Misères, commentaire des vers 1 à 35 Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné.

Plan

De façon générale l’ordre est argumentatif : Exorde / Narratio (les désordres de la France et leurs causes), le final, mais stylistiquement nous avons, à partir de l’exorde trois parties différentes :

  • Les désordres de la France (horreurs).
  • Leurs deux causes (Catherine et Lorraine) : invectives et réquisitoire.
  • La cause première : le châtiment de Dieu : prière.

On pourrait d’emblée se poser la question de la disparate de ces tons : rupture apparente ou réelle ? L’auteur souligne du reste les changements de point de vue, entre les désordres et les causes secondes « Retournons les esprits pour en toucher les causes » (682) et entre les causes secondes et la cause première « Voyons d’un œil nouveau / Et la cause et le Bras… » (1264)

Et les deux ensembles finissent par des quatrains de façon symétrique (à la France et à Dieu).
Entre les différents désordres racontés, chaque effet est plus atroce que le précédent donc la « narratio » est aussi « probatio » : il s’agit de parler de tous et de montrer l’état piteux de la France (et la discrétion des concepts réformés, l’emploi du pronom "Nous" totalisant l’ensemble des français font que tous sont présentés comme des victimes)

Au contraire, ensuite la perspective devient très historique et s’enrichit de signes religieux : désormais c’est un protestant qui parle et le « nous » renvoie à son parti, jusqu’à la Prière qui est un centon de citations  bibliques : ainsi on passe du corps torturé, des causes secondes aux causes premières, et à l’incorporel ; schéma de l’œuvre : du politique au religieux.

Le problème est de savoir pourquoi et comment il y a ce passage : qu’est-ce qui dans le texte produit cette dynamique dont il faudra voir si elle a un mouvement continu ou discontinu (cf. Fanlo) ?

I- L’exorde

Toutes les contradictions qu’il renferme contribuent à éclairer cette problématique :

Etude de 1-35 et de 55 –83

L’exorde est long (jusqu’au vers 96) :

  • De 1 à 35 : mise en place du ‘topos » de l’ouverture d’une route inconnue.
  • De 35 à 54 œuvre vouée à Dieu principe de tout ordre.
  • De 55 à 96 : caractère atroce du sujet du poème : la guerre civile.

Commentaire des vers 1 – 35

Sujet : description de ce geste initial qui consiste à ouvrir le poème : un geste violent par lequel le poète va se frayer la voie vers Dieu

Intérêt Ce geste, tout brutal et franc qu’il soit, n’en est pas moins marqué d’ambiguïtés ou de contradictions, liées à celles-mêmes de l’écrivain.

Plan    

  • de 1 à 12 : deux comparaisons avec Hannibal (passage des Alpes) et César (passage du Rubicon).
  • de 13 à 35 : la délivrance de la captive Eglise par un « chemin tout neuf » (passage du politique au religieux, de Lucain/ Italicus à l’Exode).

Première partie

Entre les deux comparaisons, apparition du Je : il faut voir à quoi correspond cette place du Je, entre Hannibal et César. La première phrase est une ample période de quatre vers (enjambements, rejets) un flot qui se manifeste par sa brutalité, son abondance, sa véhémence (violence du vocabulaire). La comparaison établit une correspondance entre Hannibal se frayant un passage dans les Alpes impénétrables pour aller attaquer Rome et le poète qui doit lui aussi s’en prendre à Rome- la papauté : un monstre à tuer. Donc une écriture qui se donne comme un assaut, une guerre contre Rome, avec l’identification à Hannibal, figure qui allie le feu à l’aigreur. Un chemin à faire (« il faut » etc) dans une matière impénétrable : écriture militante : il faut ouvrir avec violence une voie qui montrera le chemin à suivre.

Les quatre vers suivants explicitent la comparaison d’abord avec les possessifs (mon courage, mon humeur) ensuite avec le Je « je brise » un présent qui montre le poète entrain de faire ce qu’il dit, donc de dire ce qu’il fait : je brise des rochers. Et cette violence apparaît alors moins comme un assaut que comme une effraction puisque le Je se définit comme un César qui n’aurait pas eu du tout d’hésitation au moment du passage du Rubicon (N.B. « le respect d’erreur : génitif hébraïque = crainte fondée sur l’erreur, donc fausse crainte)

Et alors le point de vue change bizarrement : au lieu d’un ennemi de Rome, un Romain qui va outrepasser les lois de la République, César, l’ennemi d’Hannibal !

Ici d’Aubigné se souvient de vers de Lucain (I 185 : « le chef crut voir le fantôme gigantesque de la Patrie en émoi. Brillant dans l’obscurité de la nuit, le regard affligé elle avait répandu autour de son front… ses cheveux blancs épars dont elle arrachait les mèches ; elle se dressait les bras nus et disait les mots entrecoupés de sanglots… ») la Patrie qui se dresse pour reprocher à César de venir la tuer ! César matricide (et même double matricide : cf. césarienne de sa mère) qui ne peut que rappeler au lecteur l’événement marquant de la naissance de d’Aubigné.

La description de cette allégorie est une expansion d’une série d’épithètes ; qui parlent à la vue (caractère théâtral), avec des gestes expressifs, la mère est tremblante, affreuse, échevelée, et elle semble lutter contre l’envahisseur matricide {« défendait de ses mains (sans armes donc) un chemin qu’il faut ouvrir (Hannibal) et qu’il ne faut pas ouvrir (César) Rome ici n’est plus le monstre à tuer mais une femme misérable qui annonce l’allégorie de la France en mère affligée}, et Rome ici interdit ce passage qui conduit à verser du sang (des républicains, des « germains » frères, concitoyens).

Ainsi ce début est plein d’ambiguïtés. Il manifeste ces ruptures (Fanlo) où l’on voit que la contradiction des comparaisons manifeste l’incertitude de la route : une obligation de combattre (cf. le serment d’Amboise et les verbes d’obligation) et aussitôt la découverte de la difficulté du combat, et la découverte que ce combat est une transgression interdite (cf. le Criton) qui a pour résultat de tuer la mère : donc une naissance difficile : il s’agit de quitter par la force la mère pour répondre au père.

Deuxième partie

Nouveau point de vue : on passe du domaine profane au domaine religieux, et de l’inspiration antique à l’inspiration biblique : deux sous-parties

La changement de perspective : marqué par une forte conjonction « mais » qui semble adopter un nouveau point de vue  (puisque la contradiction entre la nécessité ou l’interdiction de la révolte aboutissait à la paralysie) qui introduit la figure nouvelle de l’Eglise et donc du poète-prophète avec une certaine façon porteuse de sens d’envisager les choses :

Mais dessous les autels des idoles j’avise
Le visage meurtri de la captive Eglise

Après la référence qu paganisme, et derrière elle l’Eglise idolâtre des catholiques, il y a ce visage meurtri (peuple hébreu, premiers Chrétiens, Réformés, par opposition aux « idolâtres) Noter le contre rejet « j’avise/le visage » rendu encore plus sensible par la paronomase : un face à face qui relie le Je (qui apparaît pour la première fois sans la médiation d’un comparant, à un autre qu’il regarde et qui le regarde. Un face à face qui n’est pas évident puisque le vers sépare ce que la syntaxe unit, et qui semble comme une obsession (cf. les sonorités identiques) et cette séparation est reprise dans la comparaison(implicite) avec Rome (cette fois-ci, l’Eglise captive, cf. la Rome tremblante) qui l’appelle de l’autre côté du Rubicon, comme pour qu’il la sauve (d’un  nouveau César-Pape ?) : le Je est appelé pour la délivrance de l’Eglise. Mais cet appel au lieu de mettre fin aux contradictions semble au contraire prolonger l’état de dissociation du Je (cf. les regards « tranchants » : une coupure est instaurée) : « mes désirs » s’opposent à « mon reste » : il y a une rupture entre ses désirs (déjà « outre la rive » (et on comprend aussi cette obsession du désir avec ce retour de la même alternance a/I) et ce « reste » qui semble égaré : par là) se manifeste encore une opposition entre la certitude de l’Election divine, et cette errance, cette incertitude sur terre devant l’action concrète que peut-être l’écriture du livre permettra de résorber. Incertitude liée à l’absence de chemin déjà tracé (topos de l’exorde). Mais ici prenant un sens nouveau dans la mesure où d’Aubigné veut montrer l’opposition au-delà/ici-bas : peut-on dès ici-bas traverser pour gagner l’au-delà ?

Remarquons la densité de l’écriture avec l’image du chemin, nous revenons au passage que se « fendit » Hannibal. Lui aussi assurera définitivement le passage vers l’au-delà en ouvrant une voie nouvelle « car je ne trouve pas / qu’aucun homme l’ait jamais écorché de ses pas » (écorcher = faire un entaille). Donc nouveauté et certitude qu’il est guidé par Dieu, donc qu’il peut aller de l’avant.

C’est donc moins un chemin nouveau qu’un chemin effacé qu’il doit frayer : il s’agit de faire appel à la tradition biblique (et là encore, il y a conflit entre l’originalité absolue de la volonté poétique et les différentes langues que cette volonté travaille, et conflit encore entre ces différentes langues : substituer donc aux guides anciens « les Mercures) , aux religions oppressives (pyramides) les guides bibliques : le pilier, les feux (la colonne de feu dans le désert) c’est un prophète qui va parler, et Dieu lui montre le chemin :

Ces chemins enlacés
Sont par l’antiquité des siècles effacés
Si bien que l’herbe verde en ses sentiers accrue
En fait une prairie épaisse haute et drue
Là où étaient les feux des prophètes les plus vieux

La métaphore du chemin se poursuit : retrouver un chemin effacé par une rhétorique lénifiante, qui n’appelle pas à l’action, et qui a fait disparaître cette façon guerrière de parler : et l’herbe épaisse et drue a fait disparaître le chemin, qui est comme une nouvelle terre vierge : cf. une description de son écriture : progression à tâtons mais avec certitude : sur la trace des prophètes les plus vieux, il vise les mêmes lieux « Je tends comme je puis le cordeau de mes yeux » donc un ajustement empirique en fonction de ce modèle ; et pour s’enfoncer et retrouver les vieux chemins, il est obligé « d’éparpiller la rosée » : il se mouille les jambes, il écrase les « inutiles fleurs » (de rhétorique) : il renvoie ici toute la poésie profane (cf. le Printemps), le maniérisme, (fleurs, rosée, course du matin…)

Et sa trace est produite par tout ce qu’il a effacé sur son passage : les quatre derniers vers célèbrent cette mort de la poésie profane, avec la reprise du mot « fleurs » précisé par deux relatives qui montrent leur fragilité (ne résistent ni au soleil ni au vent) : faux éclat des fleurs par rapport au vrai soleil ou au Dieu qui fauche (fener) les fleurs (cf. Psaumes) : caractère éphémère et inutile des choses terrestres au regard de l’éternité.

Conclusion

Cet exorde retravaille le topos traditionnel à cette place, du chemin nouveau, en l’associant toujours à des images conflictuelles :

  • Rome mère /ennemie (César/Hannibal) (meurtrier/libérateur).
  • Combat politique / combat religieux.
  • Ici-bas / au-delà.
  • Nouveauté poétique/reprise d’un chemin ancien.

Toutes ces ambiguïtés manifestent la présence d’un Je écartelé entre des nécessités contradictoires, obéissance ou révolte, guerre sur terre ou retraite au désert, écriture ou réécriture… Toute l’œuvre sera nécessaire pour venir à bout de ces contradictions, pour expliciter le sens de ces tendances opposées.

Enfin, cette œuvre semble contemporaine à son énonciation : c’est plus la description de son geste d’écriture que l’annonce du contenu de ce qu’il va dire.

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