Julien et la traque des « barbares ennemis » chez Ammien Marcellin

Article1 publié initialement dans Revue de l’Association des Professeurs de Lettres, 130, 2009, pp.20-30

« Traquer les barbares jusque sur leurs terres, puisqu’il n’en avait laissé aucun sur les <siennes> », voilà le projet du César Julien — futur empereur — à l’automne 357 ap. J.-C. selon Ammien Marcellin : pour continuer à faire la guerre aux barbares, il suffit de passer d’une guerre défensive à une guerre offensive.

Ce cursus barbarorum vaut cursus honorum pour Julien en cette époque d’instabilité politique, où les armées font et défont les empereurs. Remporter d’éclatantes victoires militaires, c’est asseoir peu à peu sa légitimité face à son cousin, l’empereur Constance II, qui règne sur la partie occidentale de l’empire. Quel reflet de la politique de Julien face aux barbares, conçus comme des « étrangers ennemis », transparaît dans l’œuvre de l’historien Ammien Marcellin et quels liens unissent Julien, le Romain hellénisé, et Ammien, l’Hellène romanisé ?

1 La situation politique au IVe s.

La situation politique au IVe s. est complexe, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’empire, et nécessite une mise au point préalable afin de mieux comprendre dans quel cadre se déroulent les événements rapportés par Ammien Marcellin.

Fils de Constance Chlore qui n’a régné que de 305 à 306, l’empereur Constantin a rétabli à son profit l’unité de l’empire, ce qui lui a permis de rester au pouvoir sur une plus longue période (de 306 à 337). Il est « Auguste », nouveau titre qui permet de désigner l’empereur ; et pour assurer au mieux sa succession, il octroie le titre de « César » (qui ne signifie donc plus « empereur » mais « empereur adjoint ») à ses trois fils : Constantin II, Constance II et Constant. Le futur empereur Julien est leur cousin mais, éloigné rapidement de la cour par Constance II, il vit à Nicomédie et à Antioche — on lui reprochera plus tard, comme nous l’apprend Ammien, sa légèreté « asiatique2 », selon un topos bien connu.

À la mort de leur père, les trois Césars deviennent Augustes, après ratification par le sénat romain et ils se partagent (provisoirement) le pouvoir : à Constantin II, l’aîné, l’Occident, à Constance II l’Orient, tandis que le plus jeune, Constant, reste cantonné en Illyrie ; mais le système tétrarchique, conçu par Dioclétien un siècle auparavant, ne s’avère plus efficace. Chacun veut empiéter sur le territoire de l’autre et des intrigues de cour (comitatus) naissent de la jalousie qui règne entre les fils et les neveux. Constant fait ainsi éliminer l’aîné Constantin puis est lui-même victime d’un attentat.

Après la mort de ses deux frères, le pouvoir des préfectures occidentale, centrale et orientale se trouve donc uniquement entre les mains de Constance II, qui s’était déjà fait remarquer par ses victoires quelques années auparavant contre Sapor II, le roi des Perses. Nous sommes alors en 350. Mais les haines familiales se déchaînent, ainsi que les conflits religieux (entre païens et chrétiens de différentes sensibilités — les nicéens et les ariens —), car « dès lors, en effet, que l’empereur tient son diadème de la main de Dieu, que le christianisme est reconnu officiellement, qu’il est la religion de l’empereur, la définition de Dieu, c’est-à-dire le problème christologique, devient affaire d’État. Religion et politique sont inséparables3 ».

Et les luttes pour le pouvoir de reprendre, à coup d’assassinats et d’usurpations — telles celles de Magnence, Vetriano, Nepotianus, Silvanus, Procope et Julien lui-même ; mais l’idée de monarchie absolue reposant sur une légitimité dynastique commence à émerger et pousse Constance II à faire Césars des gens de sa propre famille : c’est d’abord Gallus, le demi-frère de Julien, qui reçoit la charge de l’Orient mais il est jugé pour trahison trois ans après et décapité.

La sécurité de l’empire n’est plus assurée dès 353 car la Gaule, province romaine, est soumise aux invasions barbares. Le chef de l’armée d’Orient, Ursicin, est alors rappelé par Constance II à la cour de Milan et parmi ses officiers, on retrouve un certain Ammien Marcellin ; Constance II les charge de se débarrasser d’un nouvel usurpateur, Silvanus. Il est temps pour Constance II d’affermir le pouvoir en nommant un nouveau César et, un an après la mort de Gallus, c’est Julien qui accède au rang de « sous-empereur ». Nous sommes alors en 354 et Julien est désormais à la tête de l’armée.

Après une première victoire contre les Francs, Julien parvient à contenir la menace que constituaient les Alamans ; ses soldats veulent le proclamer Auguste en août 357 mais Julien refuse et reste pour l’instant fidèle à Constance II. Les événements qui suivent sont narrés par Ammien dans le livre XVII : Constance II mène des campagnes contre les barbares sur le front danubien, près du limes ; la guerre quasi permanente avec les Perses s’accentue car Sapor II reprend les hostilités pour récupérer des terres alors sous domination romaine. C’est ainsi qu’il assiège la ville d’Amida, dans laquelle se trouvaient Ursicin et Ammien, rappelés en Orient. Ammien fait partie des rares survivants du siège. Pendant ce temps, Julien a établi son camp d’hiver à Paris (ad Parisios) et l’utilisation de Lutèce — qui se développe fortement à cette occasion — est une innovation géopolitique et stratégique du jeune César pour prendre le dessus sur les Barbares, comme nous allons l’expliquer plus bas.

Au printemps 359, Constance II est sur le front perse et apprend que Julien a usurpé à son tour le pouvoir : le moment est venu pour lui de devenir empereur et il est proclamé Auguste par son armée (et il ne refuse pas cette fois-ci le pronunciamento afin de devenir « calife à la place du calife »). Mais l’affrontement entre Julien et Constance II n’a pas lieu en raison de la mort subite au combat de ce dernier, qui choisit avant de mourir de privilégier la légitimité dynastique plutôt que de sanctionner l’illégalité de la révolte : Julien pénètre à Constantinople en décembre 361 avec le statut d’Auguste. Mais, malgré ce que pourrait faire croire le nombre de pages important que lui consacre Ammien Marcellin, son règne est de courte durée puisqu’il meurt en juin 363, blessé lors d’un combat. Jovien, fils d’un notable de Pannonie, est alors proclamé Auguste par les Illyriens mais il meurt rapidement, après avoir capitulé devant les Perses. Et la situation devient dramatique sous le règne de Valentinien et Valens, comme Ammien l’explique au cours du livre XXVI :

Hoc tempore uelut per uniuersum orbem Romanum bellicum canentibus bucinis, excitae gentes saeuissimae limites sibi proximos persultabant. Gallias Raetiasque simul Alamanni populabantur ; Sarmatae Pannonias et Quadi ; Picti Saxonesque et Scotti et Attacotti Brittannos aerumnis uexauere continuis ; Austoriani Mauricaeque aliae gentes Africam solito acrius incursabant ; Thracias et diripiebant praedatorii globi Gothorum. Persarum rex manus Armeniis iniectabat, eos in suam dicionem ex integro uocare ui nimia properans, sed iniuste, causando quod post Iouiani excessum, cum quo foedera firmarat et pacem, nihil obstare debebit quo minus ea recuperaret quae antea ad maiores suos pertinuisse monstrabat. (AMM. 26.4.5-6.)

À ce moment, comme si les trompettes donnaient le signal du combat à travers tout l’univers romain, des peuples très barbares se mettaient en mouvement et franchissaient les frontières les plus proches. Les Alamans dévastaient à la fois la Gaule et la Rhétie ; les Sarmates et les Quades, la Pannonie ; les Pictes, les Saxons, les Scots et les Attacottes frappaient la Bretagne d’incessantes épreuves ; les Austoriens et autres peuplades maures razziaient l’Afrique avec plus de violence qu’à l’ordinaire ; les Thraces, elles aussi, étaient mises à sac par des bandes de Goths pillards. Le roi de Perse mettait la main sur l’Arménie, se hâtant, au prix d’immenses efforts, de la soumettre de nouveau à sa domination, mais contre tout respect du droit, en alléguant le prétexte qu’après le décès de Jovien, avec lequel il avait conclu un traité de paix, rien ne devrait lui interdire de rentrer en possession de ce qui, indiquait-il, avait auparavant appartenu à ses ancêtres.

Les luttes internes pour le pouvoir reprennent donc et les périls extérieurs incarnés par les Perses, les Francs, les Alamans, les Goths, les Vandales et les Sarmates ne cessent de s’aggraver. À cela s’ajoute dès 370 l’invasion des Huns4, à la renommée si effrayante qu’elle oblige même les anciens ennemis passés sous la coupe de Rome — les Alains, les Ostrogoths et les Wisigoths — à demander en 376 l’autorisation de se mettre à l’abri en franchissant le Danube. Ammien achève son récit, au livre XXXI, avec la mort de l’Auguste de l’Orient, Valens, en août 378, mais les conflits sont loin de prendre fin à ce moment-là.

Les problèmes politiques internes ont affaibli l’Empire et les barbares en ont profité, notamment en Gaule :

Exoritur iam hinc rebus adflictis, haud dispari prouinciarum malo calamitatum turbo nouarum, extincturus omnia simul, ni Fortuna moderatrix humanorum casuum motum euentu celeri consummauit, impendio formidatum. Cum diuturna incuria Galliae caedes acerbas rapinasque et incendia, barbaris licenter grassantibus nullo iuuante perferrent,… (AMM. 15.5.1-2.)

Et voici que survient, dans ces circonstances critiques, pour le malheur semblable des provinces une tempête de calamités nouvelles qui aurait tout anéanti à la fois, si la Fortune maîtresse des événements humains n’avait mis un terme rapide à une entreprise fort redoutable. Par suite d’une longue incurie, les Gaules subissent, sans que personne leur portât secours, des massacres cruels, des pillages et des incendies, du fait que les barbares avaient toute liberté d’exercer leurs brigandages.

Plusieurs siècles ont passé depuis la conquête de la Gaule par Jules César et la situation a changé, la romanisation a fait son œuvre ; les Gaulois ne sont plus des barbares5 : la Gaule est conçue désormais comme une composante de l’Empire romain, une prouincia Romana à part entière, qu’il faut donc protéger des « vrais » barbares, et qui s’avère en outre un point stratégique pour la défense de l’ensemble de l’Empire, ce que Julien a bien compris6, en conférant notamment un rôle-clé à Lutèce.

2 Lutèce-Paris, plaque tournante de la guerre contre les barbares

L’alternance des saisons rythme le texte d’Ammien car les affrontements avec les barbares ont lieu à la belle saison mais « dès qu’arrive la mauvaise saison, on se replie dans les camps bien fortifiés sur le limes, d’où l’on peut entendre et voir les hordes de barbares, revenues occuper le terrain délaissé par les Romains7 ». Pendant ce temps, Julien stationne ses troupes à Paris et fait de la ville une cité stratégique dans la lutte contre les Barbares, une plaque tournante de l’Empire romain ; il lui attribue un rôle géostratégique majeur dans la gestion des campagnes militaires sur le long terme contre les Germains car « la menace barbare amène les Parisiens à abandonner en partie la rive gauche et à se retrancher dans l’île de la Cité qu’ils entourent d’un rempart. Le danger — qui vient aussi bien du nord-est que du nord-ouest, où les Saxons menacent les côtes — donne à la ville un rôle et une importance qu’elle n’avait pas jusque-là. Elle n’est plus seulement un carrefour routier et fluvial, elle devient aussi un élément capital dans le système défensif de la Gaule du nord […]. Des troupes cantonnent fréquemment dans la ville, disposant d’un camp, d’un terrain de manœuvres et de magasins de ravitaillement. Une flottille de guerre, dont le commandement siège à Lutèce, croise régulièrement dans la région8 ». La stratégie payante de Julien est opposée à l’attitude des barbares, mal organisés, qui passent l’hiver sans récupérer des forces9.

La recherche du lexème Parisii dans l’ensemble du corpus d’Ammien10 comparé avec les quelques occurrences présentes dans la banque de données du logiciel Phi nous amène à confirmer lexicalement cette remarque de l’archéologue Ph. de Carbonnières : avant Julien, il y avait Lutèce (Lutetia/Lutecia) ; après Julien, il y a Paris (certes, une désignation indirecte, par métonymie du peuple pour la ville). Les quelques occurrences de Parisii qui apparaissent se trouvent en effet uniquement chez César11 (sans surprise dans la Guerre des Gaules), pour désigner exclusivement le peuple des Parisiens et non leur lieu de vie.

Analysons maintenant la situation chez Ammien : il est aisé de constater que les occurrences sont beaucoup plus nombreuses, ce qui démontre au minimum le rôle accru de la région, mais ne donne pas forcément d’indication sur l’émergence de « Paris » en tant que ville « autonome », pourrait-on dire. C’est la syntaxe qui va nous fournir une aide :

  • Paris présentée comme un lieu stratégique pour établir des quartiers d’hiver : apud Parisios 17.8.1, 18.1.1, 20.1.1, 20.8.2 (avec des expressions comme acturus hiemem / hiemem agens / hibernans / hiemem agens / hibernis locatis) ;

  • Paris comme destination, avec un verbe de mouvement : per Parisios + transire 20.4.11, Parisios + reuerti 20.5.1, Parisios + ingredi 20.9.6, Parisios + uenire 26.5.8 (à propos de l’empereur Valentinien revenant à Paris prope Kalendas Nouembris donc avec la même stratégie que Julien, à savoir se servir de Paris comme quartiers d’hiver), Parisios + redire 27.2.10 (à propos du maître de cavalerie Jovin, sous les ordres de Valentinien) ;

  • Autres emplois : Parisios 17.2.4 ; apud Parisios 18.6.16, 21.2.1.

Dans l’exemple suivant, il s’agit bien en fait pour Julien de revenir à Paris, en tant que lieu, et non de rejoindre les Parisiens, en tant que peuple :

Hisque perfectis, acturus hiemem reuertit Parisios Caesar. (AMM. 17.2.4.)

Cette affaire réglée, César revint à Paris pour y passer l’hiver.

Après un verbe de mouvement, le mot à l’accusatif translocal ne désigne plus ici le peuple mais la ville (au pluriel comme Athenae, arum, f. pl.) ; et lorsque le mot est employé avec la préposition apud, comme dans l’exemple suivant, c’est bien pour l’expression de l’intralocal :

At Caesar hiemem apud Parisios agens, Alamannos praeuenire studio maturabat ingenti, nondum in unum coactos, sed insania post Argentoratum audaces omnes et saeuos, operiensque Iulium mensem, unde sumunt Gallicani procinctus exordia, diutius angebatur… (AMM. 17.8.1.)

De son côté César, qui passait la mauvaise saison à Paris, déployait une activité intense pour devancer les Alamans, qui ne s’étaient pas encore réunis en un seul corps, mais qui dans leur Folie, après Strasbourg, montraient tous audace et cruauté ; et en attendant le mois de Juillet, qui marque le début des campagnes en Gaule, il restait longtemps dans l’anxiété…

D’un point de vue linguistique aussi bien que stratégique, la ville de Paris est née, même si elle ne bénéficie pas d’un lexème spécifique : les choix stratégiques de Julien ont contribué à transformer Lutèce (Lutetia ou Lutecia, -ae, f. sg.) en Paris (Parisii, -orum, m. pl), par le biais d’une figure microstructurale de la contiguïté, la métonymie (avec un jeu sur le rapport contenant-contenu).

  1. Stratégies militaires et opinions de Julien sur les Barbares

C’est sa lutte efficace contre les Barbares (et notamment sa grande victoire en 357 sur les Alamans) qui permet à Julien de conquérir peu à peu le cœur de l’armée, autrement dit le pouvoir. Mais cette lutte ne pouvait s’arrêter aux Barbares du Nord : il lui fallait affronter lui aussi les Perses, comme Alexandre le Grand12 et Trajan, ses modèles, quitte à aller chercher les barbares sur leurs propres territoires13 :

et petiturus ipse Mogontiacum, ut ponte conpacto transgressus et in suis requireret barbaros, cum nullum reliquisset in nostris, refragante uetabatur exercitu ; uerum facundia iucunditateque sermonum allectum in uoluntatem traduxerat suam […] ; moxque ad locum praedictum est uentum, flumine pontibus constratis transmisso occupauere terras hostiles. (AMM. 17.1.2.)

Quant à lui, il voulait gagner Mayence, y construire un pont et franchir le fleuve, pour traquer les barbares jusque sur leurs terres, puisqu’il n’en avait laissé aucun dans les nôtres ; mais il se heurtait à l’opposition de l’armée. Pourtant, l’éloquence et le charme de ses paroles lui gagnèrent les soldats et il eut vite fait de les convertir à sa volonté […] et bientôt on parvint au lieu précité ; des ponts furent construits, le fleuve franchi et les nôtres s’emparèrent du territoire ennemi.

Les vocables « barbares » et « ennemis » entretiennent donc des rapports étroits de synonymie partielle. Et le barbare n’est pas seulement un élément de politique extérieure mais un enjeu de la politique intérieure de l’Empire, en lien avec le caractère même du personnage de Julien car aller chercher les barbares sur leur propre territoire, c’est aussi aller chercher le pouvoir et restaurer la grandeur de l’Empire romain :

Vrgente genuino uigore pugnarum fragores caedesque barbaricas somniabat, colligere prouinciae fragmenta iam parans si adfuisset flatu tandem secundo. (AMM. 16.1.1.)

Poussé par son énergie native, il ne rêvait que de fracas de batailles et massacres de barbares, et se préparait déjà à rassembler les fragments de province au cas où la fortune l’assisterait d’un souffle enfin favorable.

Ce qui ne l’a certes pas empêché d’intégrer des « éléments extérieurs » à sa propre armée. Mais ces soldats, même s’ils étaient d’origine barbares — et parce qu’ils étaient désormais une composante de l’armée romaine — ne portaient plus le qualificatif de « barbares » : il évoque en effet dans un de ses écrits en grec l’apostrophe de ξένοι καὶ πολῖται que leur lance un officier, iunctura qui implique que leur statut d’« étrangers » ne les excluait pas de celui de « citoyens14 ».

Même s’il compare le chant de certains « Barbares du Rhin » à un croassement disharmonieux15, ce n’est pas la langue qui fait le Barbare pour Julien mais sa position hors des frontières « naturelles » de l’Empire (le Rhin, le Danube et le Tigre). Ainsi, « au critère linguistique et culturel de la tradition grecque classique s’est ajouté ou substitué un critère politique et topographique16 ». Et à travers les écrits de Julien émergent deux dénominateurs communs pour la notion de « barbarie ». Pour lui,

  1.  sont barbares les ressortissants des ethnies dont le territoire naturel se trouve hors des limites de l’Empire Romain et dont le comportement vis-à-vis de l’Empire est généralement hostile.
  2. Sont barbares les ressortissants des ethnies qui occupent les rangs inférieurs dans la hiérarchie des cultures. […].

Julien a donc une réelle conscience du problème barbare. Il a heureusement réactualisé le concept de barbare tel que sa culture grecque classique le lui fournissait. Il en a gardé les notions qui définissent le barbare comme inférieur culturellement et comme un partenaire peu sûr, dangereux et hostile. Il lui a ajouté une notion d’exclusion topographique impensable à l’époque classique quand la frontière entre pays grec et pays barbare était extrêmement imprécise et irrégulière17.

Les barbares sont toujours associés à la guerre ; pourtant, « la guerre n’est pas ce qui fonde la Barbarie d’un peuple, mais le moyen par lequel celui-ci manifeste sa présence et donc sa Barbarie18 ».

  1. Julien et Ammien, deux étrangers à Rome

Julien et Ammien Marcellin, tous deux non Romains, partagent en outre une même origine géographique, puisque tous deux sont originaires d’Antioche, ce qui a été reproché à Julien, qui en a reçu des sobriquets :

Miles … extrema minitans Iulianum conpellationibus incessebat et probris, Asianum appellans Graeculum, et fallacem et specie sapientiae stolidum ; (Amm. 17.9.3.)

Le soldat … recourait aux dernières menaces et poursuivait Julien de sarcasmes et d’injures, l’appelant « petit Grec d’Asie, menteur et niais sous des airs de compétences ».

omnes qui plus poterant in palatio, adulandi professores iam docti, recte consulta prospereque conpleta uertebant in deridiculum, talia sine modo strepentes insulse : « in odium uenit cum uictoriis suis capella, non homo », ut hirsutum Iulianum carpentes, appellantesque « loquacem talpam » et « purpuratam simiam » et « litterionem Graecum », et his congruentia plurima ; atque ut tintinnacula principi resonantes audire haec taliaque gestienti, uirtutes eius obruere uerbis inpudentibus conabantur, ut segnem incessentes et timidum et umbratilem, gestaque secus uerbis comptioribus exornantem ; (Amm. 17.11.1.)

… tous les importants du Palais, passés maîtres dans l’art de la flatterie, tournaient en ridicule des entreprises bien conçues et exécutées avec bonheur et grondaient sans cesse leurs insipides litanies : « elle nous assomme avec ses victoires, la chèvre ; car ce n’est pas un homme ! » disaient-ils en brocardant Julien à cause de sa barbe19 ; ils l’appelaient « taupe babillarde », « guenon vêtue de pourpre », « cuistre de Grec » et de maints sobriquets du même goût ; et comme des grelots, ils tintaient aux oreilles de l’empereur (qui était friand de tels propos), essayant d’étouffer les qualités de Julien sous leurs paroles effrontées et l’accusant d’être lâche, poltron et fainéant et de donner à ses échecs la parure de phrases trop bien arrangées. »

La forme avec diminutif Graeculus montre le mépris et l’incompréhension qu’a pu susciter le philhellénisme de Julien20, qui ne se « contentait » pas de la culture latine, et qui, en plus, avait été éduqué par des pédagogues grecs en Asie ! Dans la deuxième expression, la connotation péjorative est portée par le substantif rare litterio, « écrivaillon, gratte-papier ». De telles attaques ne pouvaient que renforcer le lien entre Ammien et Julien, deux soldats lettrés, dont l’un était Grec mais écrivait en latin, et l’autre Latin mais écrivait en grec21, et qui avaient en commun une origine orientale décriée, alors que, comme J. Crocis l’écrit à propos d’Ammien, « chacune de ses paroles trahi[ssait] sa fierté d’appartenir à une certaine communauté ethnique et linguistique dont il se sent[ait] toujours intimement solidaire22 ».

Car Ammien Marcellin se définit lui-même, dans la célèbre sphragis23 du livre XXXI, ut miles quondam et Graecus, ce qui constitue une revendication forte pour la défense de l’hellénisme, qui n’exclut pourtant pas l’utilisation du latin comme moyen le plus efficace pour revendiquer l’existence d’une Graecia (en tant que modèle de civilisation culturelle et religieuse et pas simplement en tant que langue). Même si Ammien a choisi d’intégrer son œuvre à un ensemble historiographique latin (en prenant chronologiquement la suite de Tacite), son amour pour le grec l’amène à condamner son utilisation comme « arme de guerre » par le demi-frère de Julien, Gallus (contre ses éventuels ennemis lorsqu’il était César) :

Nouo denique perniciosoque exemplo, idem Gallus ausus est inire flagitium graue, quod Romae cum ultimo dedecore temptasse aliquando dicitur Gallienus,et, adhibitis paucis clam ferro succinctis, uesperi per tabernas palabatur et compita, quaeritando graeco sermone, cuius erat impendio gnarus, quid de Caesare quisque sentiret. (AMM. 14.1.9.)

Enfin, par un nouvel et funeste exemple, le même Gallus osa commettre un insupportable scandale, auquel Gallien, dit-on, s’était risqué à Rome autrefois à sa grande honte : entouré d’un petit nombre de satellites qui dissimulaient l’arme dont ils étaient ceints, il errait le soir à travers les tavernes et les carrefours, s’informant dans la langue grecque, qu’il entendait fort bien, de ce que chacun pensait de César.

Il faut noter par ailleurs qu’Ammianus Marcellinus constitue un nom double et non les tria nomina traditionnels. Son nom de famille (Ammianus) est d’origine sémitique et son nom personnel (Marcellinus) est typiquement romain ; et il est a priori surprenant de constater que l’on ne trouve nulle part trace d’élément grec dans le nom de cet hellénophone (dont l’origine grecque ne fait pourtant aucun doute puisqu’il a fréquemment recours à des expressions comme « nous disons », « nous appelons » pour citer des vocables grecs24). La promotion sociale de la famille d’Ammien a dû se faire par l’armée, grâce à son parfait bilinguisme25. Mais il reste malgré tout — et en dépit de son glorieux passé de militaire — un étranger, susceptible d’être chassé de Rome (pour peu que le pain vienne à manquer), révolté par le peu de cas qui est fait des intellectuels étrangers au regard de simples danseuses26.

La figure de Julien est au centre de l’œuvre d’Ammien ; si au livre XVII, c’est encore Constance II qui est l’empereur, tout le récit tend vers la prise de pouvoir de Julien. Et Constance n’en est que le faire-valoir. Devant les victoires de son chef, Ammien se défend certes de tout panégyrique, mais l’on sent bien toute l’admiration qu’il porte à Julien27, dont la figure littéraire se construit en filigrane dans sa lutte contre les barbares.

Le barbare est un élément politique puisque, vaincu, il est la preuve de la grandeur de l’empire romain ; mais il devient aussi un élément de l’écriture baroque (ou romantique28), épique29 d’Ammien : par sa seule dénotation, le barbare représente un fundamentum de son écriture historique mais par les connotations qu’il véhicule, il en est aussi un élément pittoresque, moteur d’exaedificatio pour créer un opus ornatum, pour reprendre les termes de Cicéron sur l’analyse de l’Histoire30 : barbarus docet, barbarus mouet, barbarus delectat. En effet, pour un historien, le pittoresque est en principe l’accessoire, mais il est l’essentiel pour Ammien : une bataille, pour lui, n’est pas un événement valant plus par ses conséquences que par lui-même ; elle vaut pour ce qu’elle est, comme spectacle, et par l’émotion qui peut s’en dégager.

Article1 publié initialement dans Revue de l’Association des Professeurs de Lettres, 130, 2009, pp.20-30

Notes

1. Cet article constitue la version remaniée de la première partie (historique et littéraire) de notre conférence « In suis requirere barbaros… ou la chasse aux barbares de l’empereur Julien chez Ammien Marcellin (Histoire XVII) », donnée lors du colloque « À la rencontre de “l’Autre” : perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques » (Université de Pau et des Pays de l’Adour, 12-14 mars 2009). La partie plus proprement linguistique de notre communication — renommée pour la publication « L’hôte et l’ennemi sont-ils des étrangers comme les autres ? » — est parue dans Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique : à la rencontre de l’Autre, Actes du colloque UPPA-CRPHL Antiquité méditerranéenne : à la rencontre de « l’Autre » : Perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques, M.-F. Marein, P. Voisin, J. Gallego (éds.), CRPHL, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 329-338. C’est une étude étymologique et lexicale du vocabulaire signifiant « l’étranger » et « l’ennemi » (peregrinus, hostis/hospes, perduellis), qui faisait suite à la présente étude historique et littéraire.

2. AMM. 17.7.6 : Iulianum… Asiaticis coalitum moribus ideoque leuem (« Julien, qui avait grandi dans les mœurs asiatiques et qui faisait preuve pour cette raison de légèreté, … »).

L’édition de référence (textes et traductions) de l’Histoire d’Ammien Marcellin est celle des Belles Lettres (CUF), avec les traductions d’E. Galletier (XIV-XVI), G. Sabbah (XVII-XIX) et M.-A. Marié (XXVI-XXVIII).

3. R. Rémondon, 1964, La Crise de l’empire romain (de Marc-Aurèle à Anastase), Paris, PUF, coll. « Nouvelle Clio », p. 157-158.

4. AMM. 31.2 pour une description de la physionomie et des mœurs des Huns.

5. AMM. 15.9.8.

6. AMM. 16.5.14.

7. L. Sigayret, 1999, Rome et les Barbares, Paris, Ellipses, coll. « Civilisation latine par les textes », p. 10. Signalons que le limes sur cette partie de l’empire est constitué par deux frontières naturelles, le Rhin et le Danube, et un mur renforcé d’un fossé (qui constitue une fortification plus symbolique — comme limite entre la civilisation et la barbarie — qu’efficace).

8. Ph. de Carbonnières, 1997, Lutèce, Paris ville romaine, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », p. 41.

9. AMM. 16.12.15.

10. Données tirées du site Internet Bibliotheca Classica Selecta / Itinera Electronica.

11. CAES. Gall. Parisios 7.4.6 ; Parisiis 7.75.3 ; Parisiorum 2 occ. Luteciam Parisiorum 6.3.4 ; …Luteciam… . Id est oppidum Parisiorum 7.57.1.

12. AMM. 16.5.4 : Hinc contingebat ut noctes ad officia diuideret tripertita, quietis et publicae rei et musarum, quod factitasse Alexandrum legimus Magnum ; sed multo hic fortius. « De là venait aussi qu’il partageait ses nuits entre trois obligations : celle du repos, celle des affaires publiques, celle des muses ; ainsi fit, lisons-nous, Alexandre le Grand, mais Julien agit avec plus de force d’âme. »

13. J. Bouffartigue, « L’empereur Julien et les Barbares : réalisme et illusion », Haut Moyen Âge, Culture, Éducation et Société, Études offertes à P. Riché, Nanterre, 1990 : « Comme César, puis comme empereur, il a agi sous la conviction constante que le meilleur traitement du problème barbare était la guerre. Son succès en Gaule et en Rhénanie l’a persuadé des mérites d’une politique offensive, consistant, en deçà du fleuve frontière, à nettoyer le territoire de toute présence barbare, puis à affranchir le fleuve pour démanteler les forces barbares et décourager les agressions ultérieures. Cette stratégie, payante sur le Rhin, fut rééditée sur le Tigre avec des résultats beaucoup moins heureux. » (Pp. 54-55.)

14. Julien, Aux Athéniens, 11, 285b. Cf. A. Chauvot, Opinions romaines face aux barbares au ive s. ap. J.-C., Paris, De Boccard, 1998, p. 170.

15. Comparaison présente dans le Misopogon, 1, 337c.

16. J. Bouffartigue, op. cit., p. 50.

17. J. Bouffartigue, op. cit., pp. 52 et 54.

18. A. Chauvot, op. cit., p. 390.

19. Face aux attaques de ses ennemis qui condamnent sa barbe de philosophe grec, Julien réagit en faisant preuve d’autodérision dans son pamphlet Misopogon ou l’Ennemi de la barbe : « Et d’abord commençons par le visage. La nature, j’en conviens, ne me l’avait donné ni trop beau, ni agréable, ni séduisant, et moi, par une humeur sauvage et quinteuse, j’y ai ajouté cette énorme barbe, pour punir, ce semble, la nature de ne m’avoir pas fait plus beau. J’y laisse courir les poux, comme des bêtes dans une forêt : je n’ai pas la liberté de manger avidement ni de boire la bouche bien ouverte : il faut, voyez-vous, que je prenne garde d’avaler, à mon insu, des poils avec mon pain. Quant à recevoir ou à donner des baisers, point de nouvelles : car une telle barbe joint à d’autres inconvénients celui de ne pouvoir, en appliquant une partie nette sur une partie lisse, cueillir d’une lèvre collée à une autre lèvre cette suavité, dont parle un des poètes, inspirés de Pan et de Calliope, un chantre de Daphnis. Vous dites qu’il en faudrait faire des cordes : j’y consens de bon cœur, si toutefois vous pouvez l’arracher et si sa rudesse ne donne pas trop de mal à vos mains tendres et délicates. Que personne de vous ne se figure que je suis chagriné de vos brocards : j’y prête moi-même le flanc, avec mon menton de bouc, lorsque je pourrais, ce me semble, l’avoir doux et poli comme les jolis garçons et comme toutes les femmes à qui la nature a fait don de l’amabilité. » (Trad. E. Talbot, tirée du site http://remacle.org.)

20. Selon Aelius Spartianus (l’un des écrivains de l’Hist. Aug.), le même reproche a été fait à l’empereur Hadrien (Vit. Hadr. 1.5) : Imbutusque inpensius Graecis studiis, ingenio eius sic ad ea declinante, ut a nonnullis Graeculus diceretur […], « Après s’être intensément imprégné de culture grecque et comme il y était si naturellement enclin que certains le surnommaient parfois “le petit grec” … » Cf. Br. Rochette, Le Latin dans le monde grec, Bruxelles, Latomus, 1997, p. 24.

21. Pour peu que ses occupations politiques et militaires lui en laissent le loisir, cf. supra, AMM. 16.5.4.

22. J. Crocis, 1985, « Ammien Marcellin, témoin de l’hellénisme », Kentron, 4, p. 40.

23. Ce « sceau » constitue une mini-postface à l’œuvre.

24. Ce qui n’exclut cependant pas une utilisation de l’expression « objective » sermo Graecus (AMM. 15.9.3), ou de la première personne du pluriel pour désigner l’armée romaine dès lors qu’il participe à l’expédition.

25. Pour un exemple de promotion d’un « barbare » grâce à son bilinguisme, cf. AMM. 15.13.1 (facundia sermonis utriusque, à propos de Musonianus, préfet du prétoire).

26. AMM. 14.6.19. C’est Symmaque qui était alors préfet de la Ville et il « dut en cette qualité procéder à l’expulsion des étrangers de passage, en 384, comme l’avait déjà fait avant lui le préfet Orfitus entre 353 et 356. Symmaque a justifié cette mesure impopulaire par la crainte de la pénurie de vivres, dans son Epist. 2,7,3 » (p. 209 de l’édition des Belles Lettres, n. 60). Ammien lui-même aurait été expulsé et en aurait gardé rancœur.

27. Cf. AMM. 16.1.3 et 16.1.5.

28. J. Fontaine « Ammien Marcellin, historien romantique », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1969 : « Il faut lier la vigueur, et même la violence, d’une telle imagerie, à la démesure surréelle, sinon déjà surréaliste, qui caractérise chez Ammien l’expression exagérative, dans l’ordre du drame ou de la satire. Les bornes raisonnées et traditionnelles du comique et du tragique sont alors franchies. Dans l’expression de l’horreur ou du ridicule, on retrouve finalement la même déshumanisation volontaire que nous venons de déceler sous le recours répété à l’imagerie animale. […] L’étrangeté des scènes de magie, des horreurs de l’inquisition impériale, des corps à corps entre Romains et barbares, nous aventure alors aux confins de la veille et du rêve, ou plutôt du cauchemar maîtrisé par un art lourd, puissant, légèrement sadique » (pp. 430-431).

29. Y. A Daugé, Le Barbare, Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, Bruxelles, Latomus, 1981 : « Le terme barbarus intervient plusieurs fois pour dramatiser la lutte, en faire ressortir l’intensité, lui conférer, une dimension à la fois psychologique, épique et cosmique, c’est-à-dire, en fait, pour en dégager l’essence même. » (p. 403-404.)

30. A. Malissard, « L’histoire : écriture ou vérité ? À propos de Pline (Ep., 6, 16 et 20) et de Tacite (Ann., 14, 3-9). », Mélanges Pierre Lévêque, 5. Anthropologie et société, Les Belles Lettres, 1990, p. 227-243.

 

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