Article publié initialement dans
Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique : à la rencontre de l’Autre, Actes du colloque UPPA-CRPHL Antiquité méditerranéenne : à la rencontre de « l’Autre » : Perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques, M.-F. Marein, P. Voisin, J. Gallego (éds.), CRPHL, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 501-508.
De Servius et ses commentaires aux œuvres de Virgile, nous ne savons pas grand-chose. Les quelques indications biographiques dont nous disposons proviennent – et c’est là un point sujet à caution – d’une œuvre de fiction, Les Saturnales de Macrobe, dans laquelle Servius est dépeint comme un timide et jeune grammaticus à la réputation d’excellence grandissante, qui exerce à Rome (1, 2, 15). Dans la mesure où l’auteur nous avertit dans la préface qu’il s’est joué de la chronologie pour faire coexister les différents personnages mis en scène, ce témoignage ne nous permet pas d’établir avec certitude la date de naissance de Servius. On s’accorde à la situer vers 370-380 apr. J.-C., mais la date de publication des commentaires reste davantage discutée.
Il convient d’évoquer rapidement la nature de ce que l’on appelle par commodité les « commentaires serviens ». Parallèlement aux écrits originaux, il existe une version étendue, publiée en 1600 par Pierre Daniel, à laquelle on a donné le nom de Servius Danielis ou Servius Auctus. Elle serait l’œuvre d’un compilateur du viie siècle, qui aurait complété les commentaires à l’aide de matériaux exogènes (1) – autres commentaires plus anciens, textes d’origine variée, remarques personnelles. À cela sont venus s’agglomérer des ajouts interlinéaires et marginaux jusqu’à l’époque de l’imprimerie, d’où un texte composite, qui contient des éléments datant de l’époque d’Auguste à la période médiévale. Ce sont les commentaires seuls de Servius que nous étudierons ici, dans une perspective historique, tout en nous référant parfois à la version étendue en ce qu’elle témoigne d’une tradition grammaticale.
On pourrait s’étonner que, dans le cadre de l’étude de la figure du barbare ou de « l’autre », l’on choisisse d’examiner un type de texte qui ne semble guère se prêter, a priori, à la transmission d’idées personnelles. Or, à maintes reprises, Servius n’hésite pas à faire part de sa position sur différents sujets abordés par le poète, sur sa vision de l’amour par exemple ou de la survie de l’âme après la mort. Que ses idées, qui s’apparentent à l’éclectisme, fortement teintées de néo-platonisme, constituent parfois de longues digressions ou de nets anachronismes avec la pensée de Virgile importe peu. Le grammaticus se permet çà et là des développements sur les conceptions qui sont les siennes, ce qui nous autorise à étudier sa représentation de « l’autre » dans les commentaires.
Ces développements restent néanmoins subordonnés au texte virgilien et il nous faut d’abord rappeler la façon dont le poète traite des peuples étrangers dans ses écrits. Il est notable que le terme de « barbare » n’y figure que très rarement : on en relève cinq occurrences pour l’ensemble de ses poèmes. Les mots utilisés sont plutôt ceux d’externi ou de gentes externae, et cela uniquement dans l’épopée. Il n’en demeure pas moins que le but de Virgile est bien d’affirmer l’excellence de Rome face aux autres nations, en une opposition très marquée, qui apparaît nettement par exemple dans l’éloge de l’Italie des Géorgiques (2, 136-176). Il convient également pour le poète de souligner l’action civilisatrice des campagnes menées par Auguste, en insistant, par contraste, sur la rudesse des peuples soumis.
Servius, pour sa part, ne se sert guère plus du mot « barbare » dans ses commentaires : aux quatre occurrences de l’Énéide répondent sept mots ou dérivés dans les scholies – à titre de comparaison, on en dénombre proportionnellement plus dans le Servius Danielis. On trouve quelques expressions comme exterae gentes, mais en de bien rares occasions. C’est surtout le terme populus suivi de la région d’habitat au génitif qui est utilisé pour désigner indifféremment les peuples étrangers, grecs ou même italiques. Nous avons donc affaire à une dénomination neutre, qui ne cherche pas d’emblée à marquer une opposition forte, une extériorité que laisserait entendre un usage fréquent des mots externus ou exterus, ni à faire porter l’accent, par la façon même de nommer ces peuples, sur l’aspect de feritas ou de uanitas, caractéristiques habituellement associées aux barbares.
Un relevé précis, réalisé sur l’ensemble des commentaires, permet de mettre en évidence les divers traitements que réserve Servius aux nations étrangères. Tout d’abord, on trouve l’habituel recours aux clichés, aux stéréotypes rendant compte de la psychologie des peuples évoqués dans les poèmes. Le scholiaste développe ainsi une théorie de l’influence des corps sur l’âme, associée à celle des climats (ad Aen., 6, 724). Il affirme que les âmes ne diffèrent pas entre elles, mais se transforment selon le corps dans lequel elles s’incarnent : dans un corps sain, vivacité d’esprit ; dans un corps malade, indolence. C’est de là que les Africains sont d’un caractère rusé, les Grecs caractérisés par leur leuitas, les Gaulois par leur indolence. Avec l’exemple de Didon, ad Aen., 1, 637, Servius associe l’Orient au luxe ostentatoire, à la uanitas donc, par opposition à la sobriété romaine ; ad Aen., 11, 700 : les Ligures sont perfides, comme l’indique Caton dans les Origines ; ad Aen., 3, 51 : les Thraces sont cruels, ainsi qu’il apparaît avec Diomède, Lycurgue et Térée ; les Gètes sont qualifiés de « race sauvage » (ad Aen., 7, 604) et Servius rappelle au sujet des Cariens (ad Aen., 8, 725) leur réputation de piraterie, s’appuyant en cela sur Thucydide et sur Salluste. Nous sommes donc là en présence de stéréotypes qui abondent dans la littérature grecque et latine, comme l’indique lui-même le grammaticus.
Il faut cependant noter que ces clichés apparaissent en nombre fort limité si l’on considère l’ampleur des trois commentaires aux œuvres virgiliennes. Le Servius Danielis, toujours plus virulent, n’offre pas une telle réserve. Au sujet des Ligures par exemple, ad Aen., 1, 715 : outre la perfidie dont il est taxé dans le commentaire original, ce peuple y est qualifié de voleur, traître, menteur, ignorant, d’après Nigidius. La version étendue souligne également le caractère efféminé des Lydiens et des Sabéens (ad Aen., 4, 216), quand Servius s’intéresse plutôt à leurs coutumes vestimentaires ou à l’origine de leur nom. Ainsi, en dépit de l’utilisation de certains clichés, le traitement des peuples étrangers par le scholiaste se caractérise dans l’ensemble par une neutralité à leur égard, tant dans la dénomination que dans la qualification. Le recours aux stéréotypes sert de fait, dans la majorité des cas, à expliciter un trait que l’on trouvait déjà dans le texte virgilien.
De façon bien plus fréquente, on note également que Servius, mu par une volonté d’encyclopédisme, fait œuvre de géographe et d’ethnographe, sachant que son savoir relève de sources littéraires, qu’il donne d’ailleurs parfois explicitement. Il ne manque pas d’éclairer les allusions faites aux contrées lointaines dans les poèmes de Virgile, les situant avec plus ou moins de précision. Il lui arrive même d’évoquer des pays qui n’apparaissent pas dans le texte virgilien. C’est ainsi que, dans les commentaires aux Géorgiques, Servius mentionne l’île de Taprobane au sein d’une scholie concernant le labour, sans que rien ne réclame semblable remarque. Comme Virgile affirme qu’une terre ne donnera pleinement que si « elle a senti deux fois le soleil et deux fois les frimas », Servius s’interroge sur le nombre de labours que l’on doit entendre par là et précise : « Nous ne pouvons en effet rapporter à l’été ou à l’hiver ce que dit Virgile deux fois le soleil et deux fois les frimas, parce qu’en Italie, il n’y a pas au cours d’une même année deux étés et deux hivers, comme les géographes affirment que c’est le cas dans quelque partie de l’Inde, sur l’île de Taprobane (2)». On trouve fréquemment de telles digressions, souvent bien plus développées que dans ce bref exemple, en particulier dans les commentaires aux Géorgiques. Il faut dire que les peuples étrangers abondent dans ce poème et que Servius se plaît à apporter des précisions sur la faune et la flore (l’origine étrangère de certaines plantes ou fruits connus à Rome ; le safran d’Afrique ; les vers à soie des Indiens et des Sères) ; il s’intéresse aux ressources naturelles de ces contrées (le fer des Chalybes ; l’encens des Sabéens ; l’or des fleuves de Lydie ; le bitume de Babylone (3)), mais son attention se porte également sur les us et coutumes des peuples qui les occupent.
Partout perce en effet son goût pour les détails curieux ou pittoresques en lien, le plus souvent, avec la religion ou les mœurs. Il s’arrête aussi bien sur les méthodes agricoles africaines, les véhicules gaulois, les habitudes alimentaires des peuples du nord, les peintures corporelles des Scythes que sur la conception du jour et de la nuit selon les Égyptiens, les Perses, les Étrusques, les Grecs ou les Romains. Il constate l’attachement exceptionnel qui lie les Celtibériens et les Mèdes à leur roi et s’intéresse tout autant aux coutumes amoureuses des Crétois, mais c’est sur les rites religieux qu’il s’attarde le plus, avec une préférence marquée pour ceux des Égyptiens (4).
Cette curiosité érudite se retrouve aussi dans le Servius Danielis et s’inscrit donc dans la tradition grammaticale, mais on note, là encore, des remarques proportionnellement plus nombreuses chez Servius, une attention plus grande portée aux peuples étrangers, et cela sans qu’intervienne, à quelques exceptions près, un jugement dévalorisant ou méprisant. Bien au contraire, en ad Aen., 3, 68, les Égyptiens se voient qualifiés de periti sapientia quand Servius évoque leurs rites funéraires, et il rappelle dans d’autres passages leurs qualités exceptionnelles en matière d’astrologie, au même titre d’ailleurs que les Chaldéens.
On remarque enfin un intérêt pour les langues étrangères, ce qui peut paraître curieux puisque les Romains ne se sont jamais vraiment souciés du parler des peuples avec lesquels ils sont entrés en contact. Indépendamment du grec – même s’il est fait mention du dialecte ionien ou dorique –, les commentaires font référence aux langues des Perses, des Assyriens, des Phéniciens, des Lydiens, des Gaulois aussi bien qu’à celles de peuples italiques tels que les Sabins, les Osques ou les Étrusques. En vérité, ces langues ne sont envisagées que pour justifier les noms de personnages (5) ou la toponymie (6), ainsi que quelques termes techniques d’origine étrangère. Elles ne valent donc qu’en ce qu’elles permettent une meilleure compréhension du texte poétique ; elles ne sont pas étudiées pour elles-mêmes, mais utilisées pour l’étymologie qu’elles fournissent. Autrement dit, la curiosité dont le grammaticus fait preuve par ailleurs ne s’étend pas jusqu’à l’étude des langues puisque seuls quelques mots retiennent son attention, toujours dans le but de donner un sens plus plein au texte de Virgile.
Après avoir examiné la façon dont les commentaires traitent de l’autre, on pourrait s’étonner de l’attitude de Servius à l’égard des peuples étrangers, attitude faite de curiosité, exempte de jugement, finalement peu soumise aux habituels stéréotypes. De fait, tout dans la période à laquelle vivait le grammaticus aurait pu l’amener à un discours moins neutre. Puisqu’il est sans doute né vers 370-380 et que ses commentaires témoignent d’une connaissance approfondie des œuvres virgiliennes, d’un savoir encyclopédique qu’il semble difficile d’engranger avant d’avoir atteint une certaine maturité, on peut estimer que ceux-ci furent écrits après 410, année du sac de Rome par les Wisigoths menés par Alaric. Quoi qu’il en soit de ces spéculations, du fait des invasions germaniques, on pouvait s’attendre, pour le moins, à une certaine réserve vis-à-vis des peuples étrangers. Il n’est besoin que de considérer l’image du barbare dans la littérature de l’époque, exception faite d’Augustin qui, dans La Cité de Dieu, minimisait alors pour des raisons idéologiques l’importance de cet épisode traumatisant. Avec Servius, nous sommes bien loin de la virulence d’un Prudence qui, en 406, dans le Contre Symmaque (2, 816-819), rapprochait peuples barbares et quadrupèdes. Il faut reconnaître que les Germains, qui auraient dû constituer une cible privilégiée, apparaissent peu dans les poèmes de Virgile. On trouve certes quelques occurrences dans les Bucoliques et les Géorgiques, mais sans que Servius ne profite de cette occasion pour vilipender les peuples envahisseurs. Doit-on voir là un déni de la situation contemporaine, un repli vers un passé idéalisé pour fuir une réalité angoissante ?
Pour tenter de répondre à cette question, tournons-nous vers la convaincante étude de Ph. Bruggisser, Romulus Servianus (7), dans laquelle l’auteur s’intéresse à un problème parallèle à celui des invasions, la lutte entre païens et chrétiens. À partir du ive siècle, un mouvement de résistance apparut parmi les aristocrates tenants du paganisme, incarné par Prétextat et Symmaque, tous deux mis en scène dans Les Saturnales de Macrobe. Même s’il s’agit d’une œuvre de fiction, dans un tel cadre, il est difficile d’imaginer que Servius ait été chrétien. Or, même si l’on ne trouve pas chez lui d’attaques frontales portées au christianisme, Ph. Bruggisser a clairement montré que le scholiaste avait choisi avec soin les éléments concernant Romulus dans ses commentaires à l’Énéide, dans le but évident de réhabiliter une figure qui faisait l’objet d’un travail de sape de la part des chrétiens : Romulus n’est pas un fratricide, il a partagé le pouvoir avec son jumeau défunt en une sorte de dyarchie fictive, etc. Il ne s’agit donc pas d’une opposition nette qui dit son nom, mais d’une position critique discrète et néanmoins ferme.
Or, si l’on regarde plus attentivement les quelques références faites aux Germains dans les commentaires, il apparaît que, trois fois sur cinq, ce peuple est associé à la défaite sans qu’il en soit question dans le texte virgilien. Dans un passage particulièrement révélateur, le grammaticus écrit ainsi au sujet du dédicataire du poème : « Ce Varus avait vaincu les Germains et en avait retiré à la fois une très grande gloire et une très grosse fortune : et, grâce à lui, Virgile avait obtenu bien des choses (8) », quand le Servius Danielis précise : « D’autres disent que c’est le Varus qui mourut en Germanie avec trois légions, après avoir perdu les enseignes qu’ensuite Germanicus, fils de Drusus, récupéra (9) ». Alfenus Varus fut fréquemment confondu avec le Quintilius qu’évoque le Servius Danielis, responsable d’une défaite contre les Germains qualifiée par Suétone de « grave et ignominieuse » (Aug., 23) (10). Servius semble fondre les deux Varus en un seul, ce qui lui permet non seulement de ne pas faire allusion à une défaite cuisante face aux Germains, mais encore de la transformer en victoire. De même, Servius (ad Aen., 7, 604) précise que les Gètes, assimilés comme souvent à cette époque aux Goths, « étaient une race féroce (fera gens) également au temps de nos ancêtres », ce qui correspond bien à une allusion, certes très discrète mais inhabituelle, à la situation contemporaine, d’autant qu’elle n’était pas du tout nécessaire à l’éclaircissement du poème. Le qualificatif fera se révèle tout aussi surprenant, en ce qu’il détone avec la neutralité soulignée plus haut. Arrêtons-nous enfin sur une dernière scholie, également étudiée par Ph. Brugggisser. Elle commente un vers du livre 2 des Géorgiques, dans lequel Virgile loue le bienheureux paysan qui ne se laisse pas émouvoir par « le sort des royaumes destinés à périr ». Servius glose alors avec précision, pour lever toute ambiguïté : « à savoir les royaumes des barbares car Virgile dit deux choses : le paysan n’est ébranlé ni par l’empire romain – c’est-à-dire qu’il n’est pas contraint à la brigue –, ni par les royaumes des barbares destinés à périr ; l’auteur n’a en effet pas dit de mal de l’empire romain (11) ».
Ce faisceau de remarques révèle ainsi que, loin de s’opposer frontalement aux invasions barbares avec des invectives ou des insultes, Servius va s’efforcer avec constance de présenter Rome comme éternelle et toute-puissante (12). Les assauts des barbares comme des chrétiens sont vains puisque Rome sera toujours là. On peut donc adopter vis-à-vis de ces peuples étrangers une neutralité parfois teintée de bienveillance, en évitant la plupart du temps de souligner leur extériorité, puisque Rome est universelle, ou leur ferocitas, ce qui ne ferait qu’indiquer une menace ou une remise en question de la pérennité de la cité éternelle. Une telle attitude s’inscrit pleinement dans cette exaltation des valeurs romaines traditionnelles, cet attachement à la culture classique que l’on constate au ive siècle. Il ne s’agit pas, pour Servius, de se réfugier dans le passé en une sorte de déni de la situation qui lui est contemporaine, mais d’offrir un éloge, une vision apologétique de Rome et de celui qui représente par excellence les valeurs, la culture de cette Rome éternelle, Virgile (13). Cette incarnation de la romanité permet de rétablir une unité, un sens face à une situation historique chaotique, d’où la volonté chez Servius de justifier le poète en toute chose et de conférer ainsi davantage de cohérence aux écrits qu’il s’attache à défendre. C’est donc de cette façon, bien vaine, que le scholiaste cherche à s’opposer tant aux chrétiens qu’aux invasions barbares, en louant la pureté et la force de la Rome ancestrale, comme il apparaît dans nombre de scholies (14). Cette idée d’une Rome éternellement maîtresse du monde peut paraître naïve après la catastrophe que fut le sac de 410, mais on la retrouve encore dans les écrits d’un Rutilius Namatianus en 417, pourtant contraint de fuir sous la pression de l’envahisseur. S’agit-il d’une réelle et sincère vision optimiste de l’avenir de Rome ? Il est bien difficile d’en juger (15). Peut-être doit-on y voir un déni non pas de la situation, mais bien de sa gravité.