Mythe important, déjà très riche de sens dans l’Antiquité, et qui a connu une nouvelle fortune au XXe siècle puisqu’il a servi à la constitution d’un des concepts fondamentaux de la psychanalyse.
On peut commencer par le résumer très brièvement : c’est un beau chasseur nu qui n’est attiré ni par les vierges de la forêt ni par les jeunes éphèbes, mais qui se plaît seulement à contempler son reflet dans le miroir d’une eau sans ride au point d’en dépérir et de se transformer dans la fleur du même nom qui pousse dans les endroits humides, au bord des rivières.
Le mythe, comme le concept de la psychanalyse, désigne donc schématiquement l’amour porté à l’image de soi-même. Un amour voué à une issue tragique, quelles que soient du reste les deux interprétations de l’expression « image de soi-même », que l’on mette l’accent sur le mot « image » ou sur le mot « soi-même » : donc soit un amour porté à l’image elle-même, c’est-à-dire, rendu possible par cette coupure entre soi et soi, produite par l’eau-miroir de la conscience réflexive, soit un amour porté, par l’intermédiaire de l’image, à soi-même, qui conduit à une sorte d’autarcie, de suffisance qui rend le rapport à autrui inutile.
Donc le mythe révèle une double problématique : l’amour de soi comme refus de l’autre, et amour de soi comme résultat d’une scission de soi, comme conséquence d’un dédoublement.
Ces deux sens apparaissent dans les deux versions du mythe dont nous nous servons : les « Métamorphoses » d’Ovide, et les « Fragments du Narcisse » de Valéry. C’est à la lumière de ces deux poètes que nous essaierons de comprendre le sens du mythe, car, comme dit Freud : « Poètes et romanciers… entre ciel et terre connaissent bien des choses que notre plate sagesse ne saurait imaginer. Ils sont, pour étudier la psyché, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils puisent à des sources encore inaccessibles à la science »
I- Le mythe
A- Le récit d’Ovide
C’est Ovide, qui, au livre III des Métamorphoses conte l’histoire de Narcisse : Sa mère après sa naissance va consulter Tirésias pour connaître son espérance de vie, et le devin lui répond en disant qu’il ne vivra longtemps que « S’il ne se connaît pas ». Parole énigmatique, qui ne fut comprise qu’avec la mort et l’étrange folie de Narcisse. En effet Narcisse est très beau, il attire tous les jeunes gens et toutes les nymphes, mais il ne se laisse approcher de personne. Mais une nymphe pourtant ne se décourage pas, il s’agit de la nymphe Echo, et Ovide interrompt un moment son récit pour raconter l’histoire de cette nymphe qui justement, comme l’Echo qui porte son nom « ne sait ni se taire quand on parle ni parler la première » : elle se borne à répéter les sons. Pourquoi ? il s’agit d’un châtiment de Junon : elle était comme toujours à l’affût des nymphes qui couchaient avec son Jupiter, et Echo l’avait retardée en lui racontant d’interminables histoires pour aider les nymphes à s’enfuir. Donc Junon l’avait maudite en disant : « le pouvoir de cette langue m’a abusée ; il sera diminué et ta parole réduite à sa plus simple expression ». Et donc Echo répéta désormais les dernières syllabes des mots qu’elle entendait. En tout cas cette nymphe, dès qu’elle voit Narcisse, s’enflamme pour lui, mais elle ne peut rien dire ! Alors elle attend qu’un jour Narcisse égaré demande « Y-a-t-il quelqu’un » pour qu’elle réponde « quelqu’un » : laissons la parole à Ovide :
Stupéfait, jetant les yeux de tous côté
IL crie d’une voix forte : « Viens ! » Elle lui renvoie son appel
IL se retourne et ne voyant arriver personne, reprend : « Pourquoi
Me fuis-tu ? » et les mots qu’il a prononcés lui reviennent
Il insiste, et, trompé par cette voix qui imite la sienne, dit :
Par ici, rejoignons-nous », et aucun son ne saurait être repris
Avec plus de plaisir : « Joignons-nous » répète Echo
Et ravie de ses propres paroles, elle est sortie de la forêt
Pensant jeter les bras autour de ce cou tant désiré.
Il prend la fuite et, en fuyant, lui crie : « Cesse de m’enlacer »
Evidemment la nymphe ne peut que répéter ses paroles, donc elle se retire, mais brûlée par cet amour, elle laisse son corps se consumer, « toute la sève de son corps s’évapore » il ne lui reste que la voix et les os. La voix est intacte ; les os prennent l’aspect de la pierre ; et désormais Echo reste cachée dans la forêt, mais tout le monde l’entend : « Un son est là, qui vit en elle » dit Ovide. Pourquoi avoir inséré ici l’histoire d’Echo, et avoir crée ce lien avec celle de Narcisse ? pour deux raisons au moins : on y voit la stérilité d’une parole qui ne fait que se reproduire : à la suite de la malédiction de Junon, Echo ne peut que reproduire ce qu’elle entend, de même qu’un miroir ne peut que reproduire, sans plus, l’image qui s’y regarde : Echo est à la parole ce que le miroir sera à Narcisse : une répétition stérile (et même mortelle pour Narcisse) ; deuxième raison : pourquoi Ovide dit-il que Narcisse entendant Echo répéter « quelqu’un » est « stupéfait « et lui dit « Viens » : c’est que ce qu’il entend est sa propre voix, répétée par Echo, et il est déjà à son insu fasciné par cette voix qu’il entend répéter, et qui est la sienne, mais qu’il ne reconnaît pas comme sienne parce qu’elle lui vient de l’extérieur : c’est déjà la préfiguration de cette fascination qu’il portera à son image quand il la découvrira dans la fontaine.
Mais poursuivons le récit d’Ovide : après Echo, nous dit-il, plusieurs autres nymphes le poursuivent, plusieurs garçons aussi et l’un d’eux, méprisé, avait prononcé cette malédiction :
« Puisse-t-il aimer lui aussi et ne pas posséder l’objet de son amour ! ». c’est de fait ce qui va se passer, à ceci près que son amour sera celui de sa propre image : lire vers 407 (Fons erat…). Ovide se régale à multiplier les formules brillantes décrivant cette étrange situation :
« Quand je tends les bras vers toi, tu tends les tiens
Et quand je souris, tu souris, et lorsque j’ai pleuré, j’ai souvent remarqué
Que tu pleurais…. » ou encore et enfin !
« c’est moi qui suis toi, je le devine ; et mon image ne me leurre point.
Je brûle de l’amour de moi déclencheur de ce feu, et foyer à la fois…
Ce que je désire est inséparable de moi, une richesse qui crée le manque
Ah ! si je pouvais me séparer de mon corps !
Vouloir l’absence de ce qu’on aime ; vœux étrange pour un amant ! »
Ce qui le satisferait, effectivement, c’est une impossible séparation d’avec son propre corps. Et il s’épuise à regarder son image, et il finit par se tuer. Ovide ici fait réapparaître la nymphe Echo, qui ne va pouvoir que reproduire les gémissements qu’elle entend : elle répète les « hélas » de Narcisse, et enfin, fait écho à sa dernière parole « adieu ». Le bûcher est alors préparé pour le brûler, mais on s’aperçoit que son corps a disparu : « A la place du corps on trouva « Une fleur au jaune safran entouré de pétales blancs ».
La mort de Narcisse est donc un châtiment : il est puni d’avoir été insensible à l’amour d’autrui (cf. Hippolyte châtié par Aphrodite pour sa chasteté) ; un châtiment souhaité dont l’allure réflexive (cf. « puisse-t-il aimer lui aussi.. ») annonce déjà le thème du reflet mortel.
Notons les éléments fondamentaux du mythe :
- La présence d’une eau fraîche, jamais troublée,
- Un reflet pris à tort pour un corps
- L’extase devant cet être merveilleux
- La recherche de l’union
- La reconnaissance de soi
- Le dépérissement auprès de son image
Commentons rapidement : au départ, Narcisse ne se connaît pas : c’est donc en tant qu’autre qu’il tombe amoureux de lui-même (Lovecraft prendra le mythe à rebours : le monstre a interdiction de se voir et il meurt en découvrant un monstre qui lui fait face, et qui n’est que son propre reflet : la vue de cette image lui a été mortelle). Donc le narcissisme dans Ovide n’est pas d’abord le fait d’être amoureux de soi-même, mais d’être amoureux d’une image qu’on éprouve comme autre que soi-même ; non pas le plaisir du même , mais le plaisir de la différence, différence malheureusement imaginaire, car c’est de ne pouvoir qu’être le même que Narcisse meurt : cf. les formules très précises d’Ovide « Oh ! si je pouvais me dissocier de mon propre corps » ou « souhait insolite chez l’amant, ce que j’aime, je voudrais en être séparé ! »
Le mythe dit donc d’un même mouvement que le dédoublement rend à la fois possible et impossible l’amour de soi, qu’il est la condition de la possibilité comme de l’échec, de l’amour de soi. Et l’eau, dans ce mythe, a une fonction capitale : c’est elle qui produit le reflet, mais qui en même temps le tient toujours à distance. Or à la fin du passage Ovide ajoute « Et même une fois reçu dans l’infernal séjour, il se contemplait dans l’eau du Styx » Se contempler dans le fleuve des morts, c’est montrer encore mieux ce rapport avec la mort qu’entretient le mythe qui effectivement a une origine funèbre.
B. L’origine funèbre du mythe
Si Ovide reste la principale référence, nous savons que c’était un vieux mythe qui, contrairement à ce qu’on peut penser, ne sert pas à expliquer, comme d’autres, certaines particularités de la nature (cf. le mythe de Pyrame et Thisbé qui sert à expliquer la couleur rouge des fruits de certains mûriers) : ici on peut aller plus loin que ce type d’explication, qui reste valable à un premier niveau bien-sûr : les narcisses poussent au bord de l’eau. C’est plutôt l’inverse qui est intéressant dans le cas du mythe de narcisse, dans la mesure où il apparaît comme un récit destiné à justifier que le narcisse soit une fleur de mort.
Très tôt le narcisse a été la fleur des divinités infernales. Pour Sophocle (Œdipe à Colone), c’est l’attribut de Déméter et de Perséphone. Du reste, l’hymne homérique à Déméter établit une liaison étroite entre la fleur de narcisse et l’enlèvement de Perséphone (lire les vers 5 à 20), le narcisse, ruse des dieux, afin de provoquer la perte de Perséphone, fleur magique qui captive la jeune fille, elle-même d’ailleurs, comparée à une fleur (« fraîche comme une corolle ») comme si déjà cette description devait engendrer le mythe : une fleur mourant de se cueillir. La Réflexivité semble dès l’origine inscrite dans le narcisse. En tout cas, cette fleur magique est tenue pour posséder des propriétés narcotiques : Plutarque la décrit dans ses « Propos de table » (III, 1, 647b) en reliant le mot « narcisses à la racine narré, narkan » engourdissement, être engourdi.
Ainsi le mythe serait un récit destiné à expliquer le sens funèbre de la fleur, décrite comme piège : ce sera le piège narcissique où se prend la conscience réflexive, et il en fait le résultat d’une métamorphose expliquant son caractère funèbre : il s’agit de la mort de Narcisse.
II. Les différents interprétations de la Fermeture à autrui
L’intérêt de ce mythe c’est qu’il a suscité des commentaires dans des perspectives fort différentes, et chaque époque lui a trouvé un sens spécifique. Nous nous contenterons des interprétations de l’antiquité, de couleur sociologique ou morale, et de l’interprétation psychanalytiques.
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Interprétation anthropologique
F. Frontisi-Ducroux (Dans l’œil du miroir) part de la fonction du miroir dans l’Antiquité pour interpréter le sens du mythe à l’époque grecque. Le miroir, chez les Grecs, est une chose exclusivement féminine (toujours représenté entre les mains d’une femme, sa présence définit un lieu féminin), ou alors il représente le caractère féminin d’un homme dont on veut se moquer. C’est que dans le miroir, la femme dialogue avec elle-même, et cette réflexivité renvoie à sa condition : clôture, fermeture, voire réclusion : la femme (de bonne famille) ne sort pas de chez elle, elle s’éprouve dans le miroir comme l’objet qu’elle est entre les mains de l’homme. Au contraire, l’homme, dans la cité grecque est sujet ; le seul miroir possible, comme dit Platon, c’est l’œil de l’autre (l’autre Sujet, l’autre homme) par lequel il se voit en train d’aimer, c’est- à-dire comme sujet, non comme objet. (Phèdre 255d)
Narcisse n’est pas une femme. Donc le face à face avec le miroir ne peut que lui être mortel le transformer en objet, puisqu’il va se chosifier et donc le miroir ou l’eau de la Fontaine représente un double danger :
- Danger de fermeture sur soi : l’individu mâle dans la société athénienne a pour vocation de s’ouvrir à son semblable, à un autre sujet. Et Narcisse se complaisant dans son reflet refuse d’être un homme adulte et en définitive meurt de cette clôture qui est la vocation naturelle de la femme qui ne peut, dans cette société qu’être objet. Il ignore l’indispensable détour qu’il faut faire par l’autre (sujet) pour devenir soi-même, pour se fonder comme sujet. Il n’y a pas vraiment de vie intérieure chez l’homme de l’antiquité : il se définit totalement dans sa relation aux autres citoyens de la cité. Et c’est pour cela que le comportement de Narcisse ne peut qu’amener à sa disparition.
- Danger d’aliénation : il est enchaîné à lui-même au point de dépérir : il ne peut s’arracher à cet amour mortel. Et on peut maintenant interpréter l’ensemble du mythe : pour avoir refusé l’amour dans sa fonction socialisante (celui qui permet non pas de devenir chef de famille, mais de devenir Sujet), c’est-à-dire pour avoir refusé la réciprocité, Narcisse meurt de la réflexivité, dans un face à face stérile avec lui-même qui en fait un être féminin, un objet, une fleur sans vie.
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Interprétation morale
Pierre Hadot (in Revue de psychanalyse « Narcisses ») montre comment le mythe a servi d’allégorie aux néo-platoniciens pour illustrer la théorie platonicienne de la Beauté : dire en effet avec Platon (Banquet) qu’il faut s’élever de la beauté visible et sensible des corps pour découvrir la beauté de l’âme vertueuse, et enfin atteindre le Beau transcendant, c’est d’une part être sensible à la beauté des corps mais d’autre part ne pas s’y limiter, et savoir que la beauté visible n’est qu’un reflet, une image fugitive de la beauté transcendante. Or, celui qui ne le sait pas est pour Plotin, le philosophe néo-platonicien, aussi fou que Narcisse, qui veut « se précipiter sur une image visible en voulant la saisir comme si elle était vraie ». L’erreur de Narcisse est d’adorer un reflet, une apparence, comme si c’était de l’être ; c’est vouloir posséder une ombre, et surtout ne pas comprendre que ce reflet n’est qu’une émanation de l’âme qui est en nous. Pour Plotin, le narcissique ignore justement que le corps n’est que le reflet de l’âme. Le narcissisme, comme complaisance à soi-même dans ce cas, et comme fermeture à l’autre, c’est la fermeture à l’âme, c’est la jouissance trouvée dans cette réalité passagère qu’est le corps, sans qu’on se rende compte que toute la réalité du corps vient de l’âme qui l’habite.
Ainsi le mythe est-il légèrement transformé : ce qui avait été le châtiment de Narcisse (s’aimer lui-même pour ne pas avoir été sensible à autrui) devient sa faute, la raison pour laquelle il meurt : « Ayant voulu saisir son beau reflet qui flottait sur l’eau… il fut entraîné au fonds des flots et disparut. » (Ennéades I, 6, 8, 8) : le miroir(eau, encore une fois est cause de mort : lieu d’une réunion de soi avec soi, il est en réalité le lieu de la dispersion, de la perte de soi. C‘est ainsi que les Platoniciens interprétaient aussi un autre mythe, celui de la mort de Dionysos : les titans veulent tuer le jeune Dionysos, et lui donnent un miroir, entre autres objets ; ils profitent du moment où il se regarde dans le miroir, et où il prend conscience de l’unité de son moi et de son corps (cf. stade du miroir sur lequel je vais revenir : quand l’enfant reconnaît son image, son moi qui s’individualise) donc ils profitent de ce moment d’inattention, pour le tuer et disperser ses membres : l’âme, à cause de cette sympathie avec le corps provoquée par le miroir, se laisse disperser par les passions matérielles (le corps).
Marsile Ficin à son tour, et dans la même optique, interprètera le mythe comme le symbole de la misère de l’homme qui oublie la beauté de l’âme pour la beauté des corps : ainsi il semble que le mythe soir un peu pris à rebours : Narcisse était puni pour ne pas assez aimer ; ici, il est puni pour trop aimer. Pourtant dans les deux cas, il cède à un Eros inférieur en méconnaissant l’Eros supérieur, celui qui est mu par la beauté de l’âme.
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Interprétation de la psychanalyse
On peut assimiler le mythe de Narcisse à ce que Lacan appelle « le stade du miroir », moment où le petit enfant se constitue comme un « moi » : il s’identifie à l’unité corporelle qui lui manque encore (d’ailleurs le petit enfant ne sait pas bien contrôler ses gestes). Donc le miroir lui renvoie comme une image idéale de lui-même, idéale, en ce qu’il lui donne une existence objective, comme hors de lui-même. Ainsi, comme Narcisse, le petit enfant ne se connaît pas, il ne s’est pas encore séparé d’avec lui-même ; donc il ne se reconnaît pas d’abord dans le miroir, parce qu’il se voit comme autre, comme il voit justement les autres. Puis il comprend que cet autre, c’est lui-même, mais un lui-même tel qu’il ne s’éprouve pas, un lui-même imaginaire donc, comme Narcisse, stupéfait de ce qu’il voit. Cette découverte, d’une part structure son moi, à qui elle donne une existence objective, mais en même temps crée une séparation dans ce qui était jusque-là indistinct, (il ne se voyait pas, à proprement parler ; il était en lui, tout entier). C’est cette séparation qui, selon Lacan, rend possible le développement de l’enfant, qui s’appréhendera dans cette perte de soi, en quelque sorte (perte de soi, qui sanctionne une perte de l’unicité : désormais il est deux : celui qu’il voit, et lui qui voit. D’où la naissance du désir entendu comme ce qui pourrait combler ce manque d’être, ce manque d’intériorité. Revenons aux paroles de Narcisse qui voudrait pouvoir justement s’unir à lui-même pour abolir cette séparation. En général, l’étape du miroir est heureusement franchie (et on se tourne vers autrui pour combler cet état de séparation). Mais si ce n’est pas le cas, alors, comme Narcisse la scission de soi aboutit à un rêve impossible de fusion avec soi qui empêche qu’on aime ailleurs. On définira donc le « narcissisme » comme fermeture au désir pour autrui (exactement comme dans le mythe) ; on en reste alors au stade de l’imaginaire (qui est ce moi idéal reflété), qu’on ne pourra jamais réunir à soi-même, mais qui sera un leurre que nous poursuivrons jusqu’à l’anéantissement.
Pour conclure sur cette partie il faudrait commenter un tableau du Caravage « Narcisse » qui exprime magistralement tout ce que nous avons dit : le tableau donne à voir un jeune vagabond occupé à se mirer dans une eau dormante. La lumière vient d’en haut et éclaire plus le dos et les épaules que le reflet qui est renvoyé par l’eau. C’est un être marginal, un vagabond : l’amour de soi isole. Ce cercle des bras qui constitue ce rond de toute la toile, (« Qu’ils sont beaux de mes bras les dons vastes et vains » dira Valéry) c’est l’enfermement du narcissique, cette fermeture à autrui, et ces manches quelque peu grandiloquentes renvoient à cette complaisance à soi de ce vagabond, peintre heureux de retrouver dans la toile-eau l’exact reflet de ce qui s’y mire : célébration ici de la toute puissance de l’illusion picturale. Cependant, le tableau ne s’en tient pas là, et semble en même temps mettre en doute ce bonheur de se voir, cette image idéalisée de soi-même qui procure cette satisfaction : le reflet n’est plus qu’une trace, il y a très peu de lumière, un visage épais et à moitié effacé : Caravage, loin de suivre l’enthousiasme des peintres de son temps pour la beauté du reflet, la beauté de la représentation picturale, manifeste comme une interrogation silencieuse sur ce narcissisme qui cherche en vain à saisir un beau reflet de soi. On rejoint par là la méfiance des néo-platoniciens pour le reflet, et on peut aussi constater la modernité de ce peintre (« il veut détruire la peinture » avait dit Poussin) qui ne croit plus à la représentation idéale des essences à travers leur reflet dans les choses. Le Narcisse de Caravage reproduit ce moment où le héros peintre ne reconnaît plus son image, car elle n’est qu’un reflet incertain, improbable, de ce qu’il est : de la matière, essentiellement. La matière peut-elle être lumineuse ? C’est la question que pose ce tableau, puisque si le reflet est dans l’ombre, ce qui surgit droit devant nous, c’est ce genou énorme, qui accapare toute la lumière : que cherches-tu, semble-t-il dire, à refléter dans tes toiles l’essence des choses, s’il n’y a partout que de la matière, si cette masse opaque et presque horrible à voir qui nous arrête est le réel obstacle de la représentation, ou du reflet ? Pourquoi peindre un Narcisse, si la représentation de la beauté est devenue impossible ?
III- Les fragments dus Narcisse
Mais un autre grand artiste s’est intéressé aussi à Narcisse ; il s’agit de Paul Valéry dans ses « fragments du Narcisse ». Valéry a toute sa vie été hanté par ce mythe, bien fait pour séduire un homme si soucieux de se connaître, ou plus exactement de se connaître au moment où il essaie de se connaître. Il en a donc donné différentes versions, reprenant, corrigeant ou rajoutant à chaque fois de nouveaux vers, comme ce fut d’ailleurs toujours son habitude (il se séparait très difficilement de ses œuvres, ne les jugeant jamais terminées et aimant à les retravailler (ce qui est déjà la preuve d’un certain narcissisme : aimer regarder ce qui est issu de soi !). Mais il a confié d’abord l’origine de son intérêt pour ce mythe « À Montpellier, il existe un jardin botanique où j’allais très souvent (…) Dans un coin assez retiré de ce jardin…se trouve une voûte et, dans cette sorte d’anfractuosité, une plaque de marbre qui porte trois mots : « placandis Narcissae manibus ». Cette inscription m’a fait rêver, mais voici en deux mots son histoire…». Valéry poursuit en disant qu’on avait supposé que là était la sépulture de la fille du poète Young qui était morte à Montpellier et qu’on n’avait pas pu l’enterrer au cimetière parce qu’elle était protestante. La jeune morte se nommait Narcissa ; « Pour moi, ce nom de Narcissa suggérait celui de Narcisse. Puis l’idée se développa du mythe de ce jeune homme parfaitement beau ou qui se trouvait tel dans son image… ». Rêverie doublement funèbre, pourrait-on dire… On a donc plusieurs ébauches de ce thème, qu’il a repris et enrichi tout au long de sa vie, d’abord dans un premier texte « Narcisse parle », puis dans un second texte publié dans son recueil Charmes en 1922 et enfin il y eut une Cantate du Narcisse en 1938 sur une musique de Germaine Taillefer.). Valéry de cette façon explore toutes les potentialités du mythe. Nous nous limiterons à quelques uns de ses aspects dans les « fragments du Narcisse » publiés dans « Charme » : une série de trois poèmes pourtant unis non seulement par le sujet (Narcisse) mais par un même paysage et un même moment : moment du crépuscule, plein de silence : le long poème finit avec la venue de la nuit qui fait disparaître le reflet de lui-même que Narcisse voit dans l’eau : symboliquement la connaissance de soi (parce que pour Valéry, aimer se voir dans le miroir de l’eau, c’est vouloir saisir son « moi » profond ) se perd dans l’obscurité des ténèbres de la nuit. ; mais c’est aussi un lieu : une fontaine, très claire au milieu de la forêt très noire, la fontaine, qui est indispensable au reflet et donc à la connaissance de soi
Sans vous, belles fontaines
Ma beauté, ma douleur me seraient incertaines ;
Je chercherais en vain ce que j’ai de plus cher…
Ce qui est intéressant par rapport à l’étude que nous avons faite, c’est que le poète va prendre le contrepieds du mythe, tel que nous l’avons décrit selon la lecture des anciens (Ovide et les néo-platoniciens) :
- L’inverse d’Ovide : l'amour de soi, comme nous l’avons vu, est mortel chez Ovide. Au contraire, chez Valéry, il y a l’idée que seul l’amour de soi est satisfaisant ; seul il reste constant, échappe à toutes les vicissitudes de l’amour avec l’autre. Au lieu de conduire à la folie et à la mort, c’est au contraire à la sagesse que mène l’amour de soi : Valéry fait de la fontaine comme le miroir de la vie humaine, le témoin de « tous les fous qui crurent que l’on aime » témoin donc de l’instabilité du couple :
Car à peine les cœurs calmes et contentés
D’une ardente alliance expire en délices
Des amants détachés tu mires les malices
Tu vois poindre des jours de mensonges tissus
Et naître mille maux trop tendrement conçus…
au contraire Narcisse jouit d’être seul, de s’appartenir, car il sait qu’on n’aime et qu’on ne connaît que soi. (parce qu’on ne s’aperçoit pas peut-être que ce qu’on cherche dans l’autre, c’est à connaître son propre Moi) ;
« Tout autre n’a pour moi qu’un cœur mystérieux
Tout autre n’est qu’absence… »
« Et qui donc peut aimer autre chose / Que soi-même… »
Et sa solitude est gage de bonheur quand elle devient, grâce au miroir de la conscience réflexive, ce plaisir « de se joindre », dans une contemplation de soi-même.
Ô mon bien souverain, cher corps, je n’ai que toi
Le plus beau des mortels ne peut chérir que soi
- L’inverse de l’interprétation néo-platonicienne : Nous avions vu comment dans cette interprétation, Narcisse était condamné, parce qu’il préférait son reflet, son image, sa forme, et en général tout ce qui est matériel à l’âme, à l’immatériel, à l’éternel. Au contraire, nous venons de lire que pour Valéry, son bien le plus précieux était ce corps, et, plus exactement, pour lui, la seule vérité à laquelle nous ayons accès : le moi n’est au monde que par le corps ; c’est la seule façon pour une âme de se manifester : sans le corps, il n’y a pas d’âme. Cette importance du corps, condition d’existence de l’âme est saisie poétiquement par une opposition entre la clarté et l'obscurité : c’est le corps qui est clair, et l’âme qui est obscure :
« mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt » dit Valéry, alors que
Toi seul, Ô mon corps, mon cher corps
Je t’aime, unique objet qui me défends des morts »
(l’existence du corps est la seule condition de la vie, s’il y a quelque part quelque chose d’éternel, ou d’absolu, cela ne peut se manifester que pendant la vie : renversement de la philosophie idéaliste). Ainsi, la contemplation de son image, au lieu de perdre Narcisse est le seul moyen de parvenir à la connaissance de lui-même.
- Un Narcisse heureux ? Pourtant cette façon de mettre en scène un Narcisse heureux est-elle réaliste ? La fin du poème montre qu’en fait c’est la mort qui triomphe : d’abord parce que, comme on l’a vu dans Ovide, cette fusion avec soi-même est impossible : la conscience de soi n’existe que séparée : si je me vois, je me sépare d’avec moi-même, donc la figure contemplée sera toujours incomplète, parce que séparée ; si je ne veux pas de séparation, je ne peux plus alors me voir, c’est-à-dire me connaître... Le double ne peut pas être à la fois ce que je suis, et ce qui me manque. Valéry laissera en fait son poème en suspens : il montre que tout s’engloutit dans la nuit
Bientôt va frissonner le désordre des ombres
L’arbre aveugle vers l’arbre étend ses membres sombres
Et cherche affreusement l’arbre qui disparaît
Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt…
Le texte finit sur ce tâtonnement dans la nuit, cette âme qui cherche où se raccrocher, parce que précisément le reflet du corps, qui était la seule manifestation de son existence est en train de disparaître à cause de la venue de la nuit. Il reste une petite lueur, encore dans la fontaine, et ce reste de reflet, ce quelque chose quasi inexistant, ce souvenir d’image c’est pourtant la seule réalité qui donne encore vie à son âme, et c’est pour cela que Narcisse va vouloir le rejoindre, dans un désir d’union pathétique
Hélas, corps misérable, il est temps de s’unir…
Penche-toi, Baise-toi, tremble de tout ton être !
L’insaisissable amour que tu me vins promettre
Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit..
Angoissé par cette nuit qui tombe, Narcisse tente follement de se joindre à ce qui reste de son image, et la brise. Le poème s’arrête net sur cette défaite : le dernier vers reste sans rime.
On comprend désormais le choix du titre de la série des trois poèmes qui constituent les « fragments du Narcisse » : fragments, parce que précisément, le reflet troublé ne renvoie plus à Narcisse que des fragments de son être. Son double adoré se brise en mille morceaux, et lui-même disparaît avec cette fragmentation qu’il a causée en se joignant à son reflet.
Si Valéry avait eu comme il dit « le loisir, l’humeur, les forces et la patience » d’écrire un final, on y aurait vu la nuit tombée sur la Fontaine, et « à la place de l’image adorée abolie, tout le ciel étoilé, reflété par l’eau ténébreuse. »
C’est ainsi que le mythe de Narcisse pour finir prend une dimension universelle puisqu'il symbolise l’existence humaine : avant la naissance (Narcisse est dans l’obscurité de la forêt) la naissance : Narcisse en sort, et dans un instant unique (la vie humaine) la clarté de la fontaine révèle à Narcisse qui il est : un corps dans une existence éphémère) puis la mort : la nuit tombe, éteignant la fontaine où ne se reflètent plus que les astres du ciel.