Un triple intérêt :
1. Historique
L’âpreté des guerres de religion, l’étendue des horreurs et des massacres (30.000 morts à la Saint Barthélemy et 20 ans de combats). De cela cette œuvre rend témoignage. Cf. même les titres des livres des Tragiques : Feux (bûchers) Fers (combats)
2. Les idées
C’est la fin du XVI et paradoxalement cette œuvre est d’un optimisme fondamental, parce que son auteur croit en la vérité qu’il énonce, à savoir la conviction de la vie éternelle pour ceux qui sont les élus de Dieu. Et une conviction qui entraîne une hiérarchie des valeurs, et des cultures, que le XVIème ne s’était jamais résolu à faire, dans sa volonté totalisatrice de réunir à la fois paganisme et christianisme : rappelons que le mouvement évangéliste était un retour aux textes (Bible comme Antiquité) et que l’humanisme dans ses débuts avait rêvé de montrer l’accord entre la vision antique (stoïcienne surtout) et la vision biblique. La réforme avait tôt fait de rappeler les dogmes chrétiens inassimilables cf. le péché originel, les vertus chrétiennes comme l’humilité, et l’histoire du siècle avait montré que cette foi dans l’homme, cet humanisme du début du siècle n’était guère fondé cf. Montaigne et un scepticisme naturel dans la vérité des différentes traditions.
Les convictions profondes de D’Aubigné vont de façon paradoxale réussir la synthèse qu’avaient tentée les premiers humanistes : il écrit une œuvre où s’imbriquent intimement réminiscences antiques et inspiration biblique, sans qu’elles se détruisent. C’est qu’il prend bien soin de nous dire à chaque fois la différence entre l’histoire vraie rapportée par la Bible et les fictions mythologiques des anciens : c’est parce qu’il ne croit plus aux fables qu’il peut les utiliser sans essayer de les justifier. Celui donc qui a le mieux réussi la synthèse des styles l’a fait parce qu’il adhérait totalement au christianisme. (au contraire, Ronsard se trouve en porte à faux vis à vis de la religion)
3. La littérature
Enfin c’est un texte qui nous montre l’écriture en travail dans la mesure où il montre comment faire pour dire ce qui ne peut se dire : l’horreur ou l’extase, et exactement le passage, dont l’œuvre va s’employer à dire la nécessité, entre le cri d’horreur et le ravissement de l’extase. Œuvre-martyr-témoignage, ce texte est une production qui comble l’abîme entre les deux.
Chronologie (1552 – 1630)
Événements
1560 : Échec de la conjuration d’Amboise (contre les Guise conseillers de François II). Les protestants conjurés sont suppliciés, tués et leurs têtes mises sur les remparts du château d’Amboise.
Puis une succession de conflits armés entre 1562 et 1598 (Condé contre les Guise) Huit guerres de religion mais en réalité 36 années de troubles avec deux périodes d’accalmie relative (64-66 et 81-84). Tous les chefs moururent de mort violente au combat ou assassinés Condé en 69, F. de Guise en 63, le cardinal de Lorraine (un Guise) en 88, Coligny en 72 et Henri III en 89 (sans oublier Henri IV)
1572 : La Saint Barthélemy dont Catherine partage avec les Guise la responsabilité. Crise dans la foi monarchique, d’autant plus que les Valois après la mort des trois frères (les trois rois, fils d’Henri II et de Catherine, François II, Charles IX et Henri III) et celle du duc d’Anjou (84) dernier héritier, sont sans succession, et que le successeur légitime devenait Henri de Navarre, chef du parti protestant. Perspective qui affola les catholiques, qui se tournent vers les pays étrangers pour demander de l’aide (à Philippe II d’Espagne). La France sombre alors dans le chaos « Les villes du milieu sont les villes frontières » (I, 226). La lassitude générale, puis l’abjuration d’Henri IV et l’édit de Nantes ramenèrent la paix.
D’Aubigné participa à tous les combats ; à partir de 1695, opposé à l’abjuration, qu’il aura combattue de toutes ses forces jusqu’au dernier moment, D’Aubigné se retire sur ses terres. Il sera désormais à l’intérieur du parti protestant les plus intransigeant des « fermes ». Il participe à quelques tentatives contre Marie de Médicis. Proscrit, il est accueilli à Genève
Événements intimes marquants (cf. Sa « vie à ses enfants »)
1552 : Sa mère meurt en lui donnant le jour (la décision du père est de sauver l’enfant aux dépens de la mère) ; le nom d’Agrippa : aegre partus. Il faut se souvenir de ce traumatisme premier qui fait de l’enfant un bourreau-victime, bourreau en provoquant la mort de sa mère (et donc culpabilité) et victime parce qu’abandonné par la mère qui en mourant s’éloigne définitivement
1559 : Il a 7 ans et demi ; il traduit le Criton de Platon
1560 : Devant les têtes suppliciées d’Amboise, le père lui fait prêter serment de « venger ces chefs pleins d’honneur » ; toute sa vie est ainsi tracée, avec cette autre contradiction entre la découverte de la loi (Criton) et le respect de la promesse au père (révolte) cf. G. Mathieu Castellani : le corps de Jézabel.
1572 : Grièvement blessé, il gagne Talcy pour y mourir entre les mains de celle qu’il aime (Diane Salviati cf. Hécatombes et Printemps). Il a des visions à Talcy, d’où seraient sortis les Tragiques cf. Vers 1195 :
« Sept heures me parut le céleste pourpris
Pour voir les beaux secrets et tableaux que j’écris etc »
1577 : À nouveau grièvement blessé à Casteljaloux, d’Aubigné connaît sa seconde « agonie » : il dicte, « étant au lit de ses blessures » les premières « clauses » des Tragiques.
1516 : Édition (anonyme ) « Au désert par LBDD » (le bouc du désert).
1527 : Année présumée de la deuxième édition augmentée des Tragiques.
1857 : Troisième édition des Tragiques (plus de trois siècles plus tard).
Les Tragiques
1. Une œuvre qui n’est plus de son époque
Un temps assez grand s’est écoulé entre l’écriture et la parution du livre, et donc...
a- Sur le plan du contenu, l’édit de Nantes avait amené la paix et la violence de l’œuvre fait remonter à près de quarante ans en arrière. C’est un des problèmes du livre que de savoir pourquoi Aubigné a attendu si longtemps. On verra qu’il a été souvent déchiré entre le respect à son souverain, respect indéfectible (cf. la préface « Aux lecteurs » qui fait parler Prométhée : « J’ai voulu alléguer ces choses pour justifier ses écrits lesquels vous verrez plusieurs choses contre la tyrannie, nulle contre la royauté ; et de fait ses labeurs, ses périls et ses plaies ont justifié son amour envers son roi ») et la fidélité au serment d’Amboise et au père : se battre jusqu’à la mort pour la Réforme ; ce qui explique sa situation difficile quand Henri IV a abjuré. Donc il se retire dans sa forteresse de Maillezais en Vendée et poursuit par écrit le combat (et il ne publie son œuvre qu’après la mort de Henri IV). Mais le livre, par sa violence, ses convictions, par la vision de la monarchie qu’on y trouve renvoie à une situation historique dépassée. C’est pourquoi la bataille ne se limite plus à la France (où triomphe, comme partout en Europe) la Contre-réforme, mais au cosmos où se livre entre Dieu et Satan le duel des derniers jours aux temps de l’apocalypse : on passe du témoignage à la prédiction apocalyptique. Pourquoi publie-t-il à cette date ? C’est que l’histoire bégaie : une Médicis et un jeune fils entouré de conseillers abusifs. Il veut alors réactiver la lutte et les convictions des protestants, d’autant que la mort de Henri IV (dont il ne fait qu’un roi combattant, et non un souverain pacifique) libère sa plume.
b- Sur le plan de la forme : le livre apparaît à une époque où Ronsard, le modèle de d’Aubigné n’est plus à la mode. Malherbe écrit dans une langue déjà classique et les poètes du début du siècle (Du Perron) écrivent dans un style « doux-coulant » qui ne peut convenir à qui veut dire les violences de la guerre :
« Pensez que l’on ne peut reprendre
Toutes fureurs sans fureurs » (L’Auteur à son livre v. 360)
Il y a identification du style au contenu. La démesure du style et du livre est à l’image de l’époque d’après lui apocalyptique qu’il traverse.
Un livre rude, de soldat qui veut aller chercher la vérité où elle se trouve, et non :
Dans ces cabinets lambrissés
D’idoles de cour tapissés,
Mais dans « Ces monts ferrés, ces âpres lieux... ; » (ibidem v. 377 sq), où l’âme « trouve ses délices ». C’est par ce style que le lecteur pourra être impressionné et participer à la découverte de la vérité : Aubigné cultive la force de l’image plus que la rigueur d’un développement rhétorique : « Nous sommes ennuyés des livres qui enseignent. Donnez-nous en pour nous émouvoir en un siècle où tout zèle chrétien est péri, où la différence du vrai et du faux est comme abolie… » Donc syntaxe malmenée, brutalités, archaïsmes, langue d’un prophète.
2. Le genre et ses modèles
a- Si d’Aubigné, dans ses préfaces cite Homère Virgile, Le Tasse, c’est que cette œuvre est une épopée : divisée en 7 chants, elle traite comme toutes les épopées de la guerre, mais une guerre qui s’apparente plus à celles du peuple d’Israël contre ses ennemis qu’à celle de Virgile ou d’Homère ; une épopée de la Foi : les Réformés dans la deuxième moitié du XVIè siècle ont le sentiment d’être le peuple d’Israël persécuté ; cela correspond à une vision cyclique de l’histoire (avec trois temps : Sortie d’Egypte- Conquête de la terre promise – Résistance idéologique au temps de Babylone) qui s’est déjà répétée avec les premiers chrétiens. Donc trois images se superposent (Israël, martyrs chrétiens et réformés) en une interprétation typologique de l’histoire universelle. Tout épisode de la Bible a une triple lecture : une réalité /la réalisation d’un dessein divin, et le signe d’une réalité à venir. Donc un système complexe de reflets, de miroirs. Le livre est un poème de combat où il s’agit pour l’auteur aussi d’aller chercher la vérité : œuvre de dévoilement : il faut arracher les masques qui cachent la vérité de l’œuvre divine. Par là Aubigné rejoint la lutte des Prophètes (Isaïe, Jérémie) très souvent cités (de même que les psaumes qu’il n’a cessé de méditer).
Donc une épopée nourrie des Ecritures saintes (style de diction inspirée de la Bible : la langue de Canaan est revendiquée comme langue de la vérité) et même urgence que chez les prophètes à cause de cette conviction que la fin des temps est proche ; (on la situait en 1666 !)
Cependant, outre la Bible, et mis à part l’épopée chrétienne du Tasse (dont il s’inspire notamment pour l’épisode du jeune homme et Vertu) il y a aussi des modèles antiques : Lucain et Sénèque (épopée et tragédie donc) Lucain, et non Virgile, l’épopée qui perd, non l’épopée qui gagne ; la Pharsale proclame aussi que la vraie victoire n’est pas sur terre mais dans le ciel-stoïcien – des idéaux. Et Lucain est choisi aussi pour son style, baroque, violent, boursouflé, contre Virgile et sa sérénité classique, la plainte tragique contre l’apaisement : il laisse ainsi présager l’échec terrestre de son parti tout en lui ménageant dans les cieux une revanche prévisible.
b- Les pamphlets en vogue à l’époque vont donner à cette épopée leur ton violent et satirique : un type d’écriture qui mêle la brutalité d’expression et toutes formes d’émotivité, l’image et la réflexion. Souvent d’Aubigné ne fait que reprendre des calomnies déjà lancées ; cf. Catherine, traitée de sorcière, de nouvelle Jézabel. Les pamphlets protestants étaient multiples, c’est en vain que Ronsard tentera de leur répondre dans ses Discours sur les misères de ce temps, beau modèle de littérature engagée dont d’Aubigné s’inspirera à plusieurs reprises.
Donc cette épopée vise quelquefois au pamphlet ou au genre plus codé de la satire (poétique ancienne), avec dans ce cas une inspiration tirée de Juvénal et Martial. En principe la satire s’interdit toute attaque personnelle nominale puisque ce sont des types, des défauts qui sont la pâture du moraliste dans une visée volontiers nostalgique. Nous verrons ce que d’Aubigné fera des lois du genre.
En tout cas, on peut constater sur le plan du contenu l’étroite imbrication des sources bibliques et de la culture humaniste. D’Aubigné (qui met au-dessus la Bible évidemment) est celui qui a su le mieux unir les deux inspirations. Sur le plan de la mise en œuvre, le but de l’écriture prophétique et de l’écriture pamphlétaire est le même : imposant plus qu’argumentatif, elles s’adressent à des lecteurs qui ne se livrent pas à une appréciation esthétique mais qui doivent eux aussi s’engager : la réception optimale sera donc celle des lecteurs de son parti : ces textes émotifs émeuvent surtout leurs partisans. Du reste en 1616 d’Aubigné vise non à toucher les catholiques mais à raffermir son parti.
3. Les paratextes
a- Le frontispice de la première édition « les Tragiques / donnés au public par / le larcin de Prométhée / Au Dézert, par / LBDD MDCXVI
Il y a là inscrits deux agents celui du don, celui de l’écriture, et l’auteur reste anonyme sous ces quatre lettres. Pourquoi cette double dérobade ? Repris dans la Préface où Prométhée parle, ce mode d’introduction invite à évoquer un texte enfoui qu’un vol remet en activité contre le vouloir de son auteur, comme un vestige oublié qu’une transgression fait ressurgir : le livre ne va pas de soi et cette présentation révèle un auteur incertain pris entre des contradictions que peut-être l’écriture du livre servira à résorber. S’agit-il de garder le silence ou au contraire de vouloir s’engager à nouveau dans l’action publique ? Parole ou silence ? L’auteur est-il du côté de Dieu ou du côté du monde ? Dans l’Histoire ou hors de l’histoire ? Gentilhomme amer, et voix criant dans le désert ?
Ces contradictions réservent un mystère et signalent l’absence d’une figure intégratrice ; lire les Tragiques, c’est chercher cette mystérieuse présence qui se dérobe, et pourquoi elle le fait (être attentifs à l’énonciation)
Le mystère se retrouve dans les initiales : le bouc du désert, surnom qu’il s’était donné mais où apparaît ce même mythe de l’auteur exilé au Dézert (avec une forte connotation biblique : le Sinaï, lieu de la révélation, mais lieu de l’errance), et représentant la victime expiatoire chargée de racheter les péchés du groupe : choix du martyr cf. Jésus pour apporter le salut au peuple et donc un auteur comme mort ; l’autre allusion est celle de la tragédie grecque : le sacrifice du bouc, sacrifice proprement tragique, donc lien avec le titre lui-même.
Cette problématique de l’identité apparaît encore dans le médaillon vide : le premier blanc du texte, qui confirme l’anonymat des initiales. C’est une perte d’identité symbolique qui provoque comme une résurrection et par là d’Aubigné devient l’organe de la céleste voix, reçoit « songes et visions » ; cf. la « mort » de Talcy ; une identité nouvelle, supra-individuelle qui s’accompagne de l’oblitération de son nom et de l’absence de son portrait (cf. l’ambition d’atteindre le Vrai, point de vue de Dieu). Et avec le sentiment que l’inspiration naît de cet état limite d’indifférenciation dans l’agonie entre la vie la mort : un évidemment central du moi que la médiation verbale comblera.
Donc un personnage mystérieux et omniprésent
Les deux premiers livres ne se comprennent que par rapport à ce donné : ce n’est pas, en dépit des apparences un témoin qui parle, qui dit l’horreur ou qui ironise, mais c’est un mort au monde qui parle cf. Préface « Commence mon enfant à vivre, / Quant ton père s’en va mourir » et le début de Vengeances (v. 23) :
Il faut être vieillard, caduc, humilié
A demi-mort au monde, à lui mortifié
Que l’âme recommence à retrouver sa vie,
Sentant par tous endroits sa maison démolie
Que ce corps ruiné de brèches en tous lieux
Laisse voler l’esprit dans le chemin des cieux
Donc si les deux premiers livres parlent des Misères du peuple et des vies des Princes, ils sont beaucoup plus qu’un simple tableau politique ou satirique, et ne relèvent pas d’une inspiration laïque. Pour d’Aubigné la réflexion politique est inséparable de la foi ; la problématique qui s’impose est donc de voir en quoi ces deux livres instituent un rapport avec le propos principal, c’est-à-dire, la perspective théologique de l’auteur. Et là encore le problème de l’identité de l’énonciateur se posera : historien, témoin, prophète; toutes les ruptures, tous les trous du texte seront des indices des changements de perspective
b- Le titre lui-même : les Tragiques (cf. en I, 370 « tragique histoire » et la muse de la tragédie Melpomène convoquée). C’est un adjectif mis au masculin pluriel cf. les bucoliques, les puniques (sauf que en latin, c’est un neutre). En quoi cette épopée relève-t-elle du genre tragique, ou du contenu tragique ?
Pour ce qui est du genre, il faut savoir que la tragédie française vient de se créer sur le modèle des tragédies latines, de Sénèque dont les tragédies sont enseignées dans les collèges. En tant que spectacle la tragédie peut être convoquée à plusieurs titres à l’intérieur de l’épopée d’abord parce qu’il s’agit de toucher : l’impact de la vue est le plus impressionnant ; donc un côté théâtral des tableaux de d’Aubigné (les présentatifs, le vocabulaire de la vue). Du reste un théoricien (et auteur) de tragédie, J. de la Taille, poète et soldat comme d’Aubigné dit que la réaction affective du spectateur est le véritable sujet du théâtre tragique — cf. d’Aubigné qui veut émouvoir d’abord pour agir le plus efficacement ensuite sur le lecteur.
Ensuite, la représentation théâtrale est la fois exhibition « Contemplez… » et mise à distance : spectacle ici-bas vu du Ciel ; mais aussi spectacle qui fonctionne par identification (vous êtes vous-mêmes personnages) cf. V I 169
Pour ce qui est du contenu, « tragique » peut faire référence soit aux « histoires tragiques », genre à la mode qui raconte des événements réels à issue tragique et sanglante (cf. Boaistuau) et c’est le cas pour ce que raconte d’Aubigné par ex I, 370, soit au contenu de la tragédie en général : action importante (guerres de religion), personnages royaux (Princes) et destin en marche, avec ces retournements dont parle Aristote entre le bonheur et le malheur ou vice-versa sauf qu’ici le contraste est à la fois successif (le dernier livre : malheur des bourreaux/Bonheur des élus) et simultané puisque sur terre (jusqu’au Jugement dernier) ce qu’on peut voir c’est la contradiction entre la vérité proclamée par les fidèles et l’apparence qui les opprime et paraît triompher.
Donc la tâche de D’Aubigné est de dissiper l’illusion de l’apparence pour faire apparaître la vérité (d’où l’usage constant de l’antithèse). L’exemple le plus frappant est en II, 1431 quand Coligny, dédoublé, contemple du Ciel des élus en se riant de la foule, son corps traîné dans la boue. De ce point de vue le livre est une tragédie de la connaissance : jusqu’au dernier livre les deux plans humain/divin sont disjoints (cf. selon une vision tragique) et au dernier livre, leur réunion provoquée dans une extase où s’abandonne l’énonciateur (le livre étant à la fois le récit d’un geste qui mène à la révélation et le contenu de cette révélation)
c- Les deux préfaces Retenons qu’elles expriment encore l’hésitation de D’Aubigné entre plusieurs types d’énonciation voire de conduite, qui expliquent le délai rentre l’écriture (même s’il n’a cessé d’y faire des ajouts) et la parution du livre.
Un écrivain attentif aux styles comme le suggère la première préface : il classe les styles de son texte et y voit une progression du bas à l’élevé, de la terre au ciel, il définit son art poétique (style rude, aspect passéiste) ; et donne une certaine image de l’écrivain-soldat. Et face à cela, une énonciation prophétique où l’écrivain n’a pas le choix, retranscrivant ce qu’il entend de la voix divine. Donc d’un côté les termes d’un débat mondain, et de l’autre, la valeur religieuse unique, principe de vérité.
Dans « l’Autheur à son livre » il y a d’une part une mise en scène conflictuelle de sa propre vie d’écrivain, et de l’autre la même postulation contradictoire entre le monde et l’exil. Le père (du livre) est en prison, en exil (v. 12) mais son livre va, hardi, entrer « chez les Rois mal en point » pour montrer « la malplaisante vérité », et avec l’idée qu’il aurait bien aimé ne pas avoir à dénoncer toutes ces horreurs (cf. 80 sq ou 402). Donc un livre sujet de sentiments ambigus, à la fois fils et mère de son père (« encore vivrais-je par toi »), et une autobiographie littéraire où il conçoit ses livres comme ses enfants, dont l’un l’aîné « plus beau et moins plein de sagesse » chasse comme Esaü les cerfs et les ours (poésie amoureuse) et l’autre qui « déniaise son aînesse » paré de la seule vertu et qui est le préféré — cf. Jacob et ses fils. Accouchement, allaitement, cela sera repris dans Misères un premier signe que ces images s’ancrent profondément dans son roman familial
Il faudra toujours marquer dans les relations de parenté les différentes strates de signification : l’histoire, la bible, la vie de d’Aubigné : ses rapports avec sa mère, son père, ses enfants.
La place des deux premiers livres dans l'oeuvre
Bien lire ces deux premiers livres, c’est comprendre le rôle qu’ils jouent à l’intérieur de l’œuvre. Or, plusieurs desseins d’écriture semblent organiser des structures de logique différente (cf. Fragonard et Lestringant).
1. Un dessein argumentatif lancé dans les exordes et le livre I (qui est une sorte d’exorde général) et qui appelle à connaître un jugement divin déjà formulé mais qui n’apparaîtra qu’à la fin de l’œuvre. Ce serait à peu près la structure judiciaire d’un réquisitoire :
- Exorde : la nature du sujet : l’état piteux du Royaume livre I
- Démonstration :
- Narration Livres II et III plus descriptifs
- Livres IV et V plus narratifs
- Confirmation Livre VI pour emporter l’adhésion
- Péroraison : les Jugements Livre VII : à fonction émotive et conative : le point culminant d’une action oratoire qui doit logiquement déboucher sur une action.
2. Une trame narrative où s’opposent temps divin et temps humain :
- I et II : Dieu est au Ciel. Point de vue du témoin humain. Agrippa d’Aubigné est homme parmi les hommes englué dans la boue des batailles, instrument autant que victime des misères du temps.
- III et IV : Dieu visite la terre. Description ordonnée par son point de vue.
- V et VI : Dieu remonte au Ciel et l’âme du poète en pâmoison est transportée au ciel. Point de vue du ciel et ironie générale sur le Monde.
- VII : fin du monde et des Temps Dieu revoient sur terre le jour du Jugement divin.
Ainsi, passe-t-on des ténèbres à l’éblouissement.
Mais cette structure on le verra est instable parce que se surimposent à cette trame narrative la structure d’une argumentation, et le récit d’une autobiographie littéraire et spirituelle centrée sur l’épreuve de la mort et une conversion plusieurs fois racontée (I, 55 – 74 et 1067 ; II, 27-76 et 1419-34) sans compter les ajouts à la structure initiale — cf. les portraits II, 391 sq.
Donc une œuvre en expansion sur le noyau stable du récit biblique (Révélation et apocalypse). D’ailleurs aucun des livres ne comporte de chronologie justifiée : tout est contemporain et successif (en I, siège de Paris en 1690 et l’épisode de Montmoreau en 1577, postérieurs au livre III qui évoque les événements de 1559)
On peut dire pour conclure cette présentation que ce que cherche à montrer l’auteur à travers les mots, c’est moins une parole qu’une absence de parole « un mugissement sous les mots » (Lestringant Poétique de d’Aubigné) : la poésie tragique de d’Aubigné se construit sur un râle (mort de la France, et vision d’un mourant) « plaintes de faim, de détresse et de mort » qu’elle fait remonter à la surface.
« Tragique veut dire en grec la voix muante et rauque du bouc mis à mort. Le désespoir qui porte ces textes antiques est aussi absolu que la mort à leur terme… » (Quignard « La haine de la musique 80). Ce désespoir, d’Aubigné le fait sien : LBDD mourant pour que son œuvre vive, œuvre pleine d’égorgements, de sang cf. la plainte râle de Melpomène en I 82 – 88. Violence aveugle, cri du corps, de la chair, possédée par le Démon, impuissante à s’élever vers Dieu. Mais quand le martyr du bûcher affranchit les corps, alors au lieu de ces cris inarticulés on entend « des paroles de feu », ou plutôt on les voit car là encore la parole humaine disparaît : la perte du corps aboutit à un autre son inaudible : l’ineffable de la musique des anges. Donc, on passe du cri animal au témoignage de l’esprit sans corps cf. la pâmoison finale « Le cœur ravi se tait, ma bouche est sans parole ».
Tout le chemin du livre est donc de faire passer du cri du corps inarticulé au cri du cœur ineffable, la parole poétique servant dans les deux cas à dire ce qui précisément ne peut se dire : l’horreur et l’extase.
Quelques principes de lecture
- Le scandale : la séparation de l’humain et du divin : la Justice horrifiée est remontée au ciel. Y a-t-il moyen de faire cesser la séparation ?
- Le triple plan : comme toutes les grandes œuvres les Tragiques peuvent se prêter à trois lectures :
- le plan du référent : la liaison politique/religion (le Roi / la religion) : Comment combattre ? Que dois-je faire ? Pourquoi ce livre ?
- Le plan de la vie intime : Le conflit mère/père, et la quête de l’identité : Qui suis-je ? Liaison de la chair et de l’esprit.
- Le plan du langage et des rapports entre signes et sens : La représentation n’est plus possible : le réel comme le ciel l’excède. Comment représenter ?
La solution asymptotique de tous ces problèmes étant le Martyre :
- Retour de la vérité permis par la mort et donc existence d’un lien entre le combat sur terre et la place au Ciel.
- Le travail de l’identité prend fin puisque ce martyre est une signature : le nom est inscrit sur les registres du ciel et sur les martyrologes des hommes à jamais.
- Incarnation de la mort du sens sur terre dans le corps même du martyr.
L’œuvre en ce sens est plus le geste qui préside à sa production future (que seule la mort rend possible) qu’un texte produit. Elle dispose les éléments qui serviront à l’œuvre future où le sens s’incarnera dans le signe : œuvre à venir, toujours projetée dont le caractère est essentiellement posthume : l’œuvre est donc ce mouvement qui va réunir les contraires, une tension vers la signification.