(Première partie de Misères)
Rappelons que le terme de « narratio » appartient à l’éloquence judiciaire : moins un « récit » qu’un exposé des données. Effectivement la composition de Misères est plus argumentative que narrative, et le tableau du royaume proprement dit (97-678) a la forme d’un exposé :
- 97-190 : Trois tableaux allégoriques de la France
- 191-196 : L’origine des troubles : perversion du peuple et des monarques
- 197-562 : Les ravages de la guerre civile : on plonge au plus noir de l’atrocité progressivement :
- 197-218 : Présentation générale
- 219-252 : Dénonciation des exactions commises par les troupes royales sur les citadins
- 253-460 : Description indignée des souffrances des paysans
- 461-494 : L’évocation des « chiens allouvis » fait passer au comble de l’horreur et de la dénaturation
- 495 –562 : La mère cannibale : centre du livre
Alors que les transitions marquent la progression, au plus fort de l’intensité, aucune transition n’introduira l’épisode de la mère cannibale : stupeur silencieuse
- 563-592 : Tableau des entrées royales
- 593-608 : Leçon dégagée dans l’apostrophe à Henri IV
- 609-658 : Les quatrains adressés à la France
- 659-678 : Apostrophe aux Français
Les deux dernières parties servant de conclusion.
Un plan argumentatif qui invite à voir dans l’épisode terrible central la responsabilité des mauvais Rois : tous les ravages de la guerre civile sont encadrés par deux évocations des mauvais Rois (191-6 et 563-92). Ainsi, récit et réquisitoire, la narration installe le spectacle dans un espace juridique, dans une communauté régie par des lois, des valeurs, cf. le « nous » de cette première partie, qui prend à témoin le corps social dans son entier (cf. le chœur tragique) et donc confond huguenots, catholiques, ligueurs (mais la prière finale donnera un autre sens au Nous : les élus protestants ; de même que le « nous » cessera au temps du souvenir personnel pour être remplacé par « je » vers 367-70). C’est ce qui explique la discrétion des concepts réformés qui n’apparaîtront que dans la Prière et les attaques contre Catherine et le cardinal de Lorraine, fléaux de Dieu châtiant l’idolâtrie religieuse. Mais d’Aubigné inversement n’hésitera pas en tant que héraut de la collectivité à évoquer les crimes commis par les Réformés : ainsi en I, 388 la « langue de Périgort » que parle le « demi-vif de Montmoreau » situe sans équivoque l’épisode pendant la campagne de 1569 (troisième guerre) qui vit les troupes de Coligny entrer dans la région.
Donc dans la tragédie des guerres civiles (même si la cause des Réformés est celle de Dieu) tous les belligérants sont responsables. Et il semble que la faute au départ en incombe aux mauvais Rois. Nous reviendrons plus tard sur cette problématique de la monarchie, qui fait comprendre l’articulation du politique sur le religieux (cf. la fin de Misères comme la prière de l’exorde).
Or précisément cet exposé logique semble soudain troué par l’incursion de deux souvenirs personnels : Je au lieu de Nous, récit singulatif au passé simple qui va suspendre la représentation proprement dite des Misères du royaume, et alors qu’auparavant le commentaire précédait la description et lui donnait son sens (au sein de valeurs communes : justice, nette distinction des coupables et des victimes) la parole n’est plus celle du héraut de la collectivité mais c’est un cri sans commentaire, du plus profond de la nuit tragique : irruption de l’innommable.
Deux textes :
- Montmoreau 399-436
- La mère cannibale 496-526
Premier commentaire 399-436
Contexte
En plein milieu du tableau des misères de la France (imparfaits et jugements) le « général discours » s’arrête et le Je prend la parole pour un récit dont il a été le témoin, nous avertissant qu’il s’agit d’une « tragique » histoire dont la mémoire « effraie » ses sens (et le temps devient le présent de l’énonciation).
Le début de ce passage décrit la situation en 1569 à Montmoreau, moment où les troupes de Coligny mettent la région à feu et à sang. Le propos de d’Aubigné est de démontrer l’état de dénaturation de tous : il ne parle pas en partisan des Réformés : tous sont amenés à commettre des horreurs : le paysan qui l’accueille montre précisément la cruauté des Reitres (les cavaliers protestants allemands) « Les reîtres m’ont tué par faute de viande » et le paysan va raconter son histoire dans des conditions horribles : il parle alors que sa cervelle « se dissipe », que son bras est loin de lui, qu’il a deux balles dans le corps !
Problématique
Un récit de l’horreur : comment dire ce qui excède la parole ? En même temps, il y a ce goût baroque pour les scènes de carnage, sauf qu’ici ce n’est pas du théâtre mais des choses vues, qui presque contre la volonté du narrateur se remettent sous ses yeux.
Est-ce que ce passage, par conséquent est comme un trou dans l’argumentation générale (qui fait des Rois les responsables), une scène obsessionnelle dont il ne peut détacher son regard, et qui envahit le propos ? Ou est-ce que sa valeur dépasse l’émotion et prend un sens symbolique général. Est-ce un épisode singulatif ou une mise en abyme des Misères ?
Plan
- 399-408 Discours du paysan
- 409-427 Récit du narrateur
- 428-436 Son commentaire
Première partie
Le paysan fait le récit des événements passés et invite le narrateur à rentrer chez lui.
Il fait un tableau tragique de son sort (les vers qui précèdent) mais plaint encore plus celui de sa femme « grosse et pourtant « morte de coups » et leurs malheurs sont dus au secours qu’ils ont porté à leurs enfants (il fallait les libérer du berceau où ils étaient liés) (un fait réel à l’époque que d’attacher les enfants au berceau, mais aussi obsessionnel, qu’on retrouvera dans la mère cannibale : l’enfant prisonnier et ne pouvant sortir du sein maternel). Donc chassés à minuit, ils entendent les cris des enfants, ils reviennent : scène pathétique (cf. la rime bourreaux / berceaux) et le terme « bourreaux » montrant la sauvagerie des troupes : « nous perdîmes la vie » il parle de lui et de son épouse. Cette manière de parler est importante : c’est un mort-vivant qui parle, ou plutôt ni vraiment mort, ni vraiment vivant : l’horreur c’est l’impossibilité de garder cloisonnées les catégories de notre perception habituelle, et le pathétique est augmenté par cette énonciation qui se donne comme celle d’un mort. Ainsi le Je a fait comme une descente aux Enfers, la France, c’est un lieu où le chaos règne, où la vie se confond avec la mort, et porter secours, c’est perdre la vie (cf. la symétrie du vers 405).
Et le paysan invite alors son interlocuteur à voir le spectacle de l’horreur, de même que d’Aubigné convie le lecteur à être témoin : il nous met sous les yeux le tableau qu’il a vu. Le pathétique atteint à son comble car il s’agit du « massacre des innocents » (« le massacre piteux de nos petits enfants » (noter l’hypocoristique « petit » qui fait écho à « piteux)
Deuxième partie
Le récit du narrateur : il choisit une façon linéaire de raconter, et nous montre la scène comme il l’a vue, dans une même gradation de l’horreur : la vérité même (Car mes yeux sont témoins du sujet de mes vers »)
- Le tableau de l’enfant : présent de narration, mais aussi discours du Je donc deux présents qui se confondent : résultat, la scène est revécue au présent : obsession de ce souvenir d’horreur : « j’entre et n’en trouve qu’un » : le paysan avait parlé de « nos enfants » : où sont les autres ? le lecteur est dans la même situation que le témoin et se pose la question lui aussi .
Description de l’enfant « lié dans sa couche » : le lien, thème personnel mais aussi symbolique — cf. les liens du Christ, déliés au ciel. Portrait pitoyable d’un enfant presque mort des adjectifs forts (yeux flétris, bouche pâle, râle de la mort, souffle languissant) l’enfant n’a même plus de voix pour crier ce « brame » comme le faon de la biche de l’exorde, il ne lui reste plus qu’un son inarticulé. On n’est plus dans l’humanité avec cette voix doublement défaillante. Noter le rythme ample avec une succession d’enjambements : l’horreur s’ajoute à l’horreur avec ces relatives en cascade, comme si la vision ne pouvait disparaître, de même les participes présents installant un hors temps où ne cesse de résonner ce « brame ».
Le tableau de la mère : crescendo dans l’horreur, annoncé par le deictique « voici » qui introduit l’hypotypose, avec ce même appel à la vision : voici « après entrer l’horrible anatomie de la mère desséchée » = après être entré, mais en même temps le flou de la tournure qui pourrait dire « voici entrer , après, la mère, invite à lire aussi qu’un squelette est en train de venir à lui, ( le terme « desséchée » = qui n’a plus que les os). Les plus que parfaits qui suivent sont une analepse qu’on prend pour antérieure à l’entrée du Je dans la pièce. Mais le brusque passage au passé simple « elle approcha » remet toute notre lecture en cause : ce n’est pas d’un squelette qu’il parle mais d’une femme mi-vivante mi-morte qui se traîne jusqu’au berceau de son fils et nous comprenons le « voici entrer… » comme l’entrée de cette femme dans la maison, cette femme qui n’est qu’une « anatomie desséchée » : un mort sujet de verbes d’action ! Nous sommes dans l’horreur, les catégories grammaticales vacillent aussi, et la confusion des deux lectures reflète cette horreur de ne pas savoir s’il s’agit d’une vivante ou d’une mort. Tous les verbes d’action sont bien la description de la mère vue par le témoin : pathétique d’une demi-morte cherchant à recueillir des dernières forces pour nourrir son enfant. (les reins dissipés = battus à mort). Elle ne put plus marcher, elle est juste capable de rouler son corps ; et ses efforts sont rendus par le rythme : entassement de verbes passifs / actifs – soit participes passés passifs, soit deuxième terme d’un plus que parfait actif : identité des deux)... Donc confusion, chaos ; les arrêts à l’hémistiche sont forts, à l’inverse des fins de vers qui représentent dans les enjambements ces efforts pour aller au-delà, du vers, de sa fatigue, afin de nourrir l’enfant. Mais la mère n’atteint que l’hémistiche d’après et s’arrête dessus (vers 420). Le témoin se borne à un seul commentaire « une amour maternelle l’émouvant (= la faisant bouger) pour autrui beaucoup plus que pour elle » : il souligne son dévouement par cette antithèse autrui / elle.
Donc association oxymorique de l’horreur et du pathétique, de l’actif et du passif, de la mort et de la vie : le réel excède les catégories du langage.
Le passage au passé simple retrouve le récit : dans le contact mère/enfant, les humeurs sont convoquées : ce qui doit couler s’est tari et ce qui s’épanche ne doit pas couler (lait ou eau/sang) : Le sang au lieu du lait : thème fréquent (déjà dans Pline l’Ancien : un nourrisson lors de la prise d’une ville rampe vers le sein de sa mère en train de mourir d’une blessure. La mère s’en aperçoit et craint que son lait étant tari l’enfant ne suce son sang). Cette scène qui reprend celle du début de Misères (la France blessée par les bessons) est l’occasion pour le poète d’en faire une image emblématique qui lui donne tout son sens : la France est une mère exsangue ou plutôt sans lait qui ne peut rien faire pour ses enfants. Thème de la dévastation de la terre nourricière cf. « de la France quoi meurt fut un autre portrait » (par rapport aux autres allégories déjà faites). Avec cette volonté de nourrir et cette impossibilité de le faire.
- Et voilà que réapparaissent les enfants dont il avait fait mention « elle cherchait de ses yeux deux de ses fils encore » (cf. les jumeaux) Ici d’Aubigné ménage le récit, car il ne dira qu’à la fin ce qu’il n’a pu constater qu’en même temps que la mère : les deux enfants (cf. Jacob et Esaü) se sont entre-dévorés ! comble de l’horreur ! Mais il commence par évoquer la peur puis la mort avec un nouveau passage au présent (et un rythme perturbé) L’occurrence double de la première personne du pluriel (Nos fronts, contre nous) souligne bien le rôle joué par la troupe de D’Aubigné : ce sont les ennemis, qui pourtant prétendent appartenir au camp de Jacob ! et ces victimes sont innocentes : même perturbation des valeurs : les Bons deviennent méchants.
Dernière partie
Les réactions du narrateur : « J’eus peur » lui aussi craint pour sa vie, et la première réaction n’est pas la pitié mais l’instinct de survie (« protestassent / mourant / contre nous de leurs cris ») (noter la rime cris / esprits : cf. mort / vivant : incarnés / désincarnés. Donc d’abord une réaction d’effroi (« mes cheveux étonnés » = frappés par le tonnerre) puis de dégoût et de haine contre « les violeurs de paix » la faute est ici rejetée sur les catholiques qui amènent les protestants à être aussi barbares qu’eux. Puis une prière à Dieu parce que le combat sur terre doit avoir une issue divine. « je déteste les violeurs de paix » détester (detestor) = maudire « les perfides parfaits » = les perfides accomplis (un redoublement de perfidie).
Enfin la raison de cette rage, qu’on croyait liée à ce qui précède va être dévoilée comme l’indiquent les deux points « Tels effets.. ; » (le tels est cataphorique, il annonce la suite) et tout ce que nous avons vu et lu n’est rien par rapport à la suite. Là d’Aubigné en rajoute avec ces verbes très forts « étonner » les cœurs « impitoyables, frapper « d’effroi les effroyables » (ceux qui échappent par définition à la pitié et à l’effroi vont pourtant être saisis d’effroi et de pitié : formules oxymoriques) et aussi les adjectifs à trois syllabes en fin de vers : amplification et longueur expressive, et enfin le « je vis » répétés deux fois insistant sur la vision, (et repris en 465 avec « Quel œil sec » (en restant sec) eût pu voir... » : il s’agit toujours de frapper par la même image, et enfin le cod apparaît : « les membres mi-mangés / De ceux qui par la faim étaient morts enragés ». Entre dévoration des enfants : il ne reste plus que des membres, des morceaux d’enfants, et cette faim qui provoque une folie anthropophage.
Conclusion
- Un passage admirable par la force de l’expression : le réel est atteint à travers le refus des catégories habituelles du langage, et il rentre vraiment dans le texte ; Un art consommé qui combine le récit linéaire du narrateur témoin au récit du narrateur omniscient, qui ménage cette fin horrible. Exemple de baroque propre à d’Aubigné ; côté horrible, spectaculaire, mauvais goût, émotion violente…
- Un récit singulatif qui obsède le narrateur et qui semble interrompre l’argumentation mais en réalité pour mieux la fonder, et cela, doublement :
- parce que de ces horreurs les responsables seront les Princes : le particulier a plus de force que le général,
- parce que il s’agit encore d’une mère et de ses enfants et qu’on retrouve deux thèmes déjà apparus : la mère qui au lieu du lait a du sang, et dévastée, ne peut plus nourrir les enfants, et deuxième thème, les enfants qui s’entre dévorent : image forte des guerres de religion.
- Enfin une « histoire tragique » qui justifie le titre et est conforme au goût de l’époque pour ce genre (de récits fictifs).