Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Exorde vers 55-92

N.B. Nous sautons la deuxième partie de l’exorde (prière à Dieu / thème traditionnel dans un exorde). Mais ce passage est intéressant car il révèle un autre style, diamétralement opposé à celui du début : ample période sans rupture de rythme. Au lieu de chocs brusques, une continuité qui célèbre et en partie réalise l’unité — cf. les figures de répétition (littérale, sémantique ou phonique) : amplification s’une même idée (lieu de l’unité, en opposition avec les incohérences du début). Mais il faut noter qu’il y a toujours un geste d’incision (Dieu qui « fends, qui écris d’un style vif) : le sillon du vers, la brèche l’entame. Mais ici l’incision comble. La rupture conduit-elle à l’unité ? le poème tout entier le dira.

 

Sujet (vers 55 – 92)

Commentaire sur l’évolution poétique de l’auteur et présentation plus précise du sujet : les guerres civiles

Intérêt

C’est l’écrivain lui-même qui caractérise son style et explique l’impossibilité de continuer à écrire de la poésie pétrarquisante. D’autre part nous voyons ici la mise en place de quelques thèmes et quelques images qui seront récurrentes

Plan

  •   Une nouvelle écriture // Une nouvelle situation 55 – 64
  •   Les conditions de l’écriture 64 – 70
  •   L’appel de Melpomène 78 – 88
  •   Les paroles de Melpomène 88- 92

Première partie

La première phrase annonce l’ensemble dans l’opposition entre un avant (« je n’écris plus les feux... ») et un présent (« J’entreprends ») Antithèse concernant le sujet de l’inspiration (cf. les deux sortes de feux : amour/guerre (« un amour inconnu = digne d’être oublié, ou bien non publié). Le second vers reprend le même jugement « plus sage devenu », et le troisième aussi « bien plus haut » (poésie biblique, épique, qui prétend à la vérité) « un autre feu auquel la France se consume » le verbe « consumer » reprend le sens propre que la poésie amoureuse lui avait fait prendre.

La même antithèse est reprise dans la deuxième phrase, d’une façon assez précieuse et alambiquée : d’Aubigné compare les ruisseaux d’argent de la poésie profane et antique aux ruisseaux de sang, rouges du sang des morts, qu’il est donc impossible d’écouter avec plaisir puisque leur « musique » heurte contre des os. De plus la poésie qu’il répudie est d’invention (les Grecs la « feignaient » ? (les ruisselets figurent aussi l’inspiration — cf. plus bas l’Hippocrène) alors que le Je qui écrit dit leur disparition actuelle « ne courent plus ici » car l’eau est rouge de sang, alors qu’elle rivalisait de clarté avec saphirs et perles. Noter la forte et brutale antithèse initiée par « mais » en milieu de vers, et l’arrêt violent aussi en milieu de vers après « rouges de nos morts ». La même opposition se reproduit juste après : deux hémistiches qui décrivent un bruit plaisant et le dur « heurte contre des os » qui finit la phrase et le vers. Donc une vision réaliste et horrible de sang charriant des os.

Deuxième partie

Elle marque un retour à la situation particulière du poète « telle est en écrivant ma non commune image » : il va mettre en place une image nouvelle de celui qui écrit : un combattant et non un homme qui vit dans la paix des cours, et il oppose les conditions d’écriture de la poésie amoureuse aux conditions dans lesquelles il écrit  dans des séries de circonstanciels qui définissent sa situation : « sous un inique Mars », « parmi les durs labeurs / qui gâtent le papier et l’encre de sueur » : opposition de deux liquides incompatibles : encre et sueur car les labeurs rendent l’écriture difficile (cf. « gâtent ») (mais remarquons comment les allégories de l’antiquité se sont remises en place). Et...

« au lieu de Thessalie aux mignardes vallées
Nous avortons ces chants au milieu des armées »

Deux lieux qui s’opposent : la Thessalie, la vallée des Muses de la poésie / le milieu des armées : donc un caractère anormal, presque aberrant de cette sorte de poésie qui donne lieu à un avortement : le verbe veut dire qu’il y a une mise au monde soit prématurée, soit dans de mauvaises conditions, et le deictique « ces » chants renvoie à ce qu’il est en train d’écrire (ces chants / dans l’armée, nouvelle antithèse)...

En délassant nos bras de crasse tout rouillés
Qui n’osent s’éloigner des brassards dépouillés

Une poésie faite à la va-vite dans la peur d’être surpris (les brassards-cuirasses ôtés pour prendre la plume). Une poésie sauvage parce que les bras « rouillés » ont perdu l’habitude d’écrire.

Les vers qui suivent vont développer cette impossibilité de faire entendre la poésie amoureuse avec de nouvelles antithèses : on ne peut plus entendre le luth qui est étouffé par « l’éclat des trompettes » « Ici le sang n’est feint, le meurtre n’y fait défaut… etc »

Les trois vers annoncés par « ici » font apparaître le lieu de l’énonciation, le poème lui-même et le lieu du Je : faire apparaître un lieu plein d’horreur qui explique la nature de cette écriture de la violence : le mot doit mettre sous les yeux la chose, et le réel doit entrer dans le texte : sang, meurtre, mort, échafaud, juge. Aspect théâtral (cf. la mort « joue » sur ce triste échafaud : estrade-théâtre et estrade-mise à mort) d’une écriture qui donne à voir, parce qu’elle veut être vraie (et non donner à imaginer) mais elle passe toujours par une représentation : comment écrire pour échapper à la littérature, à l’illusion référentielle ?

Donc le lieu d’énonciation est un lieu de mort. Cette poésie est un combat et elle est écrite dans les combats. Vers 77 peu clair (le juge qui condamne aux bûchers ?)

Troisième partie 77 – 88

Le premier vers sert de transition puisqu’il continue à opposer la « botte » au « cothurne (encore l’allusion au spectacle) et pourtant c’est la muse de la tragédie qu’il va appeler : la tragédie sans son aspect théâtral puisque sans cothurne ; donc ce sera un témoignage tragique : le théâtre n’est plus sur scène mais il s’identifie au monde et il est naturel qu’un poème qui s’intitule « les Tragiques » fasse appel à la muse de la tragédie : ce sera donc une autre « fureur » que la fureur d’amour et la description de cette Muse rappelle curieusement celle de Rome ou de la captive Église : à chaque fois une femme dont le visage exprime le deuil 

Au lieu de l’hippocrène éveillant cette sœur
Des tombeaux rafraîchis dont il faut qu’elle sorte...

Au lieu de la faire venir d’Hippocrène (la source où puisent es muses) il fait sortir cette sœur (des Muses) « des tombeaux rafraîchis » parce que fraîchement remués pour une inhumation (tombeaux = terre du tombeau) la seule fraîcheur n’est pas celle d’une source mais de la mort.

La solennité de cet appel est rendue par le rythme (5 vers qui enjambent et un contre-rejet) : une morte qu’il fait sortir d’un tombeau « échevelée, affreuse et bramant en la sorte / Que fait la Biche après le faon qu’elle a perdu : à nouveau ce fameux hémistiche du vers 9 emprunté d’ailleurs à Ronsard, mais ici Melpomène est l’image du désespoir, et l’allégorie de la tragédie qui s’abat sur la France : une mère qui a perdu son enfant (situation renversée : c’est lui, l’enfant, qui est mort et la mère qui le pleure) :

Donc une perte et un cri : tel est le point de départ du poème : perte du pays, perte de sens, perte de la mère…

Les cinq vers qui suivent vont permettre de passer de la parole du Je (j’appelle) à celle de la muse qui s’adresse à la France : un appel pathétique : du sang dans la bouche ; le front éperdu, et un geste de malédiction (contre cette France sanguinaire) particulièrement spectaculaire : elle envoie en l’air « deux poignées de son sang », s’y ajoutent les sanglots qui épuisent « et son corps et sa voix » « Elle bruira ces mots » : elle n’a plus de voix pour articuler vraiment : un bruit — cf. le cri de la biche qui bramait : la poésie ne sera pas mélodieuse, mais elle s’entendra à partir d’un long cri de douleur dont il s’agira de montrer la transformation en cri de Joie.

Dernière partie

Des plaintes lyriques décrivant la situation du pays : une France « désolée » sanguinaire (ensanglantée) dans des exclamations sans verbes : un bruissement de déploration « non pas terre mais cendre… » la terre a cessé d’être productive. Les incendies l’ont transformée en cendre. Et la muse s’adresse à elle comme une mère à une autre mère pour aussitôt par un oxymore tragique lui nier la qualité de mère (« si c’est mère que trahir ses enfants aux douceurs de son sein... etc ») cette mère a trompé ses enfants en les alléchant par la douceur de son sein et donc ils se le disputent et elle devient infanticide (meurtri = tuer) : de la mère blessée on passe à la mère tueuse, et voici qu’à nouveau l’enfant est tué comme le faon de la biche : une mère qui tue ses enfants… L’image hante le poète et elle annonce le fameux épisode d’anthropophagie ; image de son mythe personnel qui exprime l’angoisse du retournement de ce qui s’est passé à sa naissance : déplacement de culpabilité. Cette mère représente une France morcelée qui d’un côté s’offre et de l’autre tue : donc des divisions même à l’intérieur de l’image de la mère qui a offert la vie et de l’autre s’est dérobée à son enfant.

Conclusion

  • Un passage qui met en place la particularité de l’énonciation : écriture au sein des combats et tragédie réelle. Du spectaculaire cependant, avec des images récurrentes de sang et de mort.
  • À deux reprises on voit l’image de la mère soit infanticide soit pleurant la mort de son enfant : autant d’allégories qui vont annoncer ce qui va se passer : nous ne sommes pas dans l’illusion mais aussi nous montrent les thèmes obsessionnels de d’Aubigné avec ce rapport ambigu mère/enfant.

CONCLUSION

Malgré la présence des topoi traditionnels des exordes, on perçoit des contradictions au niveau des trois axes référentiels du texte :

  • La Patrie (France ou Église) : vue tantôt comme ennemie tantôt comme mère tremblante : les choix religieux du poète sont-ils une transgression du politique ou entraînent-ils la mise en œuvre de forces vivifiantes ? Que veut dire la fidélité à la Réforme : rupture ou alliance retrouvée ?
  • Les figures du poète dont l’identité éclate entre le révolté matricide, le chef de guerre, le croyant.
  • Les styles : style acéré, rupture, discontinuité, phrases courtes ; mais dans la prière ample style oratoire, continuité rythmique célébrant, et réalisant l’unité : harmonie ou dissonance ?

Ainsi l’originalité de D’Aubigné est d’avoir fait de l’exorde un ensemble discontinu et contradictoire là où on attendait une justification claire du projet poétique. Cela est justifié par les interrogations que se pose le poète : crise politico-religieuse, identité et statut de l’écrivain. Il faut maintenant voir si la suite permettra de lever ces interrogations.

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