Athalie, Jean Racine (1691) : Acte III, 3 (919-944)

Enjeux

Dans la longue scène de III, 3 Mathan, attendant Josabet, commence par décrire à Nabal la conduite d’Athalie et poursuit en lui dévoilant le fonds de son âme. Racine donne donc à cette scène de transition une grande importance psychologique, ce qui est bizarre pour une scène de transition, à tel point du reste que l’Académie signale « que Mathan se déclare ici très mal à propos le plus scélérat de tous les hommes, et il le fait sans aucune nécessité et sans utilité ». Il est certain que Racine a dû s’en rendre compte. Quelle nécessité supérieure lui a fait prendre ce léger risque d’invraisemblance ?

    Plan


    Mathan répond à une question de Nabal, l’ismaélien qui, n’étant pas partie prenante (« Je ne sers ni Baal ni le dieu d’Israël ») s’étonne de l’étendue de la haine de Mathan pour ce temple dont il voit la destruction comme une délivrance quasi-personnelle :
     

    Et j’espère qu’enfin de ce temple odieux
    Et la flamme et le fer vont délivrer mes yeux

    Mathan commence par réfuter une première supposition de Nabal :

    Est-ce que de Baal le zèle vous emporte ?

    • 4 vers en réponse : 919-22
    • Puis le récit de sa lutte contre Joad et sa défaite 923-32
    • Et ensuite sa carrière de courtisan 932-944
      Donc un plan très structuré qui à lui seul montre sur quel dépit repose la haine de Mathan contre les juifs du temple. 

    Première partie 

    Dans les quatre premiers vers qui répondent à la supposition de Nabal, Mathan reconnaît de façon cynique son hypocrisie cf. les termes très crus « zèle frivole, se laisser aveugler, vaine idole, fragile bois... » cf. Isaïe et Polyeucte aussi. Mathan n’est pas comme Athalie, ce n’est pas un idolâtre mais un arriviste qui ne sert que lui-même (cf. 925), c’est l’athée dans le monde (d’où l’intérêt d’avoir pour interlocuteur un ismaélite, quelqu’un d’extérieur au conflit Baal/ dieu des juifs). En tout cas il met une violence telle à dénoncer l’idolâtrie qu’on peut s’en demander la raison, et plus exactement, on peut se demander d’abord pourquoi Racine a choisi ces mots si violents, et ensuite s’il n’est pas invraisemblable que Mathan, le grand prêtre de Baal prenne des risques aussi énormes, sans raison.
    On peut proposer deux explications :

    • D’abord, c’est qu’il rentre pour la première fois depuis son éviction, dans le temple, et la Sainteté du lieu l’impressionne et fait ressortir la fausseté d’un culte de pacotille auquel il feint d’être dévoué (cf. le « malgré mon secours ») donc un mouvement de fort rejet de toute cette comédie que son ambition lui contraint de jouer.
    • Mais n’a-t-il pas la conduite des autres juifs arrivistes et renégats qui brûlent le dieu qu’ils avaient adoré pour entrer dans le Monde ? Ce respect des valeurs mondaines, cette soumission au Veau d’or n’est-ce pas le passé de la vie de Racine, le courtisan qui pour réussir a brûlé tout ce qu’il avait adoré ? Peut-être cette violence est-elle à mettre dans la bouche de Racine lui-même qui montre la vanité de cet ordre mondain auquel il a feint peut- être de faire allégeance ?

    La violence se voit aussi dans la syntaxe avec cette succession de compléments (« par, pour... »)
    Mais pourquoi dire tout cela à Nabal, lui-même idolâtre ? Mathan est-il égaré par Dieu lui aussi ?


    Deuxième partie

    Où l’on apprend l’histoire de Mathan : un prêtre juif à l’origine. Mais sa façon de parler « du dieu qu’en ce temple on adore » montre des sentiments ambigus : il refuse en même temps de le reconnaître pour son dieu


    Peut-être que Mathan le servirait encor
    Si l’amour des grandeurs, la soif de commander
    Avec son joug étroit pouvaient s’accommoder.


    (« le joug étroit » est celui de Dieu) Mathan montre son indocilité : le « joug » s’oppose à la soif de commander, et le terme de « étroit » à l’amour des « grandeurs ». Mathan, c’est le pôle négatif de l’univers épique de la pièce, un être entièrement mauvais. Il ne veut servir que lui- même (à l’inverse d’Athalie qui est une grande reine)
    Et les vers suivants développent ce rappel du passé ; ils sont introduits par une sorte de prétérition :

    Qu’est-il besoin qu’à tes yeux, Nabal, je rappelle
    De Joad et de moi la fameuse querelle....

    Dans cet univers binaire où se déroule la pièce, le combat Athalie /Dieu a sa réplique dans celui de Mathan contre Joad, toujours le combat du Mal contre le Bien


    Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir,
    Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir...


    « Tenir l’encensoir » une des prérogatives des prêtres, langue imagée de Racine ici. Donc querelles, disputes : un univers où s’affrontent deux forces antagonistes.
    Le dernier vers est remarquable dans sa concision : il résume toutes les étapes de la lutte : d’abord la brigue pour s’acquérir obliquement des appuis, puis la guerre frontale (les combats) puis l’échec (les pleurs) et l’échec définitif (mon désespoir : noter la belle rime avec « encensoir » qui résume quasiment la vie de Mathan) Mathan a-t-il une psychologie ? Picard l’a contesté. Pourquoi est-ce dans l’ordre spirituel que se déploie son ambition ? Il est semblable à Aman : des créatures qui n’ont pas la grâce mais qui s’acharnent à l’obtenir....en vain.

    Vaincu par lui, j’entrai dans une autre carrière
    Et mon âme à la cour s’attacha tout entière


    Une façon très économique de résumer la défaite, puis le nouveau choix et enfin la passion dans ce nouveau choix (s’attacha tout entière). Le texte à partir de là ne peut manquer de faire penser au Racine flatteur et courtisan qui (cf. Mauron) sacrifie son éducation religieuse, les espoirs qu’avaient mis en lui les jansénistes, pour écrire des tragédies profanes et courtiser le Roi et les grands qui l’entourent (cf. en 1665, sa brouille avec Molière : il passe pour un froid ambitieux, suscite une réprobation générale).

    J’approchai par degrés de l’oreille des rois
    Et bientôt en oracle on érigea ma voix...


    Notons le mot « oreille » : avoir l’oreille de quelqu’un = être dans ses faveurs, mais le mot « voix » remotive l’expression et rend naturel le passage de l’oreille à la voix, et ....au goût si prisé par Louis XIV de la poésie racinienne dont la voix charme l’oreille. Le terme d’oracle a aussi son importance : il signifie que pour Mathan, son vrai Dieu, c’est lui-même (d’autant que le mot est placé à la césure).

    J’étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices
    Je leur semai de fleurs les bords des précipices
    Près de leurs passions, rien ne me fut sacré

    La connaissance psychologique de Mathan lui permet de passer à l’action : c’est le mauvais conseiller qui flatte les caprices du cœur, car le cœur n’a que des « caprices », selon le méprisant Mathan, qui de surcroît est machiavélique cf. fleurs// précipices : toujours une langue imagée soutenue aussi par la place des deux mots en fin d’hémistiches ; quant à la rime caprices/précipice, elle souligne l’aveuglement de ceux qui tombent dans ses pièges. L’expression « près de leur passion » mérite d’être expliquée : Mathan veut dire soit qu’il est tout près de leurs passions, soit qu’au regard de leurs passions, rien ne lui fut sacré : donc dans les deux cas, il fait tout pour les contenter, son seul souci est de flatter les passions, quitte à commettre les pires des sacrilèges.

    Là encore ce portrait peut s’appliquer à Racine lui-même, le grand psychologue, le courtisan qui sait répondre à l’attente de son public, en « flattant ses caprices » et qui transforme en belle poésie les actions les plus noires et qui, sous couleur de montrer l’atrocité d’un crime, fait ressentir de coupables passions.

    De mesure et de poids je changeais à leur gré.
    Autant que de Joad l’inflexible rudesse
    De leur superbe oreille offensait la mollesse,
    Autant je les charmais avec dextérité,....

    (et cette «dextérité» ne revoie-t-elle pas au merveilleux talent de Racine?) les vers construisent une antithèse entre le changement, la variabilité de lois qu’on peut changer au gré des caprices (même les poids et mesures !) et la permanence incarnée par le caractère inflexible (qui ne peut se plier aux caprices) de Joad ; la rime rudesse/mollesse souligne l’antithèse et rejoint la binarité Mathan/Joad qui ici prend l’allure de deux actions opposées : l’agressivité pleine de « rudesse » de Joad qui « offense la mollesse de leur superbe oreille » et l’action quasi magique de Mathan « je les charmais » action telle que son public ne peut résister, et qui est une revanche par rapport à Joad : autrement dit : L’église ne peut rien, moi, je peux tout : Racine aussi, si fier de toucher/Charmer par ses « poèmes », ses carmina » et non ceux par qui l’Eglise s’efforçait en vain d’être écoutée . (et noter comme dans tout ce passage l’oreille est importante : l’oreille des rois, la superbe oreille (= orgueilleuse) : il s’agit bien d’une parole ensorceleuse, comme la sienne, que Racine imagine dans la bouche de Mathan

    Dérobant à leurs yeux la triste vérité
    Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables
    Et prodigue surtout du sang des misérables...

    L’action de Mathan consiste donc à flatter en cachant le ressort réel des passions et en légitimant en quelque sorte les mauvais sentiments, une sorte de casuistique au service de la passion. L’adjectif « triste » veut dire « funeste » : en les flattant, il les perd (cf. les fleurs au bord du précipice) mais aussi si l’on pense à Racine, qu’en ne songeant qu’au divertissement, ces gens se perdent .
    Donc une transformation de la réalité qui s’applique aussi bien à Mathan qu’à Racine : Mathan fait comme si les « fureurs » de ceux qu’il sert avaient « des couleurs favorables » mais il les perd ; et Racine peint lui aussi les fureurs de l’amour ou des passions sous des couleurs si belles qu’on en oublie leur caractère funeste ; au lieu de les condamner, il attire ainsi la faveur des spectateurs (pour elles comme pour lui).
    Le dernier vers revient sur la propre action de Mathan et nous montre sa cruauté (prodigue du sang des misérables) mais peut-être aussi la couleur tragique du théâtre racinien où ces « misérables » que sont les héros faibles et impuissants sont sans issue possible toujours voués à la mort par le dramaturge.

    Conclusion

    Malgré une invraisemblance certaine (puisque ce n’est ni le moment ni à un ismaélite qu’il est vraisemblable de tenir ce discours), ce passage peut se justifier pour trois raisons :

    Il permet une symétrie supplémentaire dans cette pièce où s’affrontent le bien et le mal, en montrant l’affrontement Joad/Mathan

    Il montre une ambiguïté intéressante dans le caractère de Mathan qui semble connaître où est le Bien, et qui fait donc le Mal en toute connaissance de cause, comme un personnage à qui la Grâce aurait manqué....

    Enfin il permet à Racine de faire son « mea culpa » et d’en finir définitivement avec l’image qu’on avait de lui comme d’un arriviste ambitieux prêt à tout pour réussir : il émane de ce texte une condamnation sans réplique de la part de quelqu’un qui s’est sincèrement converti et qui brûle ce qu’il avait adoré. En même temps Racine nous donne une définition de ses tragédies dans leur rapport à une visée morale de l’art. Ainsi Mathan représente ce qu’il était et qu’il n’est plus.

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