- La théorie des contraires de Galien définit le concept thérapeutique de l’allopathie (du grec ἄλλος / állos = autre et πάθή / páthế = souffrance), qui est à la base de notre médecine classique. Il s’agit d’administrer au patient des médicaments qui viennent contrecarrer les symptômes de sa maladie (à l’inverse de l’homéopathie qui soigne par le semblable, du grec homoios « semblable »).
- Le terme actuel de « pharmacie galénique » (art de rendre administrable un principe actif associé à des excipients sous forme d’un médicament) fait référence à Galien. Comprimés, gélules, pommades, suppositoires, collyres, poudre… sont autant de formes galéniques d’un médicament.
- On prête à Galien la formule de la « thériaque », préparation médicamenteuse d’une cinquantaine de composants, dont l’opium, qui servait d’antidote contre les poisons, morsures, la peste et autres maladies… Elle ne fut supprimée de la pharmacopée française qu’à la fin du XIXè siècle !
- Galien associait aux trois facultés du corps (nutritive, vitale et logique) trois souffles vitaux (pneuma) : le pneuma naturel (πνεῦμα φυσικόν) élaboré par le foie, source des veines et du sang, le pneuma vital (πνεῦμα ζωτικόν), élaboré par le cœur, source des artères et de la chaleur et le pneuma psychique (πνεῦμα ψυχικόν) élaboré par le cerveau, source des nerfs.
- A chacune des quatre humeurs hippocratiques Galien associait une qualité, une couleur, une saison, un moment de la vie, du jour etc. Le sang, chaud et humide, correspond au printemps et prédomine dans l’enfance ; la bile jaune, chaude et sèche, à l’été et à la jeunesse ; la bile noire, froide et sèche, à l’automne et à la maturité ; le phlegme, froid et humide, à l’hiver et à la vieillesse.
La médecine romaine est indissociable de la médecine grecque. En premier lieu, parce que les médecins à Rome venaient pour la plupart d’Orient (de Grèce, d’Alexandrie ou d’Asie mineure, sur les terres de la Turquie actuelle). En second lieu, parce que l’art de la médecine trouve ses sources dans l’œuvre d’Hippocrate (médecin grec du Ve siècle avant J.-C.) et de ses disciples. Pour preuve, Claude Galien, que l’on cite comme le médecin romain le plus célèbre, était né à Pergame dans l’actuelle Turquie et fut formé par des maîtres hippocratiques. Il écrivit d’ailleurs dix-sept livres de commentaires d’Hippocrate et cite le nom du médecin grec plus de 2000 fois dans son œuvre. Enfin, l’œuvre de Galien, comme celle de la plupart de ses confrères, est rédigée en grec et non en latin !
Ces ouvrages ont influencé durablement la médecine arabe au Moyen-Âge (les traductions en arabe ont parfois permis la sauvegarde des connaissances à cette époque) puis notre médecine occidentale jusqu’à la Renaissance, voire au-delà. S’ils peuvent parfois dérouter un lecteur moderne tant nos connaissances médicales ont évolué, ils s’avèrent aussi passionnants pour découvrir l’évolution des savoirs. Ils nous invitent enfin à une forme d’humilité face à la connaissance scientifique.
Bien des noms pourraient venir enrichir la liste suivante ; nous en présenterons ici dix.
Asclépiade de Bithynie (Ier siècle avant J.-C.), une thérapeutique proche du thermalisme
Les premiers médecins grecs arrivèrent à Rome vers le IIe siècle avant J.-C. Au siècle suivant, l’un des plus célèbres fut Asclépiade de Bithynie (région d’Asie mineure). D’après Pline (Histoire naturelle, livres VII, 37 ; XXIII, 22 et XXVI 7-8), sa thérapeutique était « douce et agréable » : du vin, des promenades, des bains… Pline le considère toutefois comme un beau-parleur cherchant à faire du profit.
Antonius Musa (Ier siècle après J.-C.), médecin de l’empereur Auguste
D’origine grecque, il guérit Auguste en 23 avant J.-C., gagnant ainsi le droit de porter l’anneau d’or (ornement réservé à l’ordre équestre), une statue à son effigie à Rome ainsi qu’une grande somme d’argent (Dion Cassius, 53, 30).
Pedanius Dioscoride (env. 40-90 après J.-C.), un des fondateurs de la botanique et de la pharmacopée
Originaire de Cilicie (province du Sud-Est de l’Asie mineure), il semble avoir été nommé médecin militaire des légions sous Néron. Il profita de ses voyages pour étudier la flore. Son ouvrage Περὶ ὕλης ἰατρικῆς (« À propos de la matière médicale »), plus connu dans sa traduction latine De materia medica, est un traité de pharmacologie, présentant les notices de plus de six cent plantes médicinales (description, origine géographique, mode de récolte et préparation, propriétés thérapeutiques et posologie). Dioscoride décrit aussi quelques remèdes d’origine animale et minérale, comme l’eau de chaux, le soufre…
Ce texte fut traduit en arabe et utilisé par les médecines orientales puis occidentales jusqu’au XVIe siècle.
Arétée de Cappadoce (Ier ou IIe siècle après J.-C.), auteur méconnu d’un grand traité de nosologie
Esprit libre, détaché des dogmes des écoles hippocratiques, Arétée de Cappadoce fut peut-être moins connu dans l’Antiquité qu’au XVIe siècle. Il est pourtant au regard de notre médecine moderne l’un des esprits les plus talentueux.
Il nous reste de lui un traité de nosologie (étude et classement des maladies selon leurs caractères distinctifs) de huit livres, écrit en grec. Il décrit par exemple de façon presque complète l’épilepsie, le tétanos, la lithiase urinaire, le diabète, la pneumonie ou l’asthme.
Au XIXe siècle, René Laënnec qui le traduit en français voit en lui un monument de la médecine.
Celse (Ier siècle après J.-C.), l’encyclopédiste qui dota le latin de sa terminologie médicale
De Celse (à ne pas confondre avec le philosophe qui vécut un siècle plus tard), seul le traité De Medicina est parvenu jusqu’à nous, mais l’ouvrage général De Artibus comportait d’autres livres (sur l’agriculture, l’art militaire, la rhétorique…). Fait original pour l’époque, il écrivit en latin, dans une langue si élégante qu’il est parfois surnommé « Cicéron de la médecine ». Son ouvrage, découvert au XVe siècle seulement, fut le premier traité médical imprimé (grâce à l’invention de Gutenberg) en 1478 à Florence, avant même ceux d’Hippocrate ou Galien. Il fut commenté et réédité plus de cinquante fois dès la Renaissance.
Il se présente, avec un souci d’objectivité, comme une récapitulation savante et maîtrisée de toutes les connaissances médicales accumulées depuis Hippocrate. Les deux derniers livres consacrés à la chirurgie sont les plus connus : son inventaire d’une cinquantaine d’instruments chirurgicaux a permis aux archéologues de comprendre les exemplaires retrouvés à Pompéi. Celse décrit aussi des opérations pratiquées à son époque, comme la cataracte, les varices, la trépanation du crâne, la suture du péritoine et du gros intestin, l’extraction d’un fétus mort in utero ou même la chirurgie plastique (De la manière de restaurer et de guérir les mutilations des oreilles, des lèvres et du nez VII, 29). Il consacre un chapitre aux tumeurs cancéreuses (VII, 2). Le dernier livre est réservé à la chirurgie orthopédique.
La lecture de ce traité de médecine, le plus important que l’Antiquité romaine nous ait légué, s’avère aisée et passionnante !
Rufus d’Ephèse (Ier-IIe siècle après J.-C.), reconnu par la médecine arabe
La vie et l’œuvre de ce médecin et essayiste très réputé pendant l’Antiquité nous sont pratiquement inconnues aujourd’hui : seuls quelques traités sont parvenus jusqu’à nous, ainsi que plusieurs fragments rapportés par d’autres auteurs. Entre le Xe et le XIIIe siècle, les médecins arabes en feront un égal d’Hippocrate et Galien. Le mot « rawafisa » (« ceux qui suivent les avis de Rufus ») désigna même les auteurs arabes héritant de sa pensée.
Soranos d’Ephèse (IIe siècle après J.-C.), un des fondateurs de la gynécologie, de l’obstétrique et de la puériculture.
Soranos d’Ephèse (cité grecque d’Asie mineure) exerça à Rome sous les règnes de Trajan et d’Hadrien. Seuls deux de ses traités nous sont parvenus : Sur les maladies aiguës et chroniques (Περὶ ὀξέων ϰαὶ χρονίων παθῶν) - transmis par l’intermédiaire de Caelius Aurelianus, médecin du Ve siècle de notre ère, qui le traduisit en latin – et surtout un traité en quatre livres Sur les maladies des femmes (Τὰ Γυναικεῖα). Il s’agit de l’ouvrage le plus précis et complet connu sur la grossesse et l’accouchement dans l’Antiquité. Malgré des erreurs, la description de la physiologie de la femme est assez étonnante et dépasse l’ancienne tradition hippocratique. Soranos étudie les pathologies féminines pouvant survenir pendant ou en–dehors de la grossesse. Il va jusqu’à décrire les soins du nouveau-né et les suites de couche.
Galien (env. 129 - 216 après J.-C.), second père fondateur de la médecine après Hippocrate
Originaire de Pergame (ancienne ville d’Asie Mineure, en Turquie actuelle), Claude Galien suivit une longue formation d’une douzaine d’années, puis nommé médecin de la caserne des gladiateurs, il perfectionna ses connaissances en anatomie. Appelé par l’empereur Marc-Aurèle pour être le médecin de la famille impériale, il exerça et enseigna la médecine à Rome. Il jouissait d’une grande renommée.
Galien écrivit plus de 350 traités, dont les deux tiers nous sont parvenus, en grec ou en traduction arabe, latine ou hébraïque. Leur influence sur la pensée médicale au cours des quinze siècles qui suivirent fut considérable : très vite à la base de la médecine islamique, ils constituèrent à partir du XIè siècle le système dominant et presque incontesté sur lequel s’appuyèrent les médecins en Europe jusqu’à l’époque moderne. L’Église soutenait la conception philosophique de Galien d’un dieu créateur, unique et bienveillant.
Galien pratiquait la dissection animale et réalisa de nombreuses expériences sur des singes, cochons, chiens… Si cela l’induisit parfois en erreur, ses descriptions du système nerveux notamment se révélèrent assez précises. Par sa démarche et son approche expérimentales, Galien fit donc entrer la médecine dans une nouvelle ère.
D’autres principes de Galien survivent encore aujourd’hui, comme la théorie des contraires, symbolisée par la phrase « contraria contrariis curantur » : « les contraires se soignent par les contraires ».
Toutefois la médecine galénique imposa aussi des théories qui firent longtemps obstacle à l’évolution des connaissances médicales, comme la physiologie du cœur ou la théorie des trois « facultés » du corps. Il faudra attendre William Harvey en 1628 pour que soit démontrée la circulation sanguine ! De même la médecine moderne a complètement abandonné la théorie hippocratique des quatre humeurs portée à un grand degré de complexité chez Galien : elles permettaient d’expliquer par leur insuffisance ou leur excès les causes naturelles des maladies. Or, toute la thérapeutique en dépendait. Que l’on pense à la pratique de la saignée, visant à éliminer un surplus d’humeur : si fréquente dans l’Antiquité, elle est encore caricaturée dans le théâtre d’un Molière !
Oribase (IVe siècle après J.-C.), le passeur de textes
Originaire de Pergame, Oribase fut à Constantinople le médecin de l’empereur Julien l’Apostat (331-363 après J.-C.). C’est à la demande de ce dernier qu’il écrivit une impressionnante Collectanea artis medicae (Collection médicale) de soixante-dix livres, dont vingt-cinq seulement ont été conservés. Il s’agissait de rassembler les meilleurs textes de médecine : c’est ainsi que certains ont pu échapper à l’oubli ! Galien y est largement cité. Oribase écrivit aussi une version abrégée en neuf livres de cet ouvrage, qui fut réputée et traduite en latin, ainsi qu’un ouvrage en quatre livres, Euporista (ou Remèdes faciles à trouver) que son auteur présente comme un manuel de premier secours ou de médecine pour lecteur non-spécialiste. Ces ouvrages furent des classiques de la faculté de médecine de Paris jusqu’au XVIIè siècle.
Paul d’Egine (620-690 environ), le dernier des grands médecins antiques
Ce médecin grec d’Egine (île au large d’Athènes), spécialiste de gynécologie obstétrique, traduit en arabe de son vivant, fut très célèbre dans le monde arabe et surnommé « Al-Qawabiliyi » (l'accoucheur). Le seul de ses ouvrages parvenu jusqu’à nous, Epitomé, est un abrégé de médecine en sept livres. Le sixième, sur la Chirurgie, est reconnu par les spécialistes comme un traité magistral et fut un des classiques des facultés de médecine jusqu’au XVIIe siècle. Il décrit de façon très précise des interventions comme la hernie inguinale, le drainage par canule de l’hydropisie du ventre (on parlerait aujourd’hui d’«ascite», ou liquide dans l’abdomen) et la trachéotomie (incision de la trachée). Dans le septième et dernier livre, Paul d’Egine reprend la célèbre description de la peste bubonique par Rufus d’Ephèse contenant une des plus anciennes mentions du bubon pesteux.
Ce qu'écrit Celse :
Aquam iis, qui hydropici sunt, emitti oportere, alias dixi. Nunc, quemadmodum id fiat, dicendum est. Quidam autem sub umbilico, fere quatuor interpositi digitis a sinistra parte : quidam, ipso umbilico perforato, id facere consuerunt : quidam, cute primum adusta, deinde interiore abdomine inciso ; quia, quod per ignem divisum est, minus celeriter coit. Ferramentum autem demittitur magna cura habita, ne qua vena incidatur. Id tale esse debet, ut fere tertiam digiti partem latitudo mucronis impleat…
J’ai dit dans un autre chapitre qu’il faut évacuer l’eau chez les hydropiques ; mais comment procéder à cette opération ? C’est ce que je vais exposer. Les uns la pratiquent ordinairement à quatre doigts environ au-dessous et à gauche de l’ombilic ; les autres perforent l’ombilic même ; d’autres cautérisent d’abord le tégument et ouvrent ensuite l’intérieur de l’abdomen, parce que les divisions opérées par le feu se réunissent plus lentement. On enfonce l’instrument avec beaucoup de prudence pour ne pas léser de vaisseaux. Cet instrument doit avoir à son extrémité pointue le tiers environ de la largeur d’un doigt…
Aurelius Cornelius Celsus, dit Celse, Traité de Médecine, Livre VI chapitre 25, « De la manière d’évacuer l’eau chez les hydropiques », traduction A. Védrènes, Paris, Masson, 1876. Exemplaire numérisé : BIU Santé (Paris)