L’hôte et l’ennemi sont-ils des étrangers comme les autres ?

Article1 publié initialement dans

Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique : à la rencontre de l’Autre, Actes du colloque UPPA-CRPHL Antiquité méditerranéenne : à la rencontre de « l’Autre » : Perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques, M.-F. Marein, P. Voisin, J. Gallego (éds.), CRPHL, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 329-338.

Selon É. Benveniste, à l’opposition foris/domi peut se substituer une opposition peregri/domi, c’est-à-dire « le champ inculte, l’espace désert opposés à l’endroit habité. Hors de cette communauté matérielle que constitue l’habitat familial ou tribal, s’étend la lande ; là commence l’étranger, et cet étranger est nécessairement hostile (2) ».

Si « les notions d’ennemi, d’étranger, d’hôte, qui pour nous forment trois entités distinctes – sémantiques et juridiques – offrent dans les langues indo-européennes anciennes des connexions étroites (3) », l’Étranger est-il « nécessairement hostile » ?

Notre étude linguistique diachronique et synchronique portera d’abord sur un premier mot qui signifie encore « étranger » en latin classique (peregrinus), puis sur hostis, qui autrefois avait ce sens, avant de devenir « l’ennemi » au détriment de perduellis, s’éloignant alors de son doublet hospes.

1. L’Étranger comme classification juridique

L’adjectif peregrinus est un dérivé de l’adverbe au locatif peregri (« à l’étranger »), composé de ager et d’un premier élément dont l’origine est discutée. Il comporte des sèmes inhérents (/qui voyage, vient de l’étranger/, donc /étranger/) et afférents (/qui a le statut de pérégrin//provincial/) (4).

Le sème /ennemi/ n’apparaît donc pas et même si tous les barbares sont bien des étrangers dans le sens où ce ne sont pas des Romains (par le biais du sème commun /étranger/), le terme peregrinus ne peut pas théoriquement être utilisé en synchronie comme synonyme de barbarus ou de hostis, car il correspond à un statut juridique objectif dans le droit romain (5) (conduisant à un sème incompatible avec les deux autres termes).

En effet, le peregrinus n’est ni citoyen, ni Latin, ni barbare ; ressortissant d’une autre cité que Rome (6), il ne peut être automatiquement et pleinement citoyen car « la citoyenneté n’était pas associée, dans l’Antiquité, à un territoire ; elle consistait à appartenir à une communauté de droits, iuris societas (CIC. De Rep.). La plénitude de ces droits correspondait au ius ciuitatis. En conséquence, l’étranger n’est pas celui qui réside en dehors de l’état, c’est l’homme libre qui ne bénéficie pas de toutes les prérogatives du citoyen (7) ». Les peregrini peuvent être scindés en deux catégories (8) : il y a, d’une part, les peregrini ordinarii, « des citoyens de cités dominées par Rome, mais à qui Rome a laissé l’organisation préexistante. Ils bénéficient donc de leurs droits d’origine et Rome leur reconnaît quelques prérogatives romaines. Ils ne disposent ni du conubium ni de droits politiques ». La citoyenneté romaine peut leur être assez facilement accordée, s’ils ont fait leur service militaire et qu’ils renoncent à leur nationalité précédente. Puis il y a les peregrini dediticii, qui appartiennent à une cité vaincue qui s’est rendue sans conditions. Ils ne bénéficient d’aucune protection.

Ainsi un barbarus vaincu peut-il devenir un peregrinus, si, une fois déplacé à Rome, il ne manifeste aucune intention belliqueuse et s’il ne fait pas preuve d’hostilité à l’égard de la civilisation romaine. Romanisé ou en cours de romanisation, il est assujetti aux lois de Rome.

2. L’Étranger comme ennemi ou comme hôte

hostis / perduellis

Les trois premiers exemples sont de précieux témoignages de Varron et de Cicéron, sur un phénomène linguistique ancien : le changement de sens du mot hostis (qu’ils confrontent à d’autres mots, tels peregrinus et perduellis) (9).

Multa uerba aliud nunc ostendunt, aliud ante significabant ut hostis : nam tum eo uerbo dicebant peregrinum qui suis legibus uteretur, nunc dicunt eum quem tum dicebant perduellem. (VARR., De lingua Latina, 5, 3)

« Bien des mots ont aujourd’hui une acception toute différente de leur signification antérieure, hostis, par exemple : car jadis, par ce mot, on désignait l’étranger assujetti aux lois de son pays, maintenant on désigne celui qu’on désignait alors par perduellis. »

Apud Ennium : 'quin inde inuitis sumpserint perduellibus.' Perduelles dicuntur hostes ; ut perfecit sic perduellum, et duellum, id postea bellum ; ab eadem causa facta Duell[i]ona Bellona. (VARR., De lingua Latina, 7, 49)

« Ennius a dit : Quin inde, etc. On dit perduelles pour hostes : perduellum est comme perfecit et duellum est ensuite passé à bellum ; et pour la même raison, Duellona est devenue Bellona (10). »

Equidem etiam illud animaduerto, quod, qui proprio nomine perduellis esset, is hostis uocaretur, lenitate uerbi rei tristitiam mitigatam. Hostis enim apud maiores nostros is dicebatur, quem nunc peregrinum dicimus. Indicant duodecim tabulae : aut status dies cum hoste, itemque aduersus hostem aeterna auctoritas. Quid ad hanc mansuetudinem addi potest, eum, quicum bellum geras, tam molli nomine appellare ? Quamquam id nomen durius effecit iam uetustas ; a peregrino enim recessit et proprie in eo, qui arma contra ferret, remansit. (CIC., De off., 1, 37)

« Je remarque en outre que la tristesse de la réalité a été atténuée par la douceur du terme, en ceci que fut appelé hostis, celui qui à proprement parler était perduellis. On nommait hostis en effet chez nos aïeux, celui que maintenant nous nommons peregrinus, étranger. Les Douze Tables portent : aut status dies cum hoste*, et de même, aduersus hostem aeterna auctoritas**. Que peut-on rajouter à cette bienveillance : appeler celui contre qui on fait la guerre d’un nom si bénin ? Il est vrai que le temps, déjà, a fait ce mot plus dur : il s’est éloigné en effet de peregrinus, et s’est attaché à celui qui porte les armes contre nous. »

* "ou le jour fixé avec l’étranger"

** "vis-à-vis de l’étranger, que la garantie soit perpétuelle".

Hostis a donc changé de sens au cours de son histoire et les Latins eux-mêmes en avaient conscience, puisqu’ils avaient conservé des textes archaïques avec le sens premier auquel font allusion Varron et Cicéron. La mention de la Loi des Douze Tables, d’Ennius, et la formule plus vague apud maiores nostros permettent à Varron et à Cicéron de présenter immédiatement le mot comme un archaïsme. Ainsi hostis désignait-il auparavant l’étranger assujetti aux lois de son pays (alors que le peregrinus était assujetti aux lois de Rome) et c’était perduellis qui désignait « l’ennemi de l’État ». Puis hostis s’est chargé des valeurs de perduellis, qui n’a plus été utilisé et a fini par ne plus être immédiatement compréhensible pour la plupart des Latins ; car le mot, par suite d’une évolution phonétique, ne ressemblait plus aux mots courants de la même famille, comme bellum (face au doublet archaïque duellum). Ce qui explique les reformulations constantes (avec uocare et dicere) et les comparaisons (ut…sic…, tum/ante… nunc/postea).

Dans perduellis, le préfixe *per- a une valeur intensive-perfective et met un focus sur une notion qui présente un degré particulièrement remarquable, comme facilis vs perfacilis. Mais cette intensification peut connoter négativement le mot, comme si *per- était une sorte de préfixe péjoratif, d’où tenax vs pertinax, citus vs percitus ou encore do vs perdo. Ainsi periurus peut-il être perçu comme le pendant négatif de ius, comme perfidus pour fidus. Le sens de perduellis ne serait pas alors celui d’« ennemi (quelconque) » (le non suffixé aurait alors suffi) mais désignerait « un "nemico particolarmente tenace insistente": in altre parole, un nemico nella sua versione ‘forte’ (11) » et perduellis devait donc représenter à l’origine le pendant négatif de hostis, un hostis qui refuse de devenir socius ou amicus, qui rejette accords et échanges et n’existe que par la guerre.

Selon Cicéron, ce sens étymologique fort et marqué négativement (tristitia) expliquerait que perduellis soit tombé en désuétude, au profit d’un euphémisme en hostis, pour adoucir (lenitate mitigare) le fond en changeant la forme (res vs uerbum), démarche conçue à l’origine comme une marque d’égard pour ménager la susceptibilité de l’adversaire et désamorcer un conflit politique et militaire, donc par « souci diplomatique ». Mais il faut donc bien supposer l’existence d’un état de langue antérieur, où les deux mots coexistaient dans la langue courante comme des doublets et assumaient des fonctions différentes. Et plus hostis a gagné du terrain dans son nouveau rôle, plus ce néologisme de sens (et non de forme) s’est chargé des anciennes valeurs négatives de perduellis. Puis, peu à peu, hostis n’a plus été senti comme euphémisme et il s’est substitué définitivement dans la langue courante à perduellis, cantonné à la langue juridique (droit public), comme le substantif perduellio (12), pour désigner un « acte d’hostilité ou de trahison envers l’État », ou même un parricide (car la souillure est si grave qu’elle rejaillit sur l’État). La forte intensité péjorative de *per- a permis une restriction de sens du mot et a empêché sa disparition totale. Ainsi le mot est-il utilisé à trois reprises dans un même passage de Tite-Live (13), pour qualifier l’atrox facinus d’Horace, meurtrier de sa propre sœur. Le texte de loi, attribué à Tarquin le Superbe, est le suivant :

Lex horrendi carminis erat : 'duumuiri perduellionem iudicent ; si a duumuiris prouocarit, prouocatione certato ; si uincent, caput obnubito ; infelici arbori reste suspendito ; uerberato uel intra pomerium uel extra pomerium.' (LIV., 1, 26, 6)

« Le texte de cette loi était terrible : "Que les duumvirs jugent en matière de crimes d’État ; si le condamné fait appel du jugement des duumvirs, qu’il en discute en appel ; si l’avis des duumvirs l’emporte, qu’on voile la tête du coupable ; qu’on le suspende par une corde à un arbre stérile ; qu’on le frappe de verges soit à l’intérieur, soit à l’extérieur du pomerium (14)". »

Ce type de crime ne peut être considéré comme relevant uniquement de la sphère privée (le pater familias ne peut user de ses droits de vie ou de mort) car, par la souillure qu’il provoque, il contamine aussi la sphère publique. Il est soumis au jugement des duumvirs et à une peine infâmante et archaïque (15). La formulation même du texte de loi est empreinte d’archaïsmes (tels les nombreux impératifs futurs, les sujets implicites (16) ou l’asyndète). La langue du droit étant par essence même conservatrice, cette présence de l’archaïsme perduellio n’est pas étonnante ici.

Précisons maintenant les conditions phonétiques qui expliquent la différence de syllabe initiale entre duellum et bellum, et qui ont donc contribué indirectement à la quasi-disparition de perduellis. Un groupe consonantique combinant occlusive dentale [t] et [d] et constrictive labio-vélaire [w] peut être instable : bellum repose ainsi sur *dwellum avec changement du point d’articulation de l’occlusive dentale et perte du mode constrictif car le groupe [dw] est à l’initiale absolue ; mais comme la séquence est en syllabe intérieure fermée dans per-duellis, [dw] se conserve. Cicéron fait à juste titre le lien avec bis (Or., 153 : ut duellum bellum et duis bis), puisqu’il s’agit du même traitement phonétique : il analyse cela comme une « contraction de mots » (nomina contrahere), par souci d’économie linguistique. L’étymologie populaire faisait par ailleurs remonter duellum à la même racine que duo et bis, au sens d’un combat entre deux partis.

Et c’est finalement bien parce que hostis s’était déjà chargé des valeurs de perduellis – qui devenait donc inutile – que l’on n’a pas éprouvé le besoin de « réactiver » le mot en forgeant secondairement un **perbellis (qui aurait pu être parallèle à imbellis et rebellis, de formation récente).

hostis / hospes (17)

Quelle est alors l’origine du mot hostis, si ce mot ne désignait pas en latin archaïque l’adversaire militaire mais l’étranger ? Comme Cicéron le notait déjà dans l’exemple suivant, sous la forme d’une boutade, un rapprochement avec hospes, -itis, « l’hôte » s’impose :

'Quem te appellem?' inquit. At ille 'Voluntate hospitem, necessitate hostem.' (CIC., Phil., 12, 27)

« "Comment dois-je t’appeler ?", lui dit-il. Et lui : "J’aimerais bien hôte mais ce sera inévitablement ennemi (18)". »

Quels liens sémantiques hostis et hospes entretiennent-ils, qui pourraient justifier la reconstruction d’éléments étymologiques communs ?

Hostis représente primitivement le non-citoyen, sans idée d’hostilité : c’est l’étranger pur et simple appartenant à une cité qui n’a pas de traité avec Rome. Hospes, c’est l’étranger qui passe à Rome et qui n’a aucun droit ; il est placé sous la protection d’un citoyen romain à qui il rendra le même service quand ce dernier se rendra dans sa propre cité (19).

La thèse généralement suivie est celle d’É. Benveniste, qui fait de hostis la forme de base, qui a servi à forger le composé hospes. Mais l’hypothèse de Fr. Bader peut également s’avérer séduisante. Selon É. Benveniste (20), il faut partir d’une base *hosti- sur laquelle repose directement hostis, et, en composition, hospes, avec une étape intermédiaire *hosti-pet-s. Pour la racine, le dictionnaire Lewis & Short opère aussi un rapprochement avec le skr.*ghas-, « manger, consumer détruire ». La finale *-ti pourrait être interprétée comme le suffixe *-t-(e/o)y servant à forger des noms d’action féminins dynamiques (21). La particule pet signifie « l’identité personnelle ». Mais quel sens donner à la forme de base hostis pour expliquer hospes comme ancien composé ?

La notion primitive signifiée par hostis est celle d’égalité par compensation : est hostis celui qui compense mon don par un contre-don. Comme son correspondant gotique gasts, hostis a donc, à une époque, désigné l’hôte. Le sens classique d’« ennemi » a dû apparaître lorsqu’aux relations d’échange de clan à clan ont succédé les relations d’exclusion de ciuitas à ciuitas ; […] dès lors le latin se donne un nouveau nom de l’hôte : *hosti-pet-, qui doit peut-être s’interpréter à partir d’un hosti- abstrait « hospitalité », et signifier, par conséquent, « celui qui personnifie éminemment l’hospitalité (22) ».

À la suite de Benveniste, M. Bettini et A. Borghini insistent sur le sens de la particule pet, qui permet un passage de la sphère publique à la sphère privée : si hostis est l’étranger pari iure cum populo Romano (23), hospes est l’étranger qui entretient une relation de parité et d’échange avec un simple citoyen, avec un seul individu, ce qui nécessite l’ajout de cette particule déictique :

Quindi *hosti-pet è propriamente "quell’hostis particolare" : non un generico straniero con parità di diritti rispetto alla collettività cui si appartiene, ma un personaggio specifico cui si è legati (reciprocamente) da una serie di diritti e di doveri particolari. La particella pet marca dunque il passagio da una relazione logicamente generica ad una relazione specifica : una relazione che resta tale, naturalmente, anche quando si è hospes non di un particolare cittadino, ma – per trasposizione giuridica – di tutto il popolo, quasio un ‘amico privato’ del popolo romano (24).

Pour Fr. Bader (25), hospes n’est pas un composé de hostis ; l’un comme l’autre sont des dérivés. Cette hypothèse présente l’intérêt d’expliquer à la fois les doublets latins hostis/hospes et le grec ξένος (qui intègre à lui seul les deux sèmes /étranger/ et /hôte/) (26) :

(cf. myc. ke-se-nu-wo) (27)

D’un point de vue technique, en latin, la constrictive sourde d’articulation vélaire s’affaiblit en constrictive glottale, qui finit par disparaître : *gh > kh > [x] > [h] > Ø. Il n’y a pas ce phénomène en grec qui s’en tient à l’assourdissement en [kh].

Pour expliquer ces termes, il convient donc, selon Fr. Bader, de raisonner à partir des catégories pronominales, qui « sont d’une part l’espace-temps, d’autre part la personne-altérité, donc deux catégories dont chacune comporte un couple, comme le système deixis-anaphore qui s’intègre à la première (28) ». En syntagme nominal, un même indice catégoriel (par ex. le skr. sanu-) possède une valeur spatiale d’éloignement et une valeur d’altérité, puisqu’il sert à forger aussi bien l’adverbe « loin » (sanu-tár) que le nom « étrangers » (sánu-tya-) (29), avec un second constituant thématisé en *-ti-o- (et non thématisé dans hostis).

De la catégorie de la personne-altérité relèvent […] les pronoms appartenant aux personnes du discours, première et seconde, par opposition à la troisième, non-personne. […] Cette catégorie pronominale recouvre ce qu’en termes d’immunologie on pourrait appeler le soi […], le soi (non) altéré (intégrité, permanence, singularité, particularité), le non-soi, c’est-à-dire l’"autre". Les relations entre le soi et son complément nécessaire, l’autre, sont très diverses : des signifiants pronominaux peuvent être affectés à la désignation de relations sociales (famille, sodalité, hospitalité, concitoyenneté), parfois individuelles, et non institutionnalisées (amitié, hostilité) ; à l’expression de la réciprocité, de la réunion, de la comparaison, de la différence et de la ressemblance, de la totalité, de la séparation et de la privation ; etc. ; ainsi, de H2e-li-(o)- (lat. ali(u)s, etc.), skr. arí- "étranger", aryà- "hôte", árya- "maître de maison", árya- (30) "venu du dehors" ; […] v.h.a. ali-lanti "banni", avec, comme dans árya- (31), conjonction d’un sème d’altérité et d’un sème d’espace (32) […].

Ce n’est bien sûr pas le démonstratif qui repose sur le thème de l’étranger-ennemi mais l’inverse : l’étranger (qui peut devenir un ennemi s’il ne devient un hôte), c’est celui qu’on montre, qui présente l’intérêt d’être montré, parce qu’il est différent de moi, pris comme point de référence. L’utilisation de *se et de *ti permet une spécialisation dans l’expression de ces rapports de soi à l’autre, une spécialisation d’un signifiant en une fonction donnée, celle qui consiste, ici, à préciser le statut de l’autre par rapport à moi.

Il serait donc possible d’opérer les reconstructions suivantes (33) :

Signalons tout de même qu’en dépit de leur origine commune, ξένος et hostis recouvrent deux réalités sociales et politiques différentes :

Les guerres entre cités grecques entretiennent les particularismes, elles ne sauraient aboutir à l’assimilation ou à la conquête. Le ξένος n’est pas ou n’est guère protégé, mais les communautés de ξένοι ne sont pas des proies. À Rome, on protège des voisins, puis on les absorbe. L’étranger devient un ennemi, ou il devient Romain (34).

Revenons maintenant à la question des sèmes génériques et spécifiques des deux termes hostis et hospes, tels que les a dégagés É. Ndiaye (35) :

hostis

hospes

Sèmes

- inhérent, puis afférent : /étranger/

- afférent, puis inhérent : /ennemi/

- inhérent : /qui accueille un étranger/, /étranger qui est accueilli/, /étranger qui vient d’ailleurs/

- afférent : /impliqué dans des liens d’hospitalité/

Seul le sème /étranger/ est commun avec barbarus et une valeur méliorative peut naître de son sème afférent, ce qui implique une opposition franche avec le sème /ennemi/ (éminemment négatif) de barbarus. Autant hostis et barbarus peuvent parfois être synonymes, autant hospes et barbarus ne peuvent l’être, malgré leur origine commune ; l’incompatibilité des sèmes prévaut en ce cas car l’essence même du barbare n’est pas d’être accueilli, alors que hostis « c’est celui qui attaque un pays ennemi mais en se conformant à des règles, celles de la religion, qui imposent un minimum de respect pour les lieux et objets sacrés, et celles du code de la guerre, établies dans les premiers temps de la fondation de Rome. Alors que le brigand "barbare" ne respecte rien (36). »

Conclusion

Hostis, dont le sens a évolué et pour lequel il est difficile d’établir en toute certitude l’étymologie, incarne donc toute l’ambiguïté d’une relation de parité-réciprocité avec le peuple romain : il peut être source soit d’hostilité, soit d’échange. Lorsque s’ajoute la particule déictique pet, la notion générale de parité se transforme en « hospitalité ». Mais il convient de noter que si un mot de formation spécifique existe bien pour l’ennemi public, ce n’est pas le cas pour « l’ennemi dans la sphère privée » : la formulation de l’hostilité interne ne peut reposer ni hostis (en raison de la problématique complexe qu’il engage entre hostilité et échange), ni sur perduellis (car il ne doit pas y avoir d’ennemi acharné et irréversible à l’intérieur de la communauté qui doit reposer sur l’amicitia (37)), ni même sur un terme spécifique, ce qui implique de recourir à la litote « non-ami » (inimicus).

 

Article1 publié initialement dans

Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique : à la rencontre de l’Autre, Actes du colloque UPPA-CRPHL Antiquité méditerranéenne : à la rencontre de « l’Autre » : Perceptions et représentations de l’étranger dans les littératures antiques, M.-F. Marein, P. Voisin, J. Gallego (éds.), CRPHL, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 329-338.

Notes

1 Le présent article ne constitue que la partie proprement linguistique de la conférence faite à Pau durant le colloque. La première partie de notre travail a été publiée sous le titre « Julien et la traque des ‘barbares ennemis’ chez Ammien Marcellin », dans la Revue de l’Association des Professeurs de Lettres, 130, 2009, p. 20-30.

2 É. Benveniste Le vocabulaire des institutions européennes 1. Économie, parenté, société, Paris, Éditions de minuit, 1969, p. 314.

3 É. Benveniste, op. cit., p. 361.

4 Cf. É. Ndiaye, Un nom de l’étranger : Barbarus. Étude lexico-sémantique, en latin, des origines à Juvénal, Thèse de doctorat (L. Nadjo dir.), 2001, p. 496.

5 Cf. J. Bart, « Hostis, hospes, latini, peregrini, barbari, etc. », Le regard des Anciens sur l’étranger, Dijon, Université de Bourgogne, 1988, p. 84.

6 Cf. AMM. 14, 6, 2 et 14, 6, 19 (sur le peregrinus intimement associé à l’Vrbs).

7 J. Bart, op. cit., p. 83.

8 Cf. J. Bart, op. cit., p. 84-85. Sur les différents statuts de l’étranger à Rome, cf. également É. Ndiaye, op. cit., p. 15-16.

9 Sauf précision, l’édition de référence (textes et traductions) est celle de la CUF, légèrement modifiée cependant pour les textes de VARR. et CIC., afin de maintenir en mention les mots latins sur lesquels est bâtie la réflexion linguistique.

10 Traduction personnelle.

11 M. Bettini – A. Borghini, « La guerra e lo scambio. Hostis, perduellis, inimicus », Linguistica e Antropologia. Atti del XIV Congreso internazionale di studi Lecce 23-25 maggio 1980, Rome, Bulzoni, 1983, p. 309.

12 A. Ernout – A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 19594, p. 69 (s.u. bellum).

13 Cf. aussi LIV. 22, 10, 2 : trois occ. de duellum (consultation officielle du peuple).

14 Traduction de D. Briquel, Tite-Live. Les origines de Rome, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2007, p. 133.

15 Cf. Rhet.-Her., 4, 15 : « Car pour qui cherche à trahir sa patrie (qui perduellionibus uenditat patriam), ce ne sera pas une sanction assez lourde de le pousser la tête la première dans les profondeurs de la mer » (traduction personnelle).

16 Le condamné (prouocarit / certato), les duumvirs (uincent), le licteur (obnubito / suspendito / uerberato).

17 Cf. A. Ernout – A. Meillet, op. cit. p. 300-301 (s.u. hospes / hostis) ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, p. 764-765 (s.u. ξένος).

18 Traduction personnelle.

19 J. Bart, op. cit., p. 83-84.

20 É. Benveniste, op. cit., p. 87-101, 355-361.

21 L’absence de syncope du ĭ entre t et s (à la différence de ars < *arti-s ou fors < forti-s, etc.) s’expliquerait par la présence d’un s avant *-tis (comme dans uestis, messis, tussis…). Cf. P. Monteil, Éléments de phonétique et de morphologie du latin, Paris, Nathan Université, 1970, p. 191.

22 É. Benveniste, op. cit., p. 87.

23 Cf. Festus et sa définition de hostis : « On les appelait hostes parce qu’ils étaient de même droit que le peuple romain, et on disait hostire pour aequare » (hostire ponebatur pro aequare). Cf. É. Benveniste, op. cit., p. 92. À nuancer, selon Ph. Gauthier : « hostis désignait, encore au ve siècle, un étranger privilégié en droit, mais bien tout de même un étranger » (« Notes sur l’étranger et l’hospitalité en Grèce et à Rome », Ancient Society, IV, 1973, p. 16).

24 M. Bettini - A. Borghini, op. cit., p. 310.

25 Cf. Fr. Bader, « Fonctions et étymologies pronominales », IG, 1983b, 18, p. 11.

26 Pour ξένος « hôte » et « étranger », cf. Od., 7 (v. 24, 28 et 32) [Ulysse et les Phéaciens] et 14 (v. 53-58) [Ulysse et Eumée].

27 Cf. O. Hiltbrunner, « Hostis und ξένος », Festschrift Doerner, Leiden, Bril, 1978, p. 427.

28 Fr. Bader, id., I.G., 1983a, 17, p. 6.

29Ibid.

30 Dans cette forme, le a initial est long.

31 Même remarque phonétique.

32 Fr. Bader, op. cit., p. 7.

33 La dernière reconstruction à degré zéro peut également présenter la forme *gh-se-nu-(o).

34 Ph. Gauthier, op. cit., p. 21.

35 É. Ndiaye, op. cit., p. 500, 504.

36 É. Ndiaye, « L’étranger ‘barbare’ à Rome : essai d’analyse sémique », AC, 74, 2005, p. 132.

37 M. Bettini – A. Borghini, op. cit., p. 311.

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