Pistes pour la classe
- L’alimentation dans l'Antiquité
- La médecine antique : Hippocrate et Galien, la naissance de la médecine comme science
- La vie d'un athlète dans l'Antiquité
Aujourd’hui, les termes associés à la diététique sportive sont scientifiques. Les quantités de protéines, lipides, glucides, la part de macronutriments et micronutriments, tout est calculé, pesé et soupesé pour permettre aux athlètes de se dépasser. En Grèce antique, même si les Anciens ne possédaient pas ces termes scientifiques, il existait déjà une approche rationnelle de l’effort et de l’exercice physiques qui accordait une place importante à l’alimentation : nul besoin d’attendre aujourd’hui pour trouver une diététique athlétique.
Sportif et malade, une même solution : la diète
L’alimentation, par son lien évident avec le corps, a toujours été partie intégrante de la préparation du sportif. Dans l’Antiquité déjà, l’athlète partage ce point avec le malade : la diète (δίαιτα : diaita) au sens de règle alimentaire (et non pas de régime pauvre en calories) est à la fois préconisée pour guérir de maladie et pour exceller dans les exercices physiques et les compétitions. Dans les deux cas, ce qui est recherché est une transformation du corps. Mais si dans la situation du malade, la diète, notamment hippocratique, vise à restaurer l’équilibre des humeurs corporelles, dans celle du sportif, il s’agit de rendre le corps apte à l’effort. La diète de l’un a pour but la santé, celle de l’autre une forme de santé supérieure, l’εὐεξία (euexia), qui signifie « la bonne constitution, la bonne santé ». On observe bien dans ce mot la présence du préfixe grec positif εὐ- (eu-) : « bon, bien ».
Mais concernant l’athlète, cette εὐεξία renvoie-t-elle à une forme de santé parfaite ou exagérée ? N’est-elle pas forcée, confinant à l’hybris du sportif, à un usage excessif du corps ? Cette question divise les auteurs car le terme d’εὐεξία change de sens quand il est précisément associé aux athlètes chez Galien au IIe siècle après J.-C. dans son traité Du bon état du corps. Le préfixe perd alors son idée positive pour désigner un état extrême de la condition physique, forcément éphémère et instable. Galien n’est d’ailleurs pas le seul à s’interroger sur ce point. Il reprend les critiques déjà formulées par Hippocrate (Ve-IVe siècle avant J.-C.), pour lequel certes, la consommation de viande apporte force, vigueur et densifie les chairs mais, dans le cas particulier de l’athlète, de manière disproportionnée. Or tout excès conduit au déséquilibre et nuit à la bonne santé des individus.
Ἐν τοῖσι γυμναστικοῖσιν αἱ ἐπ´ ἄκρον εὐεξίαι σφαλεραὶ
Chez les athlètes, un état de santé poussé à l’extrême est dangereux
Hippocrate, Aphorismes, I, 3
Les athlètes représentent des cas à part, différents des ouvriers agricoles aux efforts physiques intenses et réguliers mais aussi des soldats dont le métier est de s’adapter à tous les contextes des campagnes militaires.
ἀθλητικὸν στρατιωτικοῦ σῶμα καὶ βίον διαφέρειν τοῖς πᾶσι
La personne et la vie de l’athlète diffèrent entièrement de celles du soldat
Plutarque, Vie de Philopoemen, 3
Aussi trouve-t-on de nombreux témoignages d’une alimentation propre aux athlètes, que ce soit dans les traités hippocratiques ou plus incidemment dans la République de Platon. Socrate (République 338c) évoque ainsi le régime carné de l’athlète Polydamas, précisant qu’il mange du bœuf (τὰ βόεια κρέα) pour soutenir ses forces. Ces précisions, apportées comme argument dans le dialogue platonicien sont révélatrices du caractère bien connu de la réflexion sur la diététique sportive : elle fait partie des questionnements habituels des Anciens.
Le sportif « amateur » et le sportif « professionnel »
Il est important de bien différencier les citoyens ordinaires, qui s’adonnent au sport occasionnellement pour sculpter leur corps et le maintenir en bonne santé, et les sportifs qu’on pourrait quasiment qualifier de « professionnels » : ceux qui possèdent une velléité de victoire lors des jeux et qui passent une grande partie de leur journée au gymnase. La façon de s’alimenter n’aura évidemment pas la même importance dans ces deux cas.
La nourriture est de même plus riche pour les sportifs de combat, dont la masse élevée participe grandement à la victoire. Il ne faut pas oublier qu’il n’existait alors aucune catégorie de poids selon les épreuves. Les coureurs et les pentathlètes auront, eux, avantage à posséder un corps léger. Cette évidence nous est rappelée par Philostrate, qui dans son traité Sur la gymnastique (31) énumère les qualités physiques nécessaires à chaque athlète selon sa spécialisation.
Ὁ δὲ ἄριστα δολιχοδρομήσων, τοὺς μὲν ὤμους καὶ τὸν αὐχένα κεκρατύνθω παραπλησίως πεντάθλῳ, σκελῶν δὲ λεπτῶς ἐχέτω καὶ κούφως, ὥσπερ οἱ τοῦ σταδίου δρομεῖς·
Pour devenir un bon coureur du dolique [course longue], il faut avoir les épaules et le cou robustes, comme l’athlète qui se livre au pentathle, et les jambes maigres et légères, comme les coureurs du stade.
L’athlète et son entraîneur doivent donc définir une diète selon l’âge, le type d’exercice pratiqué et l’intensité de la pratique.
Une discipline sévère : l’alimentation forcée
Une diète stricte fait partie de la préparation à la victoire. Elle doit être respectée à la lettre, sous peine de sanction. Épictète compare ainsi l’entraîneur à un médecin auquel celui qui aspire à la victoire devrait obéir. Dans son Manuel, au chapitre XXIX, il met aussi en garde les aspirants athlètes : ils devront faire des sacrifices. Un effort constant est requis, et sur le plan alimentaire, il faudra se passer de pâtisseries (ἀπέχεσθαι πεμμάτων), de boire de l’eau froide (μὴ ψυχρὸν πίνειν) et du vin (μὴ οἶνον).
Le vocabulaire diététique propre au champ agonistique, au combat sportif, révèle la dimension forcée de l’alimentation sportive. Aristote dans la Politique (1338b-1338a) parle d’ἀναγκοφαγία (anankophagia : régime contraint). Le verbe ἀναγκοφαγεῖν (anankophagein), employé par Epictète ou Philostrate, est défini dans le dictionnaire d’Hésychios comme le fait de « se nourrir par nécessité, comme le font les athlètes ».
Ces contraintes alimentaires sont autant affaire de quantité que de qualité : elle consiste en une suralimentation, surtout pour les athlètes lourds, mais aussi en une exclusion d’aliments, ce qui rendrait son concept proche de notre terme moderne de « régime ».
Les athlètes lourds doivent manger des aliments censés tenir au corps, coller à lui. Selon Galien (Sur la faculté des aliments, 487-488), il leur faut donc se tourner vers les aliments épais et gluants, de la viande de porc et du pain, ceux-ci étant pensés comme source de la force de l’athlète (Sur la faculté des aliments, 485).
Cette force est aussi visible, de manière étonnante, dans les capacités de l’athlète à ingérer tel ou tel aliment. Le repas devient une démonstration de cette force, un combat toujours renouvelé contre la nourriture. Galien montre ainsi son admiration pour les moissonneurs et fossoyeurs, capables de manger ce que personne d’autre ne peut ingérer. Il les place même plus haut que les athlètes en matière de force alimentaire.
La révolution carnée de la nutrition sportive
Les auteurs antiques sont tous d’accord pour parler d’une révolution diététique dans l’alimentation sportive. L’ancienne diététique privilégiait une alimentation à base de fromages frais, de bouillie de blé et de figues sèches, tandis que la nouvelle aurait pour ingrédient principal la viande.
Une telle révolution a dû avoir lieu à partir du VIe siècle, voire du VIIe siècle avant J.-C. : plusieurs athlètes suivant une diète carnée, cités par Philostrate au début de son traité Sur la gymnastique, auraient vécu lors de ces siècles à cette époque et auraient suivi le régime suivant :
Σιτία δὲ αὐτοῖς αἵ τε μᾶζαι, καὶ τῶν ἄρτων οἱ ἄπεπτοι καὶ μὴ ζυμῖται, καὶ τῶν κρεῶν τὰ βόειά τε καὶ ταύρεια καὶ τράγεια τούτους ἔβοσκε, καὶ δόρκοι.
Leurs aliments consistaient en maza et en pain mal cuit et non fermenté; ils se nourrissaient encore de viande de bœuf, de taureau, de bouc et d’antilope.
Différentes hypothèses sur la cause de ce changement circulent mais Pausanias en crédite Dromeus de Stymphale, un athlète qui aurait fait carrière dans le premier quart du Ve siècle avant J.-C.
Λέγεται δὲ, ὡς καὶ κρέας ἐσθίειν ἐπινοήσειε· τέως δὲ τοῖς ἀθληταῖς σιτία τυρὸν ἐκ τῶν ταλάρων εἶναι.
On dit que ce fut lui qui imagina le premier de se nourrir de viande : jusque-là du fromage nouvellement égoutté avait été la nourriture des athlètes.
Pausanias, Description de la Grèce, VI, 7, 10
La viande va alors devenir l’ingrédient principal du régime des athlètes. Ils mangent, d’après Galien, surtout du porc mais Platon et Diogène Laërce mentionnent aussi le bœuf. On ne faisait pas bouillir la viande : les athlètes la consommaient grillée, saupoudrée de fines herbes comme l’aneth. Les pâtisseries sont proscrites ainsi que les boissons froides. Galien ajoute que les athlètes ne boivent pas de vin après leur exercice, ce qui n’exclut pas qu’ils aient pu en consommer avec de l’eau lors des repas.
Comme les athlètes mangent une grande quantité de nourriture, ils doivent le faire lentement. Il est nécessaire de broyer les aliments « pour en retirer plus de force » (Philostrate) et ne pas parler de sujets trop subtils car cela trouble la digestion et fait mal à la tête.
Un mémorable représentant de cette diète carnée est Milon de Crotone, resté très célèbre parmi les athlètes antiques. Ses capacités alimentaires sont légendaires : Théodore indique que Milon avait l’habitude de manger « vingt mines de viande, autant de pain, et de boire trois conges de vin », ce qui correspond à une douzaine de kilos de viande et de pain et plus de dix litres de vin, quantités proprement surhumaines. Milon serait aussi connu pour avoir réussi l’exploit de la bouphagia, fait de manger un bœuf entier.
Μίλων δ’ὁ Κροτωνιάτης, ὥς φησιν ὁ Ἱεραπολίτης Θεόδωρος ἐν τοῖς περὶ ἀγώνων, ἤσθιε μνᾶς κρεῶν εἴκοσι καὶ τοσαύτας ἄρτων οἴνου τε τρεῖς χοᾶς ἔπινεν. Ἐν δὲ Ὀλυμπίᾳ ταῦρον ἀναθέμενος τοῖς ὤμοις τετραέτη καὶ τοῦτον περιενέγκας τὸ στάδιον μετὰ ταῦτα δαιτρεύσας μόνος αὐτὸν κατέφαγεν ἐν μιᾷ ἡμέρᾳ.
Théodore d'Hiérapolis rapporte, dans ses Combats gymniques, que Milon de Crotone mangeait vingt mines pesant de viandes, autant de pain, et buvait trois conges de vin. Étant à Olympie, il prit sur ses épaules un taureau de trois ans, fit avec tout le tour du Stade ; après quoi il le fit cuire, et le mangea seul le même jour.
Athénée, Les Deipnosophistes, livre X, 412 e-f
Il est considéré ainsi comme le parangon d’Héraclès (qui possède l’épithète βούφαγοϛ : bouphagos, mangeur de bœufs) en matière de force comme d’alimentation.
Cela explique l’image répandue à l’époque romaine de gloutonnerie des athlètes, que déplore en particulier Galien. Il est d’ailleurs possible que ce « gavage » n’ait été réservé qu’aux athlètes de combat, et ce, seulement pendant la période préparatoire aux combats.
Au temps de Galien, au IIe siècle après J.-C., la première tradition diététique végétarienne n’est pas totalement abandonnée : certains puristes conservent ce régime en se référant aux premiers athlètes.
Une diète dangereuse ?
Plusieurs auteurs évoquent le mode de vie des athlètes pour en montrer ses limites. Platon, dans la République (404a), évoque ces athlètes qui tombent dangereusement malades pour s’être écartés un peu trop de leur manière de vivre.
Ἢ οὐχ ὁρᾷς ὅτι καθεύδουσί τε τὸν βίον καί, ἐὰν σμικρὰ ἐκβῶσιν τῆς τεταγμένης διαίτης, μεγάλα καὶ σφόδρα νοσοῦσιν οὗτοι οἱ ἀσκηταί;
Ne vois-tu pas que les gens de ce métier passent leur vie à dormir, et que pour peu qu'ils s'écartent de la manière de vivre qu'on leur a prescrite ils tombent dangereusement malades?
Plutarque partage cette idée, indiquant qu’un unique manquement au régime pourrait tout compromettre.
τῶν μὲν ὕπνῳ τε πολλῷ καὶ πλησμοναῖς ἐνδελεχέσι καὶ κινήσεσί <τε> τεταγμέναις καὶ ἡσυχίαις αὐξόντων τε καὶ διαφυλαττόντων τὴν ἕξιν, ὑπὸ πάσης ῥοπῆς καὶ παρεκβάσεως τοῦ συνήθους ἀκροσφαλῆ πρὸς μεταβολὴν οὖσαν, τὰ δὲ πάσης μὲν πλάνης ἔμπειρα καὶ πάσης ἀνωμαλίας προσῆκον εἶναι
C’est par un long sommeil et une nourriture toujours abondante, par un travail et un repos réglés, que les athlètes augmentent et conservent leur embonpoint, mais le moindre excès, le moindre écart expose aussitôt leur santé à une altération considérable.
Plutarque, Vie de Philopoemen 3-4
Il est remarquable que Platon et Plutarque mentionnent d’ailleurs tous deux la place du sommeil dans la préparation de l’athlète : il dort énormément et cet excès de sommeil est dangereux pour Platon.
Hippocrate, dans ses Aphorismes (première section, 3-4), considère que chez les athlètes cet état de santé poussé à l’extrême (αἱ ἐπ´ ἄκρον εὐεξίαι) est dangereux. Un état extrême ne peut être soutenu dans la durée, ne peut s’améliorer et va donc forcément se détériorer. De même, Hippocrate insiste sur le fait que tout phénomène alimentaire poussé à l’excès, de sous-alimentation comme de suralimentation, nuit à la santé. Cette suralimentation des athlètes est aussi dénoncée par Galien (Sur le bon état du corps, IV, 754,6) parce qu’elle risque de faire éclater les vaisseaux ou d’étouffer la chaleur innée. Galien en vient même à questionner la responsabilité éthique des entraîneurs, qui contraignent les athlètes à une alimentation démesurée.
Ce qu’en dit Épictète :
θέλεις Ὀλύμπια νικῆσαι; κἀγώ, νὴ τοὺς θεούς· κομψὸν γάρ ἐστιν. ἀλλὰ σκόπει τὰ καθηγούμενα καὶ τὰ ἀκόλουθα καὶ οὕτως ἅπτου τοῦ ἔργου. δεῖ σ’ εὐτακτεῖν, ἀναγκοτροφεῖν, ἀπέχεσθαι πεμμάτων, γυμνάζεσθαι πρὸς ἀνάγκην, ἐν ὥρᾳ τεταγμένῃ, ἐν καύματι, ἐν ψύχει, μὴ ψυχρὸν πίνειν, μὴ οἶνον, ὡς ἔτυχεν, ἁπλῶς ὡς ἰατρῷ παραδεδωκέναι σεαυτὸν τῷ ἐπιστάτῃ […]
Tu veux vaincre à Olympie ? Moi aussi par les dieux ! Mais réfléchis à l’entraînement préalable et à ses suites. Tu devras te plier à une discipline sévère, manger d’après les ordonnances, renoncer aux pâtisseries. Tu devras t’entraîner au commandement et à l’heure prescrite, qu’il fasse chaud ou froid. Tu ne devras boire ni eau froide ni vin quand tu en auras envie. Bref, il te faudra te livrer à ton maître comme à un médecin.
Manuel (Ἐγχειρίδιον), Épictète, XXIX, 2.