Athalie, Jean Racine (1691) : Acte V, scène 6 (1768-1790)

Enjeux

Au milieu des lévites en armes, du chœur, sur une scène dont le fonds s’est ouvert vont résonner les malédictions d’Athalie. Joad vient de lui montrer Joas

De ton poignard connais du moins ces marques

Voilà ton roi, ton fils, le fils d’Ochosias...
Athalie compte sur Abner, qui, toujours légaliste, l’abandonne pour servir le nouveau roi, et Ismaël annonce que les infidèles sont maîtrisés

Seigneur le temple est libre et n’a plus d’ennemis....
Athalie s’avoue vaincue. Mais Racine étoffe les deux fameuses interjections de la Bible (« Trahison ! trahison ! ») et encore une fois il innove, en lui faisant prononcer ses malédictions. Quelle est donc la nécessité de ces imprécations, pour la cohérence de la pièce comme pour le personnage, d’autant qu’on a souvent souligné l’ambiguïté de ce dénouement où le malheur est annoncé ?

Plan

- Athalie s’avoue vaincue et reconnaît l’action divin

- Ses imprécations où la race de David est maudite

Première partie

Ce qui frappe d’abord, c’est l’interlocuteur : Athalie ne s’adresse pas à ceux qui sont sur scène, mais elle fait de Dieu, du « dieu des Juifs » son unique interlocuteur, et cette apostrophe a son importance :

D’une part elle situe le combat à un niveau métaphysique, le bien contre le mal, et c’est conforme au caractère épique de la pièce, qui rejoint sous cet angle les passages fameux de l’Apocalypse de Jean (l’Agneau et la Grande prostituée, le combat Dieu/Satan)

D’autre part elle confère à la vieille reine cette grandeur qu’on a souvent remarquée. Notons qu’elle apparaît rarement, mais on la voit ici retrouver, sur le mode négatif, toute la superbe que le songe lui avait fait perdre : une fierté dans l’échec : elle s’avoue vaincue sans plier, car celui qui triomphe n’est pas Dieu, mais le « dieu des Juifs, cf. 684 « J’ai mon dieu, que je sens ; vous servirez le vôtre/ ce sont deux puissants dieux »

Oui, c’est Joas, je cherche en vain à me tromper...

Le « oui » est donc la reconnaissance de Joas qui dans la scène précédente apparaissait sous la forme de « cet enfant » puis « fantôme odieux » puis « Lui, Joas, lui ton Roi, » et ce « oui » est la réponse à cette question qu’elle posait à Abner. Et c’est un aveu de la défaite (Je cherche en vain... ») et cette reine qui reconnaît Joas et son destin prend un caractère tragique (celui d’Eschyle, ou de Racine : la créature ne peut rien en face de la divinité toute puissante). Une reconnaissance essentielle au plaisir tragique ; reconnaissance d’une fatalité qui malgré tous les efforts faits pour y échapper rattrape le héros obligé de la voir en face (cf. je cherche à me tromper// je reconnais, je vois, tout me retrace). A l’illusion reconnue succèdent les verbes de l’évidence : les marques du poignard (« l’endroit où je le fis frapper ») les ressemblances avec Ochosias, et la reconnaissance d’une lignée : David- Ochosias- Joas, lignée « d’un sang que je déteste » (= que je maudis) : c’est ici qu’éclate la contradiction du personnage : étant à la jonction de deux races, elle refuse de voir ce qui est son avenir (ses descendants) pour ne voir en eux qu’une ascendance (David), ce refus est un suicide.
Noter l’importance de l’image du poignard : la marque, le motif même de la reconnaissance tragique, et le retour définitif au grand jour de cette scène de l’origine où une femme lève le couteau pour tuer son petit-fils, son propre descendant.

David, David triomphe, Achab seul est détruit

Ainsi le triomphe de Joas n’est pas le sien puisqu’elle a répudié sa propre descendance et le vers montre assez, en opposant deux David à un Achab seul, où se place le combat : Athalie a voulu perpétuer le royaume d’Israël. Mais en tuant les descendants de Juda, elle a aussi tué les siens, et donc elle a participé à la destruction du royaume d’Israël ! où réside le tragique : voulant détruire le royaume rival, elle a détruit le sien propre.

Impitoyable dieu, toi seul as tout conduit !

Phrase capitale : la bonne reine souligne l’absence de pitié de ce dieu qui a tout fait pour se venger (remarquer toutes les dentales de ce vers et du vers précédent).
Dans le débat gallican/ultramontain cette phrase décharge le prêtre de toute responsabilité : (donc un gallicanisme ultra religieux) ; il s’agit d’un événement exceptionnel et miraculeux, produit sous l’action de la Providence. Athalie comprend alors ce qui s’est passé, et elle reconnaît qu’elle a été le « jouet » de Dieu :

C’est toi qui me flattant d’une vengeance aisée
M’as vingt fois en un jour à moi-même opposée,
Tantôt pour un enfant excitant mes remords,
Tantôt m’éblouissant de tes riches trésors
Que j’ai craint de livrer aux flammes, au pillage...

Donc explication a posteriori d’une conduite où la victime reconnaît elle-même le signe de Dieu cf. « c’est toi » qui reprend le « toi seul » précédent, le verbe « flatter » (tromper),. Elle comprend que cet état d’irrationalité, (cf. ses fluctuations tantôt/tantôt, cf. « opposée à moi- même) si différent de ce qu’elle était auparavant est l’œuvre de Dieu qui la trompe avec deux appâts (l’enfant et les trésors) pour mieux la faire tomber dans son piège ; et la rime remords/trésor prolonge le quiproquo, à l’origine du piège : car c’est bien l’enfant qui est le vrai trésor. Donc Athalie est devenue une créature passive partagée entre le remords et la convoitise, deux sentiments qui l’affectent sans qu’elle puisse les maîtriser. Et les deux derniers vers font apparaître une nouvelle faiblesse : craindre par convoitise de détruire (flammes et pillage) le temple (tes riches trésors), hésitation fatale ! la double action divine (enfant et trésor) se voit à la symétrie des deux vers qui commencent par « tantôt ».

Deuxième partie

Cependant cet aveu de défaite n’est pas démission. La grandeur d’Athalie est de trouver encore assez de ressort pour maudire le nouveau roi : avant de disparaître elle se donne l’ultime plaisir de braver Dieu en annonçant les malheurs futurs.
Faut-il y voir comme Mauriac un dernier plaisir que donne Racine dans ces blasphèmes avant de reconnaître sa soumission à Dieu et son roi ?

Qu’il règne donc ce fils, ton soin et ton ouvrage !

La formule injonctive est presque encore celle d’une reine qui commande « ce fils » : le deictique nie tout rapport de maternité, à l’inverse, le possessif « ton soin et ton ouvrage » désigne Joad comme son véritable père. Mais le verbe « Qu’il règne » traduit aussi son incompréhension car ce n’est ni de pouvoir ni de légitimité qu’il est question : Joas est bien le soin et l’ouvrage de Joad parce qu’il est le maillon qui mène au Rédempteur.

Et que pour signaler son empire nouveau
On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau

L’image capitale revient : une mère, un fils et un couteau qui passe de l’un à l’autre, depuis l’infanticide en passant par le meurtre du rêve, pour finir par cet « empire nouveau » dont la nouveauté consiste à commencer par un matricide : un dénouement monstrueux qui sacre la naissance d’un monstre ; la foi en la providence est ici lestée par le constat de la monstruosité de l’homme. Noter la rime très parlante « nouveau/couteau.

Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa mère

Et ce crime de matricide est souligné par le nom de « mère » que se donne ici Athalie, dans une reconnaissance ultime : mais c’est pour reconnaître en lui le mal qui l’habite, elle. Une mère sadique (dont la mort, dirait Mauron va peut-être définitivement libérer Racine de ses angoisses : il pourra enfin reconnaître un Père comme le dit le dernier vers de la pièce, dernier vers de tragédie qu’il ait écrit)

Que dis-je souhaiter ! Je me flatte, j’espère
Qu’indocile à ton joug, fatigué de ta loi,
Fidèle au sang d’Achab qu’il a reçu de moi...


Figure de l’épanorthose : « souhaiter », rectifié par « se flatter » puis « espérer » (une joie attendue) : espèce de plaisir sadique à annoncer le malheur. Même vaincue, Athalie trouve deux arguments vraisemblables d’une mauvaise évolution de Joas : d’abord la loi conçue comme un joug, une obligation donc, loi de crainte et non d’amour. Le pouvoir ne tolère plus de limites (cf. les recommandations de Joad avant de sacrer Joas en IV, 2) : tentation du monde : sorti du temple, Joas perd sa pureté : une dégradation inévitable. Ce pessimisme temporel a sa contrepartie dans la conviction du salut dans l’éternité. Noter le rythme du deuxième vers, une monotonie lassante qui expliquera que Joas ne respectera plus la loi.
Le second argument est celui de la race de Joas : il appartient aussi au sang d’Achab, il porte donc en lui les germes du mal.
 

Ainsi la grandeur d’Athalie c’est bien de reconnaître in extremis en Joas son digne héritier et d’enlever à Dieu toute possibilité de victoire sur terre : la nature humaine est décidément incapable de se libérer de la Faute originelle. La constatation que fait Athalie lui donne une brusque intelligence de la suite, et elle aussi fait une prophétie : Joas sera fidèle à la race d’Achab et mettra dans la race de David ce ferment du mal qu’il tient d’Athalie

Conforme à son aïeul, à son père semblable...

C’est un développement de cette fidélité mauvaise et le vers montre cette impossibilité d’échapper à cet atavisme qui est celui de la fatalité de la faute (cf. le vers pris antre « conforme » et « semblable » : aucune liberté possible).

On verra de David l’héritier détestable
Abolir tes honneurs, profaner ton autel
Et venger Athalie, Achab, et Jézabel !


La périphrase « de David l’héritier détestable » montre cette fatalité du mal : l’héritier de David est maudit et le « on verra » a valeur prophétique : une vision, comme celles de Joad ; trois verbes qui montrent les actions du nouveau roi « abolir tes honneurs, profaner ton autel, et venger... », de nouveau le mal contre le bien (ton autel, tes honneurs) et en face de ce dieu profané, les trois rois, seuls survivants de cette tirade trois noms propres qui triomphent de David. Le nom de Joas s’inscrivant désormais dans leur lignée. Et la malédiction est rendue plus pathétique encore pour le spectateur qui cf. la prophétie de Joad, fait le lien entre ces prédictions d’Athalie et le crime annoncé par Joad (dans ce lieu saint, ton pontife égorgé).

Conclusion

Cette malédiction

  • D’une part infléchit le sens de la pièce et pose le problème des rapports entre la Rédemption et le Péché : la Bonté de Dieu n’empêche pas le mal sur terre et c’est en se projetant seulement dans l’Eternité qu’on peut la connaître (Bossuet). Tout le côté positif de la pièce est grevé par cet avenir sombre dévoilé par Athalie comme par Joad. Dieu en réalité est hors du monde, et c’est pour cela que la pièce est une véritable tragédie (à l’inverse d’Esther). Et c’est un pessimisme foncier qui règne dans la pièce.
  • D’autre part donne au personnage une dimension à la fois tragique (cf. Oedipe de Sophocle) dans la mesure où Athalie assume la reconnaissance de son échec, et une dimension épique : même vaincue, elle se dresse en face du dieu des Juifs,(mais avec le risque que sa psychologie soit rétro-activement interprétée comme une manipulation de Dieu, et que le personnage perde de sa profondeur)
  • Enfin elle achève de façon grandiose un simple épisode biblique en lui donnant une résonance apocalyptique, et une résonance psychanalytique pourrait-on dire : Racine faisant mourir de cette façon cette reine met-il fin aux conflits du Moi dans ses rapports au monde et au Ciel ? Son silence définitif est-il dû à ce choix de voir d’un côté le Monde (le Roi, mère virile, le trône, le pouvoir,) régi par cette vision pessimiste, et de l’autre le triomphe du Ciel, hors du monde, seule façon pour l’orphelin de reconnaître un Père, quitte à faire mourir ce qu’il a adoré, le Monde, cette Mère-Roi...)
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