui consiste à s’abreuver de mort, une vie non-vie (allitération) le sang empoisonne textuellement la vie, le lait devient le sang maternel répandu qui va empoisonner les enfants, et le terme de « venin » est commenté par « sanglante » (sanglante géniture) et « sang » qui reprennent « ensanglanté » liant ainsi dans les termes de la malédiction l’action (verser le sang) à son châtiment (boire du sang) (cf. aussi le cannibalisme) : le texte ainsi commence sur du lait qu’on se dispute (est-ce une simple affaire de pouvoir, les guerres de religion ?) et finissant sur le sang qu’on récolte. Solennité de la malédiction (cf. les mots longs à la rime, le terme de géniture, les rythmes réguliers), des enfants qui se nourrissent de sang et qui vont mourir de ce venin cf. Melpomène « mère non-mère… » La mère, par un dernier renversement est aussi celle qui va tuer ses enfants. On reconnaît ce fantasme ancien de d’Aubigné qui ne peut concevoir de rapport maternel sans que ce lien mère-fils ne soit mortel pour l’un ou pour l’autre. Ici la France devient — cf. Sénèque la Médée qui tue ses enfants, modèle des tragédies sanglantes.
  • Les images créées entraînent une indécision croissante quant au sens  de l’allégorie : lutte terrestre pour le pouvoir ? Et donc malédiction des deux enfants, le narrateur partisan devenant, sous la pression de l’écriture le témoin objectif des misères de l’ensemble d’une nation ? Ou bien y-a-t-il un Elu ? Dans la Bible le désespoir de Rébecca s’efface devant l’oracle de Dieu qui appelle Jacob à la domination : si du point de vue politique tous sont coupables, du point de vue de Dieu (quand on verra que le pouvoir n’a plus de prestige, déshonoré par ceux qui l’exercent), Jacob sera sauvé. Est-ce à dire que l’élection concerne l’au-delà seulement ? Alors, pourquoi lutter ici-bas ?

Conclusion

  • L’allégorie permet de ramasser en un tableau visuel tous les éléments qui font de la France une terre de Misères et ce d’autant plus que cette allégorie est une personne jouant une scène, en représentation (à l’inverse de Ronsard).
  • Les symboles passent par le lexique de la violence et la figure de l’antithèse résumée dans l’opposition lait / sang.
  • L’ensemble montre les questions inhérentes au combat : sur terre ou au Ciel ?

Ainsi, ce tableau est intéressant car il offre la possibilité de deux lectures : allégorie des guerres civiles c’est une pierre d’attente annonçant un sens religieux qui sur la ruine du politique s’énoncera dans la prière finale.

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