La prosopopée de la Terre (vers 275-310)

La nécessité du poétique

Le recours à la perspective théologique se fait par l’intermédiaire du poétique (l’opposé du narratif) saisi comme fiction permettant de dépasser le visible

 

Commentaire 8 : La prosopopée de la Terre (vers 275-310)

Sujet

Le rapport protecteur de la terre à ses enfants.

Contexte

Le chaos dû aux mauvais rois (cf. 229 sq.) et surtout le sort du paysan. Le passage commence après que d’Aubigné a montré comment les paysans en sont réduits à vivre dans les tanières des animaux ou même sont acculés au suicide.

Problématique

Si le goût des jeux rustiques de l’idylle à saveur campagnarde est très répandu à l’époque car beaucoup de gentilshommes s’intéressent à leurs terres, et nombre de protestants sont contre le luxe et les valeurs de la cour catholique (vie en société, éclat et donc prônent souvent le retour à la terre) cela n’explique pas pourquoi d’Aubigné passe soudain de la dénaturation évoquée plus haut (et qui sera le thème de la première partie) à la douceur d’un retour dans le ventre protecteur de la Mère. Le texte pose donc deux questions :

  • sur le plan de la dénaturation générale : pourquoi le texte va-t-il prendre à rebours la dénaturation qu’il a pourtant annoncée ?
  • sur le plan de l’image maternelle : pourquoi devient-elle protectrice (à l’inverse du début et de ses malédictions) ?

Plan

Deux parties nettement distinctes par l’énonciation :

  • Commentaire de d’Aubigné sur la reconnaissance de la terre envers ceux qui l’embellissent.
  • Prosopopée de la terre.

Ce qui soulève une nouvelle question : pourquoi le retour, au milieu de l’argumentation, à la fiction poétique c’est-à-dire à la prosopopée, qui transgresse les lois de la narration ?

Première partie

Les cinq premiers vers organisent le propos en une série d’antithèses où sont opposées les simples paysans aux « grands » et aux « tyrans ». Les paysans sont les enfants « complaisants » (= qui lui plaisent) de la terre. Les antithèses tournent autour de l’objet d’affection de la terre : cf. ensuite « n’aime pas » et « aimés laboureurs ». Les troisième et quatrième vers expliquent la raison de cette préférence pour les paysans : les tyrans ne répandent « qu’ordure et sang » alors que la terre n’aime ni « le sang ni l’ordure » : il y a reprise sous forme de chiasme de ces deux cod (le sang, c’est la violence, et l’ordure, c’est l’impureté cf. « mains impures » des tyrans). Les rimes comme les figures soutiennent le sens, dit de façon très claire quasi pédagogique comme si la langue prenait la simplicité sans affèterie du style bas de la géorgique. Enfin la rime des deux hémistiches (tyrans/sang) renforce la responsabilité du mauvais roi. Il faut aussi souligner la personnification de la terre en figure maternelle (déjà annoncée au vers 270 : « au ventre de leur mère ») avec les termes d’enfants et le verbe aimer.

Les vers suivants – en opposition avec les deux vers qui caractérisent l’activité destructrice des tyrans) développent et s’attardent sur l’activité bénéfique des paysans qui sont comme une figure idéalisée de ce que doit être le rapport de l’homme à la nature. La description va nous montrer le rapport indissociable entre la nature et l’humanité : la nature reçoit en quelque sorte de l’homme son humanité et c’est le travail humain qui la fait rentrer dans l’ordre général du monde (cf. l’homme qui achève la création) : les trois premiers vers décrivent cette activité constructive (ouvragent, font courir…) il y a un travail d’artiste sur « le beau sein » de la terre-mère, déjà belle, mais qu’ils embellissent. Au sang et à l’ordure s’opposent les belles couleurs, les verdes prées, l’émail des fleurs : tableau idyllique de la campagne paisible civilisée par le paysan (à l’inverse des guerres civiles qui rendent l’état à son état chaotique naturel, ou pire encore, la font rentrer dans cet état chaotique qu’elle n’a pas) cf. un peintre qui mettrait des couleurs à son tableau ou un paysagiste qui va régler le cours d’un ruisseau ou qui fait de l’irrigation : le paysan apporte de l’eau à la terre qui en retour lui fait naître des fleurs. Le rythme montre cette harmonie (enjambement sur trois vers : continuité, qui s’oppose à la brisure et à la rupture)

Les quatre vers suivants, par une rupture du propos, puisque le sujet n’est plus le même (c’était « les laboureurs ») décrivent précisément cet ordre introduit par eux « ordre et compas, jardins azurés, carreaux mesurés ». Les scènes de chaos décrites auparavant font prendre à cet ordre un sens symbolique : le laboureur respecte, lui, les lois de l’ordre naturel, qu’il ne fait qu’achever, à l’inverse du tyran qui transgresse les lois de la nature. Et tout cet ordre introduit est comme offert en offrande au ciel riant (parce que satisfait de voir la nature conforme à l’ordre de Dieu)

Noter comment cette harmonie, cette correspondance générale de l’ordre physique, cosmique, religieux, se voit dans le retour des rimes masculines/féminines en –ès ou –ées ; et comment est célébrée l’activité de l’homme dans un alexandrin très régulier. Tout suggère cette transformation de la nature en œuvre d’art tout en se conformant à l’ordre des choses : tableau d’un paradis édénique. Et le vers 287 « ils sont peintres, brodeurs » assimilent ces paysans à des artistes, avec l’idée que le luxe véritable consiste à œuvre pour retransformer la nature –terre. Le reste ne sera toujours qu’un luxe dévoyé. Les seuls vrais artistes sont les paysans.

Les deux vers suivants (le « Et puis » marque le prolongement nécessaire de cette œuvre, comme de ce tableau) suggèrent avec le thème de la vendange plus explicitement la communion eucharistique (et puis leurs grands tapis/Noircissent de raisins et jaunissent d’épis) (le pain et le vin) et l’on retrouve la peinture et la broderie. Et l’afflux de la même sonorité (i) montre cette pléthore, cette abondance d’une nature fertilisée et fructifère.

Les deux derniers vers montrent la reconnaissance de la nature : les forêts donnent ombre, et protection (noter les verbes d’action) et ce rapport de reconnaissance est à placer dans le cadre d’une collaboration au bien général.

Deuxième partie

Retour à la situation des guerres civiles (cf. le donc, reprise du propos) et les deux premiers vers (291-2) vont introduire la prosopopée : ils poursuivent la personnification (consoler « les petits ») et montrent (4ème occurrence de la mère affligée) la terre en femme en pleurs (pleurante de soucis). Cependant, alors que les trois premières occurrences signalaient un rapport d’agression du fils et la colère de la mère, ici au contraire, la mère se fait protectrice et consolatrice.

Le ton change complètement : solennel et emphatique : le point de vue change, il va y avoir promesse eschatologique

« Enfants de ma douleur, du haut Ciel l’ire émue
Pour me vouloir tuer premièrement vous tue »

Le sens de l’infinitive n’est précisément pas dans ce contexte celui qu’on aurait été tenté de lui donner ailleurs, car ici, justement, les paysans ne veulent pas tuer la terre mère, à l’inverse des tyrans : « me vouloir tuer » a pour sujet non pas « vous » mais le Ciel : la terre a les yeux tournés vers le ciel (le regard accède à un sens plus haut, conforme à la prosopopée) (et le Ciel est évoqué trois fois en six vers) : elle accepte la mort et celle de ses enfants comme une volonté de la Providence et transforme ainsi le chaos en une punition voulue par Dieu. Noter le génitif « enfants de ma douleur » = qui me causez de la douleur parce que je souffre pour vous. (mais il faut cependant tenir compte de l’ambivalence de ces deux premiers vers, indépendamment du contexte car précisément tout le problème est dans cette impossibilité de donner un sens univoque au rapport fils/mère : le fils n’est jamais complètement lavé du reproche de tuer la mère, même dans ce contexte hyper clair. (et premièrement = d’abord)

Donc la terre est porteuse d’une vision prophétique, d’un message dont on comprend alors pourquoi il est donné dans une prosopopée : la narration – témoignage aboutit à montrer la destruction, le désespoir et la dénaturation de tous : seule la prosopopée peut rétablir le sens.

Les cinq vers suivants établissent comme un raisonnement : vous languissez pendant que les autres dilapident mon bien. Or je sais que plus tard vous serez élus, donc en attendant soyez sous ma protection. Ici donc la tragédie se résorbe en une attente eschatologique (cf. Evangiles : les « petits » sont les Élus). Nouvelle antithèse entre ceux qui « languissent et « ceux qui ne valent rien », qui dilapident les fruits dus au travail des paysans (le plus doux de mon bien les « soûle de plaisirs »). Et le temps se transforme en attente, tourné vers le futur, et le bonheur éternel (attendant que le ciel se retire (= fasse cesser sa colère) que le Dieu du ciel détourne son ire « pour vous faire goûter de ses douceurs après » remarquer les nouvelles sonorités de ce vers dont la rondeur (le « ou ») préfigure la rondeur de la cavité, antre protecteur de la mère)

Ainsi on voit ici pour la première fois après la Prière comment la colère de Dieu n’est que la première phase de l’accomplissement de la promesse de salut, et la terre-mère consolatrice devient comme l’indique déjà le vocabulaire religieux figure de l’Eglise et précisément du salut réservé aux « petite » : on retrouve le thème protestant de la prédilection, et de l’élection de Jacob. « Cachez-vous sous ma robe en mes noires forêts :

Et, au fond du malheur, que chacun de vous entre
Par deux fois, mes enfants dans l’obscur de mon ventre »

Le changement de perspective est ici très clair : le retour à la nature n’est pas une dénaturation où les hommes « allouvis » se changent en bêtes mais un retour au sein maternel. La personnification est toujours donnée à voir : « sous ma robe » « obscur de mon ventre » et trois beaux vers avec cette vibration du V assourdie par le F. Donc un sein protecteur où l’on voit encore le fantasme d’une naissance à l’envers (et en plus, la rime entre/ventre) : mythe de la terre-mère (Adam fait de limon, comme Déméter aussi) qui accueille dans son sein ceux qu’elle a déjà fait naître. Ici ce retour au sein maternel est positif et sécurisant, il est lié à la vision d’en haut (alors que sur terre par anamorphose, ce retour devient un amour de mort, une dévoration).

Les deux vers suivants décrivent l’état des paysans « Les fainéants ingrats… etc » d’Aubigné évoque ici l’incendie des champs qui affame les paysans (vos labeurs = métonymie pour les champs) et la rime labeur/sueur montre la peine du paysan à qui on prend le fruit de son travail.

Remarquer toujours le F (fainéants, font, faim, fronts) associé au V / B : brûler, vos labeurs, vos.. (et l’emploi de « sentir » une première fois abstrait et une deuxième fois concret).

La terre prodigue sa nourriture (cf. viandes et médecine/amères racines) et l’antithèse douceur/amertume montre l’élection du paysan : ce qui est amer devient douceur et la rime interne douceur/sueur rappelle encore plus comment cf. dans l’Évangile l’amertume ici-bas vaut douceur dans le ciel. Le présent se transforme en futur prophétique et la nature-mère parle définitivement comme l’Église « Et je retirerai mes bénédictions… etc. »

Nous voyons ici la différence de point de vue avec la prosopopée de la France : un pas de plus est ici franchi : narration proprement dite = chaos ou triomphe du méchant

Prosopopée de la France : tableau d’ensemble où l’on voit commet les Bons deviennent méchants et par suite incertitude sur l’élection

Prosopopée de la Nature-terre – Église : la malédiction cette fois-ci ne s’adresse qu’aux méchants et annonce un renversement : ceux qui « vont suçant » (forme progressive) le sang des nations (on est toujours dans le contexte de la nourriture, du sang et du lait) vont tout trouver amer (alors que pour les autres l’amertume se transforme en douceur) (exécrables = détestés) (et noter la place de ce mot en fin de vers)

Et pour finir la malédiction : ils ne seront jamais rassasiés de leur sommeil comme de leur faim –noter l’encadrement du vers par le lit et la table, disposés en chiasme)

Conclusion

  • Renversement complet de perspective avec le reste de la première moitié de Misères : le retour à la nature n’est pas dénaturation, la Mère n’est pas dévoreuse mais protectrice, la malédiction ne s’adresse qu’aux méchants.
  • C’est que le point de vue est nouveau : vue du ciel la perspective se renverse et l’amertume devient douceur, l’égalité de traitement des deux enfants se révèle due à une colère passagère, annonciatrice d’élection : le chaos s’inverse en réalisation de la providence.
  • Enfin tout au long du texte on sent ce rapport du poète-hobereau à la terre. Rapport poétique et rapport pratique. Le protestant (contre la cour) apôtre d’un retour à la terre. Et l’opposition des pillards et des paysans prend valeur exemplaire de lutte entre l’ordre naturel et les forces diaboliques de dénaturation dont seuls sont responsables les mauvais rois.

Insérée dans un contexte de malheur et de dénaturation, la prosopopée de la terre en inverse le sens : les mêmes éléments négatifs (vers 270 ou 315) y figurent en sens contraire et l’anomalie est soulignée par le recours à la fiction : la prosopopée ne relève pas du visible et transgresse le protocole de la narration : elle dit le dépassement du visible pour un plus haut sens : elle a les yeux « tournés vers le ciel » et s’inscrit dans l’économie de la Providence (297-9). Et c’est la première fois que la figure maternelle accepte sa mort et celle de ses enfants (293-4) : la terre devient figure de l’Eglise.

Ainsi la fiction poétique, au temps où la dénaturation gagne les victimes rétablit un partage, introduit du sens dans le chaos en lavant une partie de la population de la malédiction collective proférée par la France.

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