Athalie, Jean Racine (1691) : les circonstances et les sources

Les circonstances 

Composée également à la demande de Mme de Maintenon (vu le grand succès d’Esther), la pièce n’a pas eu la même chance qu’Esther. Elle fut jouée en petit comité à Saint-Cyr le 5 janvier 91 (ni costume ni musique, ce fut comme une répétition) Et toutes les reprises furent semblables, à Saint-Cyr ou dans la chambre de Mme de Maintenon. La pièce ne sera jouée comme elle doit l’être qu’en 1702 à Versailles. Pourquoi ce délai ?

- Hostilité de l’Eglise contre le théâtre : Mme de Maintenon avait déjà vu avec inquiétude la transformation des jeunes-filles qui jouaient Esther...Elle prête donc une oreille favorable à ceux qui redoutaient qu’Athalie ne soit un spectacle mondain donné dans une maison destinée à la piété. Ainsi on faisait passer les dangers du théâtre avant le contenu moral de la pièce.

- Liens du sujet avec l’actualité politique : en effet le sujet choisi par Racine est le récit d’un régicide, sujet doublement d’actualité

- D’une part c’était la pierre de touche d’un vieux et constant débat qui opposait gallicans et ultramontains : le roi est-il inviolable ou mérite-t-il d’être chassé ? Athalie était un exemple toujours cité dans le débat sur le régicide : pour les ultramontains, le temporel est soumis au spirituel; ainsi lors du conflit (1673-1693) entre Rome et Louis XIV, les ultramontains affirment que le pape peut délier de leur obéissance les sujets d’un roi rebelle à l’Eglise (ce qui implique la possibilité du régicide) et Joad est le prêtre qui exécute la justice divine parce qu’Athalie est une reine impie (à l’inverse d’Abner, le soldat loyal) ;
Pour les Gallicans au contraire, il s’agit de préserver l’indépendance du pouvoir civil. Et les sujets ne peuvent pas se révolter contre un roi sacro-saint : c’est Athalie interprétée par Bossuet : elle n’est pas détrônée pour son impiété mais pour avoir indûment exercé un pouvoir qui appartenait à Joas, le roi de Juda dont elle usurpe le trône (aussi Abner finira-t-il par obéir à son roi, Joas)

- D’autre part le sujet était encore plus brûlant du fait qu’en Angleterre, la révolution de 1688 avait chassé le catholique Jacques II et mis sur le trône Guillaume d’Orange, son gendre protestant. Or la femme de Jacques II, jusque-là sans héritier, a un fils catholique : Que faire ? Jacques II en exil fut accueilli fastueusement par Louis XIV. Les partisans de Guillaume d’Orange opposaient aux loyalistes (catholiques) l’argument du pouvoir en invoquant justement l’exemple d’Athalie (qui n’est pas renversée par le peuple) : si Athalie cède à Joas, c’est parce que c’est Joas qui amènera le Sauveur. Mais tout autre est le petit Prince de Galles qui n’a pas cette élection exceptionnelle. Cette interprétation ne pouvait pas être acceptée en France où l’hostilité à la maison d’Orange, protestante était très ancienne. La pièce d’Athalie exprime-t-elle alors des sympathies pour Jacques II et son fils ? (cf. Orcibal), (et aussi l’envoi d’un corps expéditionnaire en 90) et Athalie, c’est le prince d’Orange combattant « l’enfant merveilleux » et mettant au service de cette lutte ses pires armes, l’indifférence à la matière religieuse (v. 453 et 524 sq), et n’hésitant pas à en venir à la persécution (des catholiques pour Guillaume, et celles des prêtres dans Athalie).
Or la pièce ne fut pas jouée comme elle le devait. Pourquoi ? A cause du changement dans la politique royale vis à vis de Rome comme vis à vis de l’Angleterre :

- Pour les affaires anglaises : Racine aurait suivi Mme de Maintenon très dévouée à Jacques II, à l’inverse de Louis XIV qui, malgré ses déclarations n’accorda pas au roi déchu toute l’aide que ce dernier espérait; Ainsi Athalie serait un manifeste interventionniste rendu « malencontreux » à cause de la Real politik de Louvois, qui, effrayé par l’isolement de la France (seule contre l’Europe entière) aurait conseillé au roi d’attendre que les Anglais renversent Guillaume pour soutenir plus activement son adversaire (ce qui ne put avoir lieu)

- Pour Rome : l’ensemble de l’interprétation de Racine décharge le Grand prêtre de toute responsabilité personnelle (cf. Chédozeau) : « Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit... » : connotations gallicanes et anti-romaines. Or si, en 1682 les Gallicans l’emportent (déclaration des quatre articles déniant tout pouvoir au pape sur le temporel des rois), il se produit un renversement à la fin du siècle : pour des raisons diverses (politique générale, entourage dévot) il y a une alliance entre le roi et le pape : le roi désavoue en 90 les 4 articles gallicans. De là cette alliance du trône et de l’autel (qu’on voit aussi à l’œuvre dans Esther).
Donc Athalie ne peut pas plus mal tomber :

  • un ultramontain voit que Joad n’a aucune responsabilité
  • un gallican constate le caractère non-légitime d’une déposition, et ne peut que
    déplorer un régicide mené par un clerc

Donc une mauvaise réception, dans la mesure où Racine avec Joad ne veut pas représenter le grand prêtre déposant une reine hérétique (ce qui plairait aux ultramontains) mais veut montrer une exception (un miracle, non un exemplum) qui fait de Joad l’agent d’une divinité soucieuse de préserver le salut du monde. Donc Racine adopte une solution ultra-religieuse mais en même temps gallicane ! donc il ne peut satisfaire personne, et surtout à un moment où les Gallicans ne sont plus bien vus.


Les sources (cf. la préface)


Il n’y a pas, comme pour Esther l’exemple de tragédies déjà existantes qui portent sur le même sujet (sauf une en latin jouée au collège de Clermont). C’est, comme le dit le sous-titre une « tragédie tirée de l’Ecriture Sainte », qui s’inspire du chapitre XI de II, Rois et des ch. XXII et XXIII des Chroniques. Un récit bref qui, malgré son absence d’images est éloquent dans sa sécheresse. Racine cite aussi dans sa préface Flavius Josèphe (+37-100) et Sulpice Sévère (360-420) Il s’en est inspiré pour des détails non bibliques :

  • la construction par Athalie d’un lieu saint pour Baal (v.94)
  • le souhait de la reine d’entrer au temple avec ses soldats (1655sq)
  • les motifs du complot tramé en secret par Joad et les lévites (à partir de fin I)
    Racine est très fidèle en général à l’histoire, dont il s’emploie à restituer dans sa Préface l’arrière plan comme les conséquences :

1. À l’arrière plan :

l y a le schisme qui scinde le royaume d’Israël en deux états rivaux (- 931), celui d’Israël (capitale Samarie, et 10 tribus) et celui de Juda (capitale Jérusalem, et les deux tribus de Juda et de Benjamin, c’est-à-dire les descendants de David) cf. la préface « Tout le monde sait.... ». Le royaume d’Israël devient très vite infidèle à Dieu et à sa loi. Le royaume de Juda en reste très proche, et Racine explique pourquoi : « Le culte légitime n’existait plus... etc » : c’est que le Temple de Jérusalem était le seul lieu où l’on pouvait sacrifier à Dieu, donc ceux de Samarie pouvaient à la fois moins facilement rendre son culte au Dieu juif et en revanche, l’absence du temple à Samarie. rendait plus facile le culte aux autres dieux. Dans ce contexte arrivent deux rois : Achab en Israël et Josaphat en Juda. Pour se rapprocher d’Achab, Josaphat fait épouser à son fils Joram la fille d’Achab, Athalie. Celle- ci a pour mère Jézabel, une tyrienne d’origine, idolâtre, et peu recommandable (se livre à la prostitution, fait tuer Naboth pour posséder ses vignes, et elle est maudite par le prophète Elie). Cette femme est tuée par Jéhu, ancien capitaine qui prend le pouvoir et devient le nouveau roi d’Israël (sacré par le prophète Elisée pour tirer vengeance de la maison d’Achab). Il tue Joram, devenu roi d’Israël après avoir épousé Athalie. Outre Jézabel (qui l’attend, fardée, à la fenêtre...) il tue les fils d’Achab, et même Ochosias le fils de Joram qui a pris la succession de son père comme roi de Juda. C’est alors qu’Athalie, par vengeance, tue tous ses petits fils (les fils d’Ochosias). Comment expliquer ce crime ? Racine nous dit qu’Athalie « entraîna son mari dans l’idolâtrie, et fit même construire dans Jérusalem un temple à Baal, dieu de Tyr et de Sidon » et, après la mort de Joram, son fils Ochosias « imita son impiété et celle de sa mère ». Or Ochosias, en visite chez son oncle, le roi d’Israël se trouve pris dans la révolte soulevée par Jéhu, et il est tué. Ainsi tout se passe d’abord comme si la fusion des deux états (puisque Athalie appartient aux deux) entraînait la disparition de Juda au profit d’Israël l’idolâtre. Mais la révolte de Jéhu remet tout en question, puisque, intronisé roi d’Israël, il met fin à toute la descendance des Rois d’Israël. Alors, pour venger cette extermination d’Israël (sa lignée d’origine), Athalie va « éteindre entièrement la race royale de David » en faisant mourir ses petits-fils (la scène réapparaît à trois reprises dans la pièce). Mais Josabet, la sœur d’Ochosias (d’une autre mère) va sauver Joas. Athalie s’est vengée cruellement mais elle ne se rend pas compte que ce geste lui fait aussi tuer sa propre descendance. C’est ce qui va permettre d’expliquer et son rêve et son comportement, étrange, avec Joas.

Donc Racine raconte scrupuleusement le drame. Joas, caché dans le temple, Joad, l’installant sur le trône et Athalie mise à mort. Mais il invente toute l’intrigue, c’est-à-dire les rapports entre les personnages, dont certains sont inventés (Abner) ou très étoffés par rapport à l’original (Mathan). Il invente aussi le rêve d’Athalie, qui est un des moteurs de la pièce, ses paroles au dénouement, enfin la vision prophétique de Joad.

2. Les conséquences :

en effet Racine dit aussi avoir voulu exprimer les conséquences futures du drame. S’autorisant de « deux ou trois commentateurs fort habiles » il interprète l’histoire par la nécessité de sauver la maison de David, c’est-à-dire cette suite de descendants dont devait naître le Messie : « Car le Messie tant de fois promis comme fils d’Abraham devait aussi être le fils de David et de tous les rois de Juda » phrase citée par Racine et tirée d’un texte de Bossuet. Il précise même que Flavius Josèphe « en parle dans les mêmes termes » (effectivement dans les « Antiquités judaïques », Flavius Josèphe évoque « les précieux restes de la maison de David »). Suivant donc la lecture chrétienne de l’Ancien Testament (comme annonce du Nouveau) et donnant au drame une dimension téléologique, Racine va mettre sur scène un « prophète qui prédit l’avenir ». Il s’excuse de cette « hardiesse » en disant

- que ce qu’il dit est tiré des « expressions mêmes des prophètes »
- que Joad est un Souverain pontife et que l’Evangile admet qu’un Souverain Pontife puisse prophétiser (Saint Jean XI, 51)

Racine relie ainsi de façon magistrale l’histoire elle-même (celle d’Athalie)
- à la suite de l’histoire personnelle de Joas
- à l’avenir le plus lointain : la venue du Messie (imitant en cela les Prophètes qui « joignent les consolations aux menaces »)
- évoque le meurtre futur de Zacharie par Joas
- mais, « comme il s’agit de mettre sur le trône un des ancêtres du Messie, j’ai pris l’occasion de faire entrevoir la venue du Consolateur »

Conclusion

Le récit bref de la Bible a donc été choisi :

  • pour des raisons d’actualité (cf. Supra : déposition d’un roi)
  • parce que la brièveté du récit biblique laissait à Racine toute latitude de conduire
    une intrigue
  • parce que le sujet moral convenait à un spectacle religieux dont les exigences
    (musique, décor) étaient déjà représentées dans le récit biblique (le Temple, les instruments de musique cf. dans le récit de la mort d’Athalie : « et l’on sonnait des trompettes et les chantres avec les instruments de musique dirigeaient les chants de louange ») Racine écrit dans la didascalie III, 7 « Le chœur chante au son de toute la symphonie des instruments » témoin Elisée, dit encore Racine qui, étant consulté sur l’avenir par le roi de Juda et le roi d’Israël dit, comme fait ici Joad « Adducite mihi psaltem » (faites-moi venir un joueur de harpe)
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