Situation
Athalie, déjà angoissée par son rêve, bouleversée parce qu’elle a aperçu l’enfant qui était dans son rêve, décide, malgré le conseil de Mathan (scène 6), d’interroger Eliacin, afin de s’assurer si son rêve l’a trompée.
Cette scène est très spectaculaire. Si le dialogue est concentré entre Athalie et Joas, à part quelques rapides interventions d’Abner et de Josabet, il y a beaucoup de personnages sur scène, qui assistent à cet échange, touchant parfois au sublime, entre la grand-mère et le petit- fils.
Le spectateur jouit donc du plaisir de la mise en abyme puisqu’il se met facilement à la place d’une partie de ceux qui sont sur scène, Josabet, surtout, seule à connaître la véritable identité de Joas, et les Juifs, pleins de crainte pour le jeune enfant. La double destination du dialogue lui donne donc sa portée tragique puisque ce qui se dit prend un sens plus profond pour ceux qui comme Josabet et les spectateurs connaissent le véritable lien de parenté des personnages.
Enjeux
Ce dialogue est une grande réussite théâtrale :
Il met en présence les personnages les plus éloignés de la pièce, la vieillesse et l’enfance, le Mal et la Pureté, la souveraine temporelle, et le jeune prêtre qui n’a jamais quitté le temple, la criminelle et le prêtre.
Or, entre ces personnages que tout oppose, non seulement il y a dialogue mais on assiste, qui plus est, au renversement de leurs positions respectives : Athalie la souveraine qui se livrait à un interrogatoire en règle auquel Eliacin était sommé de répondre, se retrouve en position d’infériorité et est même contrainte de justifier toute sa conduite antérieure.
C’est ce renversement qu’il s’agit de montrer, quelles que soient les interprétations choisies pour le jeu des personnages ; Joas-Eliacin en enfant inspiré ou en perroquet endoctriné par Joad, et Athalie incarnation du Mal et de la tentation, ou souveraine pleine de grandeur qui légitime en quelque sorte son usurpation par la modération de son gouvernement, par sa tolérance vis à vis de ceux du temple, et par l’humanité dont elle fait preuve envers Joas.
Il faut souligner que pour le spectateur cultivé du 17ème siècle, cette scène avait d’autant plus de force que d’une part elle constituait une tentative pour concilier tragédie grecque et christianisme (Joas rappelle en effet dans ses réponses la candeur et l’ingénuité de Ion dans la pièce éponyme d’Euripide, et Racine a su aussi s’inspirer des psaumes ; et ce mélange de simplicité biblique et de la simplicité grecque est réussi. Mais d’autre part la scène pouvait aussi rappeler l’actualité immédiate, Racine se faisant peut-être par la voix de Joas le défenseur du jeune Prince de Galles, héritier d’un trône usurpé par le protestant Guillaume d’Orange.
Plan
- une introduction (617- 32) La « reconnaissance »par Athalie de l’enfant du rêve
- un premier interrogatoire (625-660) où Athalie n’apprend rien mais qu’elle veut
prolonger, malgré l’intervention de Josabet, parce qu’elle est attendrie. - un deuxième interrogatoire (661 – 701) qui se change en proposition : Athalie offre
à Joas de l’emmener dans son palais. Mais les réticences de Joas l’exaspèrent. - dernier mouvement (702-735): les accusations d’Athalie contre l’intolérance et le
fanatisme de Joad et de Josabet.
Première partie
- L’introduction (617-32) Cette brève introduction permet de créer le climat de la scène : d’un côté Josabet (et le spectateur) pleine d’appréhension (617-18) cf. sa lenteur à répondre (623), ses efforts pour répondre à la place d’Eliacin (626-28), sa prière à Dieu (632), et de l’autre Athalie saisie « d’horreur » (621) parce qu’elle reconnaît l’enfant mais encore assez maîtresse d’elle-même pour imposer le silence à Josabet (qu’elle ne considère que comme « l’épouse de Joad » alors qu’elle est sa belle-sœur !) sachant bien qu’elle saura plus la vérité si c’est l’enfant qui parle (629sq.). Cependant les réponses de Joas ne vont rien lui apprendre mais vont l’apitoyer. Ce premier moment nous permet donc d’assister à la transformation d’Athalie.
- La réponse de Joas : puisqu’il ignore lui-même son identité, il ne peut répondre aux questions d’Athalie, il ne connaît rien de ses origines (parents, pays, nourrice) sinon qu’il sert Dieu dans son temple (635-40-46) ? Ce peu qu’il dit est donné le plus simplement et le plus spontanément du monde: vocabulaire pauvre, phrases simples, répliques enchaînées syntaxiquement (637-42-44). Seules deux images éclairent cette simplicité : les loups cruels (642) et les oiseaux (647). Encore la première fait-elle problème : est-ce une image ? Joas est- il inspiré par Dieu pour dire à son insu dans une métaphore ce que fut son destin ? ou bien répète-t-il sans savoir que c’est une image, ce que lui a appris Joad ? Quant à la deuxième image, outre qu’elle est naturelle dans la bouche d’un enfant, c’est une citation des Psaumes dont se souvient Joas au bon moment puisqu’elle constitue une réponse à la question d’Athalie, et même si Joas récite un catéchisme, on peut admirer sa présence d’esprit !
En tout cas, la simplicité et la spontanéité de l’expression, si accordées au dépouillement même de cet enfant orphelin réduit à se nourrir des dons qu’on fait au temple, provoquent une émotion intense chez Athalie, qu’on y voie la Providence à l’œuvre (651: «Quel prodige... ») rendant accessible à la pitié (654 : la terrible Reine), ou qu’on y voie le brusque attendrissement d’une vieille femme devant l’expression la plus dépouillée de la pureté. Le prodige, à proprement parler, serait qu’elle en oublie la suite du rêve, et qu’elle ne pense même pas à faire le rapprochement avec les sentiments successifs du rêve, alors qu’Abner, assez maladroitement du reste, intervient (655) pour lui dire précisément que son rêve....est menteur et qu’en réalité ce « poignard » ne figure que la pitié qu’elle éprouve. Doit-on souligner une fois encore qu’Abner, alors qu’il veut ironiser dit à son insu la vérité ? Effectivement c’est bien cette pitié qui provoquera sa perte.
Deuxième partie : deuxième interrogatoire
Notons d’abord le « petit miracle » qui consiste à faire coïncider la réplique d’Abner et la sortie de Joas (didascalie). En effet, Athalie envahie par la pitié ne prête aucune attention aux paroles d’Abner qui auraient pu la mettre en garde (le rappel du « poignard ») et ne pense qu’à empêcher le départ de l’enfant. S’ensuit un nouvel interrogatoire portant sur les occupations d’Eliacin.
- Le dialogue se transforme donc : Athalie ne joue plus le même rôle, elle n’attend pas de réponses à ce qu’elle ne sait toujours pas, mais des éclaircissements sur ce qu’elle ne comprend pas (c’est-à-dire qu’on puisse trouver son plaisir à servir Dieu). Elle perd donc cette position de supériorité qu’elle avait au départ. Et, malgré les réponses très claires d’Eliacin, elle essaie de le convaincre de venir dans son palais, puis lui propose de le prendre pour héritier. Ici le dialogue touche au sublime en ce sens que, quelle que soit l’interprétation choisie (action de Dieu, ou action de l’amour) il dévoile qu’il y a quelque chose d’incompréhensible et de grand en train de se passer sur la scène : qu’Athalie, malgré la froideur, le fanatisme et l’indifférence de Joas en vienne à lui proposer de devenir son héritier !! Mystère de la Providence, ou mystère du rapport amoureux traditionnel chez Racine (A a tout pouvoir sur B qui ne l’aime pas).
De plus, la coïncidence de cette proposition et des liens réels des deux protagonistes crée le plaisir tragique du spectateur qui voit ici comme une scène de reconnaissance où sans le vouloir la grand-mère reconnaîtrait son petit-fils et où, en choisissant comme héritier l’héritier légitime qu’elle avait voulu tuer non sans raison (cf. 725 sq) signe en quelque sorte son arrêt de mort.
- Les arguments d’Athalie : Athalie ou la Tentation use de deux arguments qui seront balayés immédiatement par Joas
- Premier argument : les plaisirs du monde (673-677sq. –687) On reconnaît l’opposition des deux délectations, celles de la chair et celles du ciel. Joas dans son refus est l’image du Chrétien qui met les plaisirs du Ciel au-dessus de ceux du monde. A l’invitation d’Athalie (« venez dans mon palais... ») il répond par deux objections (traditionnelles du discours chrétien) : les plaisirs du monde font oublier Dieu (680) et les plaisirs sont éphémères (688).
- Deuxième argument : la tolérance : Athalie ne veut pas empêcher Joas de servir son dieu. Mais l’objection de Joas est sans réplique (683-86-87) : le dieu de Joas n’en tolère pas d’autres, et la fidélité à son dieu implique de combattre tous ceux qui ne le servent pas. La tolérance est impossible.
Ainsi Joas oppose à la Tentation un refus péremptoire. Et ce refus prend une résonance tragique quand on pense que plus tard, effectivement, ce sera en allant au palais que le roi Joas méprisera peu à peu la loi.
- dernière tentative : la tendresse : A bout d’arguments, Athalie montre sa faiblesse: «Vous avez su me plaire...» et le vers 692 (Vous n’êtes point un enfant ordinaire») est un ultime effort qu’elle fait pour essayer d’expliquer cette passion incompréhensible qu’elle éprouve soudain pour cet enfant, mais c’est un vers qui prend aussi un sens très clair, et tout autre pour le spectateur. Et la fin de la tirade montre ce désir qu’elle a d’instaurer avec celui qui l’a touchée une sorte de communauté totale (« Partout, à ma table, toutes mes richesses, mon propre fils »).
Mais Joas depuis le début ne sort pas de son « catéchisme » qu’il récite avec foi certainement (cf. citations des Psaumes) . Mais ses ultimes réticences (« Pour quelle mère... ») et son refus de reconnaître pour mère celle qui vient de lui proposer de l’adopter finissent par irriter Athalie qui d’ailleurs au lieu de s’en prendre à lui, se retourne contre Josabet.
Troisième partie
Conséquence du renversement qui s’est produit, la reine se trouve en état d’infériorité devant un simple enfant qui résiste à tous les plaisirs qu’elle lui propose. Athalie vexée et furieuse s’en prend alors à Joas et Josabet et oppose avec un mélange de bonnes raisons et de mauvaise foi sa conduite pacifique et juste à l’intransigeance des Juifs du temple.
Elle leur reproche d’abord d’avoir « fanatisé » l’enfant (691-703 sq.) puisqu’elle a reconnu (cf. « J’entends.... » 669-705) dans les réponses qu’il faisait les leçons bien apprises par cet enfant « peu ordinaire » dont « la mémoire est fidèle » : c’est justement l’un des enjeux de la pièce que de savoir si comme Abner (les juifs légalistes et loyalistes) il faut pactiser avec l’usurpateur et lui reconnaître ainsi une sorte de légitimité de fait ou si comme Joad il faut refuser toute compromission avec ce pourvoir profane qui ne reconnaît pas la loi de Dieu.
Elle justifie ensuite toute sa conduite passée. La tirade est violente, pleine de rage et d’emportement (rythmes, constructions syntaxiques, tours négatifs, interrogatifs, emphatiques) Elle rappelle le passé sanglant (cf. le vocabulaire : meurtres et actions violentes) Mais les contradictions de ses paroles comme la construction de la tirade montrent que cette justification n’est pas fondée :
Les contradictions :
- elles apparaissent dans le principe même de sa conduite (709-10) principe suicidaire car tirer « vanité de venger [ses] parents sur [sa] postérité » c’est refuser l’avenir, et faire le choix d’un attachement mortifère au passé, c’est refuser la continuité du passage des générations et ne pas comprendre que c’est l’avenir qui permet au passé d’exister. Entre la vie et la mort, Athalie fait le choix de la mort : se priver d’avenir, c’est rendre définitivement mort ce passé auquel elle veut rester fidèle.
- Mais ces contradictions apparaissent aussi dans la justification qu’elle donne de sa conduite : pour venger tous ses parents d’une mort qu’ils ne méritaient pas (le vers 715 minimise leurs crimes) elle dit qu’il est louable pour elle d’avoir montré envers sa mère un attachement (717) qui l’a conduit à « étouffer la tendresse d’une mère » (724) : alors qu’elle se vante d’avoir respecté dans un cas le lien mère –enfant en vengeant ses parents, elle refuse de reconnaître ce lien quand il s’agit de ses propres enfants !
- Enfin, si la dernière raison qu’elle donne semble plus réaliste (725-26), (c’est la seule façon de se prémunir contre les éventuels coups d’état) le vers 725 montre bien la contradiction de son action : « verser mon propre sang pour conserver ma vie ».
C’est qu’en réalité la motivation de sa conduite est ailleurs, et elle termine sa tirade là-dessus : il s’y exprime une haine farouche contre la maison de David, haine doublement incompréhensible d’une part parce qu’elle se retourne contre elle-même (« quoique nés de mon sang... ») et d’autre part parce que ce n’est pas directement la maison de David qui est responsable de ces attentats contre sa famille (Jehu est lieutenant du Roi d’Israël. Il s’empare du pouvoir et tue en même temps Okosias, le roi de Juda et Joram, le roi d’Israël). Haine décisive, irrationnelle qui fait d’Athalie plus qu’un personnage mais l’incarnation sur terre de cette force du mal qui veut par tous le moyens instaurer sur terre un ordre sans dieu (l’idolâtrie) et qui s’aperçoit avec rage qu’elle ne peut empêcher la réalisation des desseins de Dieu. La haine de David vient donc de cet affrontement auquel on assiste entre l’ordre profane (qui peut être bon, à certains égards, comme dans le règne d’Athalie) et l’ordre selon la loi divine, affrontement qui aboutit toujours au triomphe de Dieu (« Le cruel dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi... »), et c’est ce que montre Racine en mettant à jour les contradictions d’un personnage voué à l’échec puisque, à l’inverse de Joad, Athalie est celle qui refuse l’avenir, et donc la vie.