Athalie, Jean Racine (1691) : Acte II, 5 (464-489)

Nous sommes à l’acte II et Athalie, fait étrange, est venue au temple. Evénement exceptionnel en partie préparé par les paroles d’Abner en I, 1 (« Enfin depuis deux jours la superbe Athalie... etc. » vers 51 sq.) C’est une reine troublée qui apparaît (cf. le récit de Zacharie) qui n’a rien à voir avec cette superbe Athalie qu’évoquait Abner. Elle va s’expliquer devant Mathan et Abner et sur sa venue - qui la perdra - sur la scène, et sur le trouble qu’elle ressent.

Enjeux

Le récit que fait Athalie laisse a priori perplexe. C’est une bonne reine. Elle a fait régner la paix et du reste, le peuple ne se révolte pas... Où est donc la grand-mère sanguinaire qui tuait tous ses petits fils ? Pourquoi cette femme si sûre d’elle est-elle troublée par un songe : « Me devrais-je inquiéter d’un songe ? ».
Le tableau de ses éclatants succès n’appartient pas à la Bible : il y a donc une volonté particulière de Racine, qu’il s’agit ici de mettre à jour.

Plan

Discours fortement charpenté :

  • demande qu’on l’écoute,
  • exorde : elle sait ce qu’elle veut dire ou ne pas dire,
  • Narratio :
    • le résultat de son action,
    • le songe, articulé sur un « mais », oppose le passé immédiat (prospérité)au trouble actuel.

Exorde

C’est une reine qui parle, et cet impératif « prêtez-moi » est un ordre. Si elle s’adresse à Mathan et à Abner, c’est que les deux hommes sont importants, Mathan puisque c’est son conseiller, et Abner qui est son intermédiaire puisqu’il est en même temps fidèle à sa reine et à son dieu.

Athalie commence par une prétérition « Je ne veux point rappeler... » Cette prétérition est intéressante : c’est un refus de justifier (cf. « rendre raison ») le sang qu’elle a versé. Elle ne doit aucun compte à ses subordonnés. Or ce refus d’en parler est une totale dénégation puisqu’elle est obsédée par un rêve qui lui rappelle tout son passé (et la mort de sa mère, et, par inversion, le meurtre des enfants) Ainsi la volonté affirmée de tenir le passé pour lettres mortes est contredite par la suite : c’est précisément parce que ce passé ressurgit qu’elle veut montrer comment elle a tout fait pour qu’on l’oublie. Par là Athalie est un personnage tragique. Elle échouera en effet à instaurer durablement un nouvel ordre (la paix) qui fasse oublier le passé (le sang versé). (cf. Pyrrhus à Troie « Tout était juste, alors... ») et ici : « Ce que j’ai fait, Abner, j’ai cru devoir le faire », et elle s’adresse ici à Abner, puisque c’est au Juif qu’elle aurait à rendre des comptes (fin de la descendance de David) et qu’elle sait que les juifs du temple sont des insoumis. Mais elle rend malgré tout « raison » du sang versé en mettant son action sur le compte du devoir : « J’ai eu le devoir de le faire », un devoir qui consiste à tuer ses petits fils ? On pense à Cléopâtre dans Rodogune qui quasiment par devoir de « gloire » tue son fils. Ce renoncement à la nature a quelque grandeur, mais pourquoi était- il si nécessaire ? Si la raison en est la seule ambition, on peut l’admirer comme Cléopâtre, mais non la justifier, car la source de l’acte est aussi la nature (l’instinct d’ambition, la volonté de puissance) et donc il y a contradiction entre mépriser la nature d’un côté, et lui obéir de l’autre.

Mais la véritable justification, qu’elle donne non sans ironie à Abner c’est précisément sa réussite, et elle le fait en usant habilement d’un argument de rétorsion : si j’ai mal agi, le Ciel, le vôtre, devrait me punir. Or je suis un souverain respecté :

Je ne prends point pour juge un peuple téméraire,
Quoi que son insolence ait osé publier
Le Ciel même a pris soin de me justifier....

(téméraire = un peuple qui ose s’opposer à elle) : sentiment de haine partagé entre la reine et le peuple, et d’une façon injustifiée dit-elle puisque le Ciel lui-même semble lui donner raison. Athalie reprend donc l’argument essentiel qu’avait donné Abner à Joad pour expliquer le découragement des juifs :

Dieu même disent-ils s’est retiré de nous
De l’honneur des Hébreux, autrefois si jaloux...(100)

Le véritable juge pour elle n’est pas le peuple, dont elle se passe de l’adhésion, mais Dieu ! et sa réussite semble une bénédiction du ciel. On retrouve la problématique de la Providence :

Que signifie le bonheur des méchants ?

Première partie : La prospérité

Effectivement, tout montrerait l’action de la Providence : « éclatants succès, une « puissance établie » qui fait « jusqu’aux deux mers respecter Athalie » (de la Méditerranée à la mer Rouge). Et remarquer son nom à la fin du vers : elle parle d’elle à la troisième personne : comme une objectivation de sa puissance, renforcée au début du vers suivant par le « Par moi » qui précisément montre le bienfait de son action :

Par moi Jérusalem goûte un calme profond...

L’afflux des noms propres dans le discours à partir de là va donner une allure épique (et biblique) à son récit et de fait, on y voit que cette reine a eu une action bénéfique (mais le « calme profond » justement n’annonce-t-il pas « la profonde nuit » ?). Elle passe en revue une succession d’actions concrètes qui traduisent cette paix qu’elle a instaurée cf. les verbes et les procédés poétiques : le Jourdain (métonymie : le pays et ses habitants) « ne voit plus l’Arabe vagabond » (l’Arabe : singulier collectif, et « vagabond » = nomade), ni « l’altier philistin » (même chose, et une épithète comme les épithètes homériques) « désoler les rivages » ( désoler = dépeupler, ravager) « comme au temps de vos rois » (vos rois : parce qu’ils sont caractérisés, eux, à l’inverse, par l’impuissance à arrêter ces ravages) ; Athalie a mis fin à une période troublée. En dépit de ce passé qu’elle ne veut pas évoquer, elle est donc une bonne reine, souveraine de fait, et bonne souveraine de surcroît. Pourquoi chercher à la déposséder de son trône ?
Ici nous sommes au cœur de l’actualité de l’époque et de la justification du régicide (cf. introduction et le problème de l’Angleterre) : une bonne reine – temporelle- doit-elle être tuée parce qu’elle n’a pas respecté la loi divine ? Les deux domaines doivent-ils être liés ?

L’évocation se poursuit avec « Le Syrien », ancien ennemi, mais désormais allié puisqu’il la reconnaît comme « reine et sœur », et elle finit par le pire ennemi, Jéhu, cité après une longue périphrase :

« De ma maison le perfide oppresseur
Qui devait jusqu’à moi pousser sa barbarie... »

(qui devait = qui aurait dû) Noter tous les termes péjoratifs : perfide, oppresseur, barbarie » et ensuite le « fier » Jéhu (fier = féroce)


Jéhu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie

(Rappelons,cf. introduction, que Jéhu est roi du royaume d’Israël, dont la capitale est Samarie)


Remarquer, dans ce vers de résonance épique avec ses deux noms propres, l’opposition entre « fier » et « tremble ».
Ainsi tout semble favoriser la reine, et les trois vers qui suivent en expliquent la raison : Jéhu tremble à cause du puissant voisin (c’est le Syrien) qui va battre Israël :

De toutes parts pressé par un puissant voisin
Que j’ai su soulever contre cet assassin

La place en tête du circonstanciel (de toutes parts), le nombre des occlusives (parts, pressé, puissant, par) traduisent cette impression d’un encerclement dû à la perfidie de la Reine, une perfidie sournoise, d’un serpent (cf. toutes les sifflantes du deuxième vers). Le résultat en est qu’elle demeure Souveraine maîtresse à Jérusalem, elle est à part entière, elle, la descendante de Jézabel, reine de Juda, d’un Etat qui avait constamment rejeté l’idolâtrie, et elle peut dire dans un vers de conclusion :

Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse

Le passage s’ouvre et se ferme sur la jouissance de cette paix qu’elle interprète à juste titre comme « fruit de sa sagesse ». Calme profond de Jérusalem, et jouissance paisible de la reine : ll y a comme une assimilation des deux paix, une identification revendiquée entre la reine et la ville, et la prétention, proprement sacrilège, de faire de cette ville vouée à Dieu, une ville repue et heureuse de sa réussite (temporelle). La Delectatio mundi comble-t-elle l’homme ? Ce dernier vers marque donc le sommet de la réussite pour Athalie (noter du reste sa stabilité avec le rythme symétrique 4 :2//2/4, les redoublements de sonorités : Je Jouissais en paix du fruit de ma sagesse (retour du son J initial à la fin, et de l’alternance S/J) : autant de procédés qui montrent l’écoulement de jours heureux qui se succèdent sans heurts en renouvelant le même bonheur.

Deuxième partie : l’introduction au songe

Changement total :

Mais un trouble importun vient depuis quelques jours
De mes prospérités interrompre le cours

le vers s’allonge, mais les sonorités qu’on avait entendues restent encore les mêmes (celles du mot Jour) : c’est l’interruption inattendue, non prévue (mêmes sonorités) d’une nouveauté, qui, à ce perpétuel bonheur va faire succéder une continuelle inquiétude. Toujours une continuité, mais inverse de la première (cf. l’enjambement ) et c’est la première apparition du « Songe » qui la hante , et qu’on relie évidemment au vers 51 de I, 1 « Depuis deux jours la superbe Athalie... » ; l’ordre de la phrase devient moins rigoureux : de même que le songe a interrompu l’écoulement heureux des jours, de même la parenthèse (Me devrais-je inquiéter d’un songe) perturbe l’ordre syntaxique, comme la question qui y est posée souligne le caractère irrationnel de la réaction. Ce songe effectivement

Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge

Caractère imposant de ce vers qui n’a pas de vide, en l’absence de « e »muets : aucun moment de répit laissé à Athalie par ce « chagrin » (sens très fort) qui ronge son cœur. Enfin le dernier vers (Je l’évite partout, partout il me poursuit) montre l’obsession : les deux adverbes de part et d’autre de la césure, les verbes employés (éviter/poursuivre). Cette obsession du songe, en réalité, est celle du Passé, comme on va l’apprendre ensuite.

Conclusion

Ce passage offre de multiples intérêts et engage à plusieurs réflexions :
- Poésie : forte résonance épique dans un récit très imagé qui montre un accord constant entre le son et le sens.
- Intérêt dramatique et psychologique : transformation d’Athalie : auparavant femme sûre d’elle et dominatrice, elle devient une femme tourmentée par quelque chose d’irrationnel, un songe ; et cette transformation est le signe même de la Providence, car le songe lui-même déclenche tout (comme dans Esther), comme il expliquera la réaction d’Athalie face à Joas.
- Une réflexion politique et religieuse sur les rapports du temporel et du spirituel : un bon roi est-il seulement celui qui fait régner la paix ? Peut-il tirer sa légitimité du bonheur de son peuple ? Un ordre païen, sans Dieu, est-il possible ? Jérusalem ne risque-t-elle pas de devenir la Grande Prostituée, en devenant l’image inversée de ce qu’elle devait être appelée à être ? Doit-on n’avoir en vue que le seul bonheur terrestre ? N’est-ce pas alors retomber dans les risques que montrait la tragédie antique (instabilité du bonheur etc.)
- Une réflexion sur la nature tragique du personnage : fait-elle l’expérience de la fatalité ? (la damnation du pécheur etc) Non, parce qu’ici elle n’a aucune culpabilité. Plus précisément, elle incarne ici un tragique spécifiquement racinien qu’on voit aussi à l’œuvre dans le personnage de Pyrrhus : Comme elle, il veut fonder un ordre nouveau, mais comme elle, il est poursuivi par son passé, ce qui implique qu’on ne peut se libérer d’un passé sanglant et pour Athalie, parce qu’un ordre strictement temporel n’est pas tenable. Mais ici ce n’est pas, comme Pyrrhus par faiblesse qu’elle échoue, mais parce que Dieu le veut : sa Providence interdit le retour au paganisme. Donc un tragique dont l’origine est moins intérieure (cf. la faiblesse de Pyrrhus) que provoqué par une cause extérieure.

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