Le lieu et le temps (Truchet IL 1985)
Dramaturgie profane sur un épisode de l’Histoire Sainte cf. le sous-titre : une tragédie biblique donc où Racine réussit non seulement à concilier les deux genres différents mais à donner aux unités de lieu et de temps leur signification la plus pleine
Le lieu
Cf. v.1 « Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel.... »
Ce lieu est le lieu racinien typique cf. Barthes : lieu-piège dominé par une puissance hostile au héros cf. la cour de Pyrrhus pour Andromaque, le sérail pour Bajazet etc. Avec Athalie, ce lieu est le lieu sacré par excellence, demeure sacrée de Dieu (v. 1127) où il ne tolèrera pas d’être bravé.
Mais le Temple est un grand bâtiment ; il faut préciser qu’on n’entre pas au « Saint des Saints » où seul pénétrait le grand-prêtre une fois l’an. Nous sommes sur la scène dans « le vestibule de l’appartement du grand-prêtre », un lieu quasiment non profane n’excluant ni contact avec « l’être », ni un contact avec l’extérieur : ce sera le seul lieu de la pièce, sauf dans le « Final » où, comme dans un travelling « le fond du théâtre s’ouvre, on voit le dedans du temple et les lévites armés sortent de tous côtés ». Ici la dramaturgie se fait visuelle et nous avons (cf. Chedozeau RHLF 90) une remise très nouvelle du principe des scènes multiples emboîtées (théâtre dans le théâtre), discrète reprise des traits du théâtre baroque, ce qui du reste donne à la tragédie un caractère encore plus religieux dans la mesure où les spectateurs sont déjà sur scène, participant au drame. On y reviendra.
Le caractère sacré de ce lieu fait que la seule présence d’Athalie et de Mathan constitue un sacrilège : sectateurs de Baal, le seul fait d’entrer dans ce lieu les condamne à la mort (Donc il faudra se demander ce qui les pousse à venir dans ce lieu interdit).
Nous sommes donc dans un lieu où les Juifs fidèles à leur Dieu s’enferment et qui est interdit aux impies. Face à ce lieu scénique, deux autres lieux : le palais d’Athalie, lieu non-tragique parce que si Athalie y était restée, elle n’aurait couru aucun danger, et le lieu dont on nous parle, Samarie, la capitale d’Israël, parce que ce pourrait être un refuge pour Joas (1066).
Il est donc évident que d’une part ces lieux ne communiquent pas, et que d’autre part toute entrée dans ce lieu interdit entraîne la mort pour le héros.
Celà explique deux choses :
- Le nécessité dramaturgique du personnage d’Abner qui appartient seul aux deux lieux (militaire au service du royaume, mais juif) Il pourra donc (cf. un confident) jouer le rôle de « go between » et permettre en réalité qu’il y ait contact entre les deux lieux. D’ailleurs il est sur scène au début et à la fin : au début, c’est un changement inaugural : arrivée du domaine profane dans le domaine sacré (donc « oui, c’est bien moi qui suis là, dans le temple ») et comme Abner circule librement entre les deux lieux, il sera utilisé tour à tour par Athalie et Joad. C’est lui qui sera la pièce maîtresse du piège tendu par Joad à Athalie.
- Le caractère sacré de la scène, toute intrusion y apparaissant comme sacrilège ; et précisément la pièce est scandée par ces intrusions :
- II 2 à 7 Athalie et Mathan « Le temple est profané » 381 ou 459,462
- III 1à 5 Mathan + Nabal « Téméraire, où voulez-vous passer ? » (Zacharie 849) ou Joad 1025 « De quel front cet ennemi de Dieu...etc », ce qui provoque l’égarement de Mathan qui « troublé » ne peut plus retrouver son chemin dans un temple où^il est resté si longtemps ! (cf.
1041 sq, et étude de III, 5 - V 5 et 6 Athalie : c’est l’intrusion la plus brève et la plus spectaculaire,
car le piège se referme cf. Joad ‘1068) « Grand Dieu, voici ton heure... »
Mais comme dans la dramaturgie classique, on ne peut pas tuer un personnage sur scène, d’autant qu’ici la sainteté du temple ne doit pas « en être profanée » Athalie sera tuée en sortant du Temple. En tout cas la technique du lieu théâtral atteint ici son aboutissement dans la mesure où le lieu y trouve le plus haut degré de sacralisation concevable.
Le temps
a) Racine prend toujours l’action au plus près de son dénouement en valorisant au maximum le poids de ce jour J qu’est la tragédie. C’est bien le cas ici
Allez, pour ce grand jour, il faut que je m’apprête
................ Les Temps sont accomplis (165)
Il y a dans la pièce une exceptionnelle coïncidence entre temps de l’action et temps de la représentation : pas de temps perdu car il n’y a pas d’entractes, le chœur restant en place et assurant la liaison. Racine du reste est conscient de ce perfectionnement supplémentaire « J’ai aussi essayé d’imiter des anciens cette continuité qui fait que leur théâtre ne demeure jamais vide... »
Ainsi en I Josabeth sort en invitant le chœur à louer Dieu
en II elle revient « Mes filles , c’est assez »
en II Le chœur chante après le départ de Joad
en III Le chant est interrompu par l’arrivée de Mathan.....
Mais la continuité la plus intéressante est celle qui relie la fin de IV au début de V : le vers final de IV (« Courons, fuyons, retirons-nous » rime avec le premier vers de V : « Que nous apprenez-vous ? »
Tout cela reflète la volonté de faire participer le spectateur à une véritable liturgie se déroulant sans interruption de son ouverture à sa conclusion.
b) Or c’est bien une liturgie dans la mesure où la tragédie se passe lors d’un jour de la liturgie juive : la fête de Pentecôte :
....Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina, la loi nous fut donnée
C’est Racine qui a choisi cette date, et il s’en explique de façon assez superficielle : « J’ai songé que ces circonstances me fourniraient quelque variété pour les chants du chœur ». En réalité, les chants du chœur ne célèbrent pas tellement cette fête. En revanche, la fête est importante pour les juifs comme pour les chrétiens :
- Pour les Juifs parce qu’il s’agit du don de la loi. Or on verra que la loi, c’est ce qui fait agir Joad et que c’est ce qui fait défaut à Athalie, comme ce sera l’enjeu de la future conduite de Joas : caractère limitatif et contraignant de la loi :
Vous souvient-il mon fils quelles étroites lois Doit s’imposer un roi digne du diadème ? (IV, 2)
Toute la pièce mentionne l’importance des lois (thème constant de la fidélité à la loi) et le choix de la date nous incite à faire du rapport à la loi l’un des enjeux de la pièce
- Pour les chrétiens, cette fêtes est la venue de l’Esprit saint sur les apôtres : l’ancien testament figurant le nouveau, la descente de Dieu sur le Sinaï est la figure de la venue de l’Esprit Saint sur les apôtres : donc il était naturel que s’inscrive en pareil jour la prophétie de Joad :
" Est-ce l’esprit divin qui s’empare de moi ?" (1129) et dans cette perspective religieuse se trouve vérifiée l’une des propriétés les plus frappantes de la tragédie, comme le moment ponctuel sur lequel pèse tout un passé et qui porte en germe l’avenir. L’épisode du couronnement de Joas n’a de sens que par rapport à l’Alliance (réunissant le passé au futur) et par rapport à la venue du Messie, donc par rapport à la totalité de l’histoire de l’Eglise.
c) Cependant la fin de la tragédie présente un dénouement ambivalent : l’avenir lointain s’efface devant les dernières paroles d’Athalie. Le chœur se tait ? C’est cette particularité qui rend la pièce plus mystérieuse et complexe qu’Esther car elle joint de façon étrange comme on va le voir, un optimisme religieux au pessimisme humain (habituel) de Racine.