Athalie, Jean Racine (1691) : Le chef d'oeuvre de la tragédie religieuse

Le chef d’œuvre de la tragédie religieuse

On a déjà dit comment le choix de Pentecôte donnait en même temps que le choix du lieu un caractère sacré au drame. La scène c’est l’autel même où les spectateurs deviennent acteurs du drame ; Racine revient aux tragédies religieuses du XVIème, tombées en désuétude, et appuie ici sa dramaturgie sur les principes du théâtre baroque de la contre-Réforme (au service de la dévotion et de la religion)

Ainsi le spectateur par la mise en scène découvre qu’il est impliqué dans le drame et que son propre salut passe par l’échec de la Reine.

1. Providence et tragique

On retrouve l’application de la vision de l’histoire chère à Bossuet, cité par Racine : la grande œuvre de la Providence, c’est l’établissement de l’Eglise, instrument nécessaire du salut de l’humanité ; pour cela, l’élection d’un peuple et d’une famille est nécessaire, et la promesse serait vaine si Athalie faisait périr la postérité de David. C’est ce qui explique le choix de Joad : il sait ce que deviendra Joas, il sait que son fils Zacharie sera tué par son « frère » Joas, et pourtant il sait que ce mal est nécessaire pour le salut de l’humanité.

Mais si l’univers des valeurs de la pièce est ce dogme de la Providence et de la bonté de Dieu en qui la Foi prescrit de croire, (cf. Etude I 3) même si tout démontre le contraire (Josabeth, comme Abner constatent que Dieu ne fait rien pour eux, et que tout prospère chez Athalie), alors, dans ces conditions, que reste-t-il du Tragique ? La question avait déjà était traitée par Corneille dans Polyeucte et Rodogune (cf. Fumaroli RSH 73). Le tragique, c’est que précisément sur terre les hommes créent les conditions d’un ordre faux qui donne l’impression d’effacer l’ordre providentiel. Et si l’on croit à cet ordre, on risque de se perdre soi-même dans un mécanisme qui ne peut qu’amener à l’occultation de cet ordre providentiel. Ainsi il y a bien dans un monde où règne sans être reconnue la Providence, des foyers d’erreurs tragiques :

- L’erreur religieuse (croire qu’on peut se passer de Dieu), qui mène au blasphème et à l’idolâtrie

- La puissance politique qui rejetant le spirituel retrouve les conditions morales et spirituelles du monde païen, donc le Dieu méchant de la tragédie grecque qui se joue des hommes (cf. les autres tragédies de Racine)
Donc la tragédie religieuse vient de cette négation d’une Providence toujours réelle, ce qui transforme un univers qui ne devrait plus être tragique en un univers tragique cf. étude des textes II, 5 et IV, 3)
Et Joas, une fois dans le monde, oubliant l’autre, sera soumis à la fatalité de son sang, la fatalité même de Phèdre « Implacable Vénus.... »
Ainsi notre étude consister à opposer les deux mondes, et à montrer d’une part la manifestation de la Providence dans la pièce et de l’autre ce qui se passe en son absence puisque la pièce est le moment où la Providence va réapparaître.

2. La manifestation de la Providence dans la pièce

Il y a plusieurs miracles dans la pièce: deux exactement: c’est quelque chose de « merveilleux » que d’une part dans son rêve Athalie ait vu son petit-fils avant même de le (re)connaître, et que ce songe soit prémonitoire, et que d’autre part Joad puisse prédire l’avenir.

On reviendra plus tard sur la prophétie de Joad. Tenons-nous en pour le moment à cette manifestation miraculeuse de Dieu.

Les changements d’Athalie : la pièce commence par une conversation Abner-Joad, au cours de laquelle Abner constate un changement survenu chez la reine

Enfin depuis deux jours la superbe Athalie
Dans un sombre chagrin paraît ensevelie. (51)

Et la reine reconnaît ensuite :

Mais un trouble importun vient depuis quelques jours
De mes prospérités interrompre le cours (485)


Ce changement inaugural va déclencher le drame : c’est parce que, troublée par un rêve qui la

hante, Athalie veut (on ne sait jamais !) apaiser le Dieu dont elle a vu en rêve le jeune officiant, qu’elle va rentrer dans le temple (mais cf. 1684 : il aura suffi qu’elle passe la porte du temple pour ne plus pouvoir retourner en arrière), qu’elle va rencontrer Eliacin-Joas, etc. Mais cette action qu’elle va donc mener (c’est elle qui a le pouvoir) elle la fait sans sa détermination ordinaire parce que précisément, elle ne sait pas ce qu’elle veut. Dieu lui trouble l’esprit. Veut-elle la mort de Joas ? ou veut-elle en faire son héritier ? cf. le souhait de Joas :

Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur
De la chute des rois funeste avant coureur... (I, 3)


Mathan lui aussi constate le changement de comportement de la reine (cf. Etude III, 3). Ce changement vient de ce qu’elle a vu une ressemblance frappante entre le jeune enfant de son

rêve, son assassin, et Eliacin cf. le récit de Zacharie et texte II, 2.
Toute la tragédie donnera lieu à cette valse-hésitation bien connue chez Racine, qu’Athalie commente elle-même du reste :

C’est toi qui me flattant d’une vengeance aisée
M’as vingt fois en un jour à moi-même opposée... (1775)

Et les péripéties de la pièce sont dues à ces revirements multiples

  • Premier revirement : en colère, elle n’écoute pas Mathan mais veut voir l’enfant
  • Elle décide malgré tout de dire à ses Tyriens de prendre les armes (II, 6)
  • Elle demande qu’on lui envoie Joas, sinon le temple sera détruit.Elle délivre Abner qu’elle avait fait arrêter pour lancer un dernier ultimatum (elle demande l’enfant + l’or).

Ces délais, ces tergiversations vont aussi causer sa perte (cf. texte V, 6)
Ici il faut faire un plan détaillé de la dramaturgie, scène par scène, intrigue simple par ailleurs « sans amour, sans épisode, sans confidents », mais chargée d’action, et de bruits (trompettes, cris des soldats...). Notons que pour deux épisodes Racine s’inspire de la tragédie grecque : le songe d’Athalie (cf. Clytemnestre dans Sophocle) et le dialogue d’Athalie et Eliacin qui a la même simplicité que celui de Créüse avec Ion chez Euripide (où Créüse est aussi sans le savoir devant son fils). Il faut noter aussi le grand nombre de personne sur scène : prêtres et lévites (issus de la tribu de Levi, les lévites étaient consacrés au temple, mais tous n’étaient pas prêtres), chœur des jeunes filles de cette même tribu mené par Salomith, et toute la suite d’Athalie menée par Agar.
Le temps est très court : la pièce commence à l’aube (« Et du temple déjà l’aube a blanchi le faîte »), et la cérémonie prévue pour la « troisième heure » (donc vers 8-9h du matin) est avancée par prudence à 7 heures, donc un rythme haletant (cf. absence de confidents) qui, joint au nombre des personnages, donne un caractère épique à l’ensemble
Ainsi Racine montre que la Providence utilise n’importe quel instrument pour se manifester et que dans la pièce elle consiste très exactement à superposer, l’espace de la représentation, la volonté du méchant et les desseins de Dieu, ce qui provoque un effet inverse (c’est l’ironie tragique) de l’effet attendu par l’impie. Et la recrudescence du succès du méchant est à réinterpréter comme la venue imminente de Dieu. C’est ce que comprend Joad cf. Polyeucte.

Pourtant il faudra toujours se demander si, outre cette lecture chrétienne, il n’y a pas une autre éventuelle dimension tragique.

Mais qui permet la superposition ? Car il faut bien que du côté du Bien, il y ait aussi action. Racine dit dans la préface que la pièce « a pour sujet Joas reconnu et mis sur le trône » : il y a donc en plus la volonté de Joad de faire reconnaître Joas : c’est une action différente, mais Joad profitera de la confusion d’Athalie pour la renverser. C’est ce qui explique :

Le rôle fondamental d’Abner : Il est la cheville ouvrière qui va permettre de brancher les deux volontés opposées d’Athalie et de Joad, qui sont, on l’a vu indépendantes (le palais/le temple), l’une voulant comprendre ce qui lui arrive, et l’autre voulant restaurer son roi. Pourquoi Joad choisit-il ce moment ? cf. étude de I, 1 où l’on voit que la grande question est de savoir de quand date la décision de Joad (« à la troisième heure...). A notre avis ce choix vient de la conjonction de deux faits : d’une part la venue d’Abner, le soldat, chez les prêtres et d’autre part l’annonce du changement de la reine.
D’emblée Joad comprend le signe du ciel : l’ordre est un moment dérangé : un soldat de la reine dans un temple chez les prêtres, et une reine dans un noir chagrin. Donc il faut saisir cette « opportunité », ce « bon moment ; la venue d’Abner est providentielle, d’ailleurs quand tout rentrera dans l’ordre on entend :

Abner, auprès du Roi reprenez votre place...


Abner est comme le détonateur de l’histoire, ou l’adjuvant sans qui rien n’arrive. Il donne à lire à son insu les desseins de Dieu en décrivant Athalie à Joad. Mais plus que cela, il favorise l’action de Joad et est nécessaire à Athalie. Relevons quelques vers significatifs :
II, 4 (Athalie) « Votre présence est nécessaire »
V, 1 (Zacharie) « Dieu nous envoie Abner »
V, 3 (Joad) « Je vous ferai juge entre Athalie et lui »
Abner est présent à tous les moments cruciaux et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il fait ou qu’il dit toujours ce qu’il faut pour des raisons autres que celles qu’il croit Une motivation fausse lui fait dire des choses vraies :

Il déclenche l’action de Joad en annonçant le changement d’Athalie mais c’est pour mettre en garde Joad contre son courroux, alors qu’elle vient dans le temple pour prier Dieu : mauvaise interprétation du chagrin d’Athalie ; mais il en avertit Joad pour son bien, qui n’est pas, comme il le pense, de se méfier d’Athalie, mais de profiter de ce trouble !

Il conseille à Athalie (à l’inverse du conseil de Mathan) d’être clémente envers le jeune Joas si faible, croyant sincèrement qu’il ne représente aucun danger pour la reine alors qu’au contraire, c’est son assassin. Donc le conseil est bon, contre Athalie, et non pour elle.

Victime de la mauvaise foi de Joad, il va faire rentrer Athalie dans le temple non pour la perdre, mais parce qu’il veut sauver le temple. Mais encore une fois, il provoque la perte d’Athalie, et cela du fait de sa propre loyauté envers elle, dont se sert Joad, mais qui abuse la reine (cf. étude du texte V, 3 1634-65).
Abner est à proprement parler l’ange de la Bonne Nouvelle. L’intermédiaire rendant possible le contact un moment interrompu entre les deux mondes (interruption qui assurait le succès d’Athalie), et donc assurant immédiatement le triomphe de Dieu sur Athalie.
Ainsi sur le plan de la dramaturgie il faut souligner l’importance de ce personnage qui fait avancer l’action parce qu’il lui revient de mettre en contact le temple et le palais.
Et, sur le plan du sacré, il représente une troisième solution : il n’incarne ni Dieu ni Athalie ; servant à la fois Dieu et sa reine, il essaye de concilier les deux loyautés (d’ailleurs il restera toujours loyal puisque l’existence de Joas fait d’Athalie une usurpatrice, à laquelle il ne doit plus obéir).

Abner représente peut-être la foi moyenne, la foi sans la révolte, donc une foi tournée vers une fidélité qui regarde plus vers le passé que le futur : serait-ce qu’il représente le juif pharisien par rapport au chrétien Joad dans la vision du moins que se font les chrétiens de la légalité juive ? cf. Joad « Du zèle de ma loi, que sert de vous parer.

Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ;

Le sang de vos rois crie et n’est point écouté (85) »
Joad affirme lui la prééminence de la loi morale sur le Rituel. Mais peut-être Abner, comme les Juifs pour les chrétiens est-il le maillon indispensable entre l’idolâtrie et le christianisme

(comme il l’est entre Joad et Athalie).

3. Epopée et binarité (Barthes, Mongrédien et Zimmerman)


« Il y a surtout du génie épique dans cette prodigieuse Athalie » disait Hugo dans la préface de Cromwell. Il est vrai que nous assistons à des événements merveilleux dans tous les sens du terme, cf. le théâtre qui s’ouvre, le couronnement de Joas, la vision de Joad, et qu’à certains égards, les personnages ont la stylisation des personnages épiques, le tyran, le traître, l’innocent...Mais la « binarité » de l’univers épique toujours partagé » de façon manichéenne se retrouve à tous les niveaux de la pièce : la lutte, théomachie entre Baal et Yaveh, c’est la lutte entre le bien et le mal, comme le schisme entre les deux frères, ennemis, comme toujours, Juda et Israël, le bon fils et le mauvais fils : donc deux prêtres (Mathan, Joad), deux rois (Athalie et Joas) deux pères (Athalie et Joad : « Quel père je quitterais....Pour quelle mère ! »), deux temples (cf. II,3 « Enfin au dieu nouveau qu’elle avait introduit / Par les mains d’Athalie un temple fut construit »)
« Dans aucune tragédie il n’existe un corps à corps aussi nu que celui qui joint Athalie à Joad, le fils au Père » ; en filigrane aussi « le conflit mythique des sexes » : les Mères/les Pères qui s’opposent comme le Mal au Bien. Bref, jusqu’aux deux nuits où se reproduit le rêve, tout est double (cf. étude de III, 3) : Lutte de deux ordres, d’une double descendance, celle d’Achab contre celle de David. Mais l’ordre d’Athalie est porteur de désordre, non parce qu’il menace une passion individuelle (les autres tragédies de Racine) mais parce qu’il menace un ordre supérieur, l’ordre même de l’univers (où doit naître le Sauveur) : Athalie interrompt une succession, la chaîne de descendance instituée par Dieu. D’ailleurs elle porte la mort en elle (cf. étude I, 1, sa première tirade), et elle tourne le dos à la vie pour se consacrer à ce métal luisant et mort, l’or (v. 48).
Donc la tragédie célèbre le triomphe de l’ordre de Dieu sur un ordre profane dévalorisé, et ce ne sont pas les personnages qui sont victorieux, mais Dieu : le caractère épique fait en quelque sorte disparaître l’individu.
Quant à Joad, c’est l’incarnation de la loi ; il parle beaucoup dans la pièce, il organise, encourage, prend à parti cf. sa colère terrible contre Mathan (cf. Etude III, 5). C’est à travers lui que se produit le second miracle de la pièce, quand l’Esprit saint descend sur lui et qu’il lit l’avenir (cf. étude III, 7, la prophétie).
On a souligné l’absence de répercussion de cet oracle sur la suite de la pièce (Joad n’en reparle plus). Il permet, outre de faire intervenir une dimension téléologique qui renforce le sacré de la pièce, de laver peut-être Joad de toute accusation de machiavélisme (cf. Voltaire ou D’Alembert) : Joad sait en effet que celui qu’il veut faire monter sur le trône tuera son fils, que ce crime entraînera pour Juda dix siècles de mortelles épreuves (Racine dans sa Bible a noté lui-même « depuis le meurtre de Zacharie, l’Etat des Juifs a toujours été en dépérissant ») mais il sait que c’est le prix à payer pour la venue du Rédempteur (cf. Clarac IL 1962). Il est habité par une espérance surnaturelle, il se sacrifie, lui et les siens sans un regard en arrière, en pleine liberté. Et on peut donc dire que si Dieu se manifeste (et donc si tout le tragique de l’absence de Dieu disparaît) c’est pour laisser justement à Joad la liberté de prendre sa décision.

Enfin du point de vue dramaturgique, cette prophétie permet de justifier le dénouement ambigu de la fin: la race de David est sauvée, mais les épreuves seront infinies; Mais la question qui se pose c’est de se demander pourquoi Racine a choisi d’insister sur quelque chose qui n’a aucun rapport avec l’intrigue ; c’est que cette prophétie met en jeu le problème de la présence du Mal malgré la présence d’une Providence heureuse : problème de la liberté humaine et de ses mystères : pourquoi cet enfant si pur en viendra-t-il à tuer son frère ? Pourquoi, à plusieurs reprises Joad, qui le sait, fait-il jurer à Joas fidélité à la loi ? On peut y voir un signe de l’humilité de Joad : bien que Dieu lui ait dévoilé l’avenir, il fait ce qu’il doit en tant qu’homme, se battre pour qu’il devienne Roi : l’homme ne doit pas supputer l’avenir, mais s’en tenir au présent.

Cela explique l’attitude de Joad, mais n’explique en rien pourquoi Joas va devenir criminel. Pour cela, il faut revenir au point de départ, s’en tenir à l’ordre profane (dont Dieu est exclu) et retrouver la possibilité d’une vraie tragédie (absence de Dieu) et d’une psychologie donc plus étoffée des personnages.

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