La fable des trois Muses

Chacun connaît les neuf Muses, mais peu savent qu’à l’origine, il y en eut trois.

 

Pour qui sait de plus que le nom  grec « muse » appartient à une racine indo-européenne *men- qui désigne les activités de l’esprit, le nom de chacune d’entre elles ne laisse pas d’apparaître comme un code propédeutique à déchiffrer, quand on réfléchit aux modalités d’un enseignement numérique qui refuserait d’exclure un quart de ses élèves.

  • La première se nomme Aèdè.  
  • La deuxième a pour nom Mélétè.
  • Et la troisième est Mnémè.

 

Aèdé, Ἀειδή, c’est «  la voix humaine »

 

Il fut un temps, un temps au long duquel la plupart des cultures humaines se sont développées sans autres moyens de transmission de l’information que la parole humaine et sans autre moyen de stockage que la mémoire individuelle. 

Dans toutes les cultures, il a existé des conteurs, un ancien qui apprenait à « comprendre » les choses. Il peut prendre le nom d'« aède » comme dans les poèmes d’Homère, s’accompagnant de sa phorminx à quatre cordes, car les Grecs ont toujours assimilé le langage juste à l’harmonie d’un chant. Il peut encore s’appeler « griot » comme à Dakar sous le baobab, arbre privilégié de la parole, et parler au son de la kora* à la belle sonorité.                                                      

Aèdé nous dit que le savoir donné par la toile qui nous connecte est simple information, quelle que soit sa taille.

Qu’il y manque la présence de cette voix humaine qui captera l’attention par la richesse de toutes les inflexions humaines, de tous les chants de l’âme et de l’esprit. C’est sans doute la raison pour laquelle Pythagore ne laissait entendre que sa voix à ses nouveaux disciples qui apprenaient ainsi à prendre la mesure du poids des mots.

Il y faut aussi l’accompagnement de celui grâce à qui ce savoir prendra sens et deviendra un bien propre, présence d’autant plus nécessaire que les connaissances sont démultipliées, pas toujours contrôlées et parfois séduisantes…

Ainsi donc, il reste à bâtir la mythologie d’un nouvel enseignement qui allie le monde virtuel à la force du passé.

C’est de cette alliance dont nous parle la première Muse :

« C’était il y a bien longtemps, plus de 3260 ans, un temps où les grandes cités grecques étaient gouvernées par de puissants rois dont les noms légendaires peignaient leur caractère singulier : à Mécènes régnait  Aga-memnon, le « très - puissant », à Sparte, son frère Méné-las « celui qui retient - son peuple », à Pylos Nes-tor, « celui qui - retourne heureusement chez lui »  … Ils étaient nombreux, tous unis par le serment de Tyndare*.

A Ithaque, Ulysse régnait sur sa petite île, lui aussi lié par ce serment plus que tout autre puisqu’il en avait eu l’idée. Lui aussi préparait son départ, laissant derrière lui son jeune fils Télémaque et sa belle épouse Pénélope. C’est à Mentor, vieil ami de la maison, qu’il confie le soin de veiller sur ses intérêts, ainsi que sur l’éducation de Télémaque. Lorsque devenu grand, ce dernier partira à la recherche de son père, presque vingt ans plus tard, ce sont les traits de Mentor que la déesse Athéna prendra pour l’accompagner et le guider. »

Mentor. Son nom signifie « celui qui » -tôr et men-  « reste, tient bon, attend ». Mentor est le « Patient ».
Le Mentor est un sage, non pas seulement parce qu’il sait les choses.En lui, il y a le regard qui capte celui de Télémaque, qui observe et vérifie inlassablement dans l’œil de son disciple l’état de la cognition, les étincelles de la compréhension, les arrêts de la perplexité, les trébuchements initiaux… Et selon chaque cas, il module sa voix pour accompagner, favoriser, permettre les progrès de l’apprentissage.

Il y a l’écoute  réciproque, pour l’un, outil de diagnostic, pour l’autre, guide de progression.

Il y a surtout la « bénévolence », benevolentia…, mot qu’il faudrait restaurer, plus expressif que « bienveillance » dans lequel on perçoit plus la racine de vouloir. Ce choix de  « vouloir le bien à celui qui est en face de soi » restaure les élans de confiance, brise les limites arbitraires de la défiance de soi. Un Mentor accompagne et fortifie, comme Athéna accompagna Télémaque sous ses traits, lorsqu’il partit à la recherche de son père Ulysse parce qu’elle savait combien un voyage d’apprentissage du monde est un enchaînement d’épreuves cognitives et humaines qui allait rendre vulnérable son jeune protégé.

Un Mentor accompagne l’émotion qui jaillit au moment où le « disciple », celui qui est en train d’apprendre, se rend compte qu’il ne sait pas ; le Mentor accompagne cette fragilité pour qu’il parvienne par lui-même à la compréhension et à la force qu’elle fait surgir. Une sorte d’Obi-Wan-Kenobi ?

Il y a ce sourire esquissé sur un visage que le temps peut avoir marqué - et la vie dans tous ses imprévus -, cette fragilité humaine de l’âge parfois, mais une puissance inouïe, que révèle la parole enfin prise après un silence et dont le public – élèves, disciples – perçoit immédiatement le prix. La parole dit la qualité de l’homme. Une telle parole aimante les esprits, capture l’attention. Toujours…

 

Μελέτη, Mélétè, l’« Exercice, l’Entraînement »

 

La deuxième divinité de la triade est Mélétè, la « Pratique », l’ « Exercice».

Pour poursuivre la fable et prendre la mesure de cette nécessité de l’entraînement, il faut cette fois faire une « anabase » de plus de 2200 ans, et se reporter vers 245 avant notre ère, en Egypte, et plus précisément à Alexandrie.

« À cette époque vivait un savant grec si érudit que ses contemporains l’appelaient le « pentathlos », nom que l’on décernait lors des Jeux Olympiques aux athlètes qui se distinguaient dans les cinq épreuves du « pentathlon ». Ce savant qui dirigea la grande Bibliothèque d’Alexandrie, excellait à la fois dans cinq disciplines : la grammaire, la poésie, la philosophie, la géométrie et… la géographie. C’était un « athlète du savoir », lui qui inventa le mot « géographie », lui qui calcula le premier la circonférence de la terre, et avec exactitude ! La tradition raconte qu’il s’est laissé mourir de faim parce que, devenu aveugle, il ne pouvait plus admirer les étoiles. »

Ce savant nous a laissé un livre précieux, un livre qui raconte les fables « célestes », plus exactement, les récits inscrits dans le γαλαξίαϛ κύκλοϛ, ( galaxias kuklos ), le « cercle lacté ». Ce livre s’appelle Catastérismes, nom qui désignait les ensembles d’étoiles formés par les êtres vivants ou les objets placés au ciel. Chaque constellation, née d’un mythe, surprend notre entendement comme celle, très courte du Delta, en forme de triangle presque isocèle, que l’on appelle aussi le Triangle des nuits d’été. Il s’agit d’un astérisme en forme de triangle presque isocèle, avec une étoile à chaque sommet : Véga – ou constellation de la lyre –, Altaïr – constellation de l’Aigle –,  et Deneb – constellation du Cygne –. La fable nous fait examiner différemment la géographie : nous avons tous appris les différents deltas des fleuves, mais celui  du Nil, qui donna son nom aux autres, ne manque pas d’étonner. Il s’agit du triangle qui se trouve au-dessus de la tête du Bélier et qui est un delta majuscule en grec, initiale du nom de Zeus. Ecoutons Eratosthène : 

« Une lettre facile à reconnaître, Δ, qui constitue l’initiale du nom de Zeus, placé là par Hermès, qui organisa la disposition des constellations entre elles. Certains disent d’ailleurs que l’Egypte tire sa forme en Δ du Δ de la constellation et que le Nil, par cette forme en Δ qu’il a donnée aux contours du pays, non seulement garantit sécurité, mais aussi le rend plus facile à ensemencer et lui procure une situation climatique favorable pour la récolte des fruits de la terre.

Le Delta a trois étoiles, une sur chacun de ses angles, brillantes toutes trois. »

Ces légendes associées aux formes des constellations étaient des récits mémoriels d’orientation… En des temps d’oralité, les hommes ont été en effet capables de mémoriser une quantité de données en développant toutes sortes d’exercices et de repères de mémoire.

Quel magnifique cabinet de curiosités on pourrait imaginer pour montrer grâce au numérique ces procédures de mémorisation selon les civilisations, et l’on pourrait les soumettre à l’examen des neurosciences…

Ce qui est sûr, c’est que la compréhension est un acte intellectuel complexe auquel il faut entraîner l’esprit pour qu’il ne s’en tienne pas au déchiffrement.

Au Mentor d’adapter l’entraînement : reprendre le même cheminement, mais par d’autres chemins, jusqu’à qu’à ce que les pas mènent  comme sans réfléchir, à la destination voulue. « Mens and corpus », ce qui vaut pour l’un vaut pour l’autre. La palestre était un lieu d’entraînement réservé aux « élèves » de 12 à 16 ans. On s’y entraînait, en prenant soin de son corps jusqu’à ce qu’il soit prêt.

Si les Muses représentent les activités de l’esprit, il paraît évident que la Muse Mélétè suppose un entraînement qui rende acquis le geste intellectuel. Socrate fut, dit-on, le premier  à donner à un philosophe le surnom d’ « athlète de l’esprit », établissant une analogie devenue courante, entre les entraînements du corps et ceux de l’esprit.

Il existe bien des pratiques pour illustrer  cette idée. En voici deux dont certains peuvent se souvenir, ou que d’autres pratiquent encore.

Il y eut un temps où un certain lycée de la région parisienne fut un « lycée expérimental ». Les arts, les artisanats, le sport étaient communs à tous les élèves et les activités et entraînements avaient lieu les après-midi. Sports collectifs et sports individuels, lancer de javelot, lancer de poids, de disque, courses, sauts en longueur, en hauteur, etc. Les lycéens pouvaient explorer les possibilités de leur corps, tester leur résistance, apprendre à se connaître eux-mêmes. L’exercice du lancer de disque, particulièrement était mémorable, sans doute par la beauté du cadre – bel espace entouré des bois et une fontaine de pierre à l’antique, quelque part, pour troubler les époques et favoriser le rêve…

Mais pas seulement, à cause aussi de la beauté de la « gestuelle» du lancer : le professeur expliquait la manière de le réaliser, mais surtout son ergonomie, en faisant comprendre la raison de chacune des phases du geste, si bien que les essais des élèves n’étaient pas la simple imitation la plus fidèle possible du geste démontré : en en connaissant les justifications, chacun s’efforçait, en fonction de sa morphologie de le rendre aussi efficace que le modèle proposé. La gestuelle du lancer prenait sens à partir du propre corps des élèves…

La seconde pratique se découvre souvent en hypokhâgne, quand le professeur de Langues anciennes fait découvrir à ses étudiants le « petit latin ». C’est un principe d’entraînement simple et très efficace qui peut s’appliquer au grec, mais aussi aux mathématiques ou n’importe quelle autre discipline. De quoi s’agit-il ? Cet exercice se pratique tous les jours pendant vingt minutes environ, par exemple le soir, tranquillement installé avec son dictionnaire à côté de soi. On prend un texte bilingue, en vis-à-vis, sur la page de droite, le texte original et sur la page de gauche, la traduction et les notes. On part du texte latin en prenant la première phrase, on essaie de la construire et de la traduire en masquant la traduction. Au début, on cale très vite, on ne voit rien. On se reporte au texte français pour comprendre cette construction que l’on n’a pas vue. En poursuivant, en quelques jours, on s’aperçoit que dans le laps de temps des vingt minutes, on voit de mieux en mieux les constructions que l’on reconnaît et l’on reconnaît aussi de plus en plus vite le sens des mots. C’est qu’en effet on s’est familiarisé avec les mots du texte dont on a compris les chemins de pensée.

La première fois, on obtempère, peut-être par docilité, sans doute par confiance, mais le résultat est parfaitement convaincant. Pour des élèves plus jeunes, il ne faut pas hésiter à leur expliquer les mécanismes cognitifs et le sens des entraînements, pour qu’ils adhèrent à la démarche et cessent de prendre les exercices de fin de chapitres comme des corvées.

La place du Mentôr est là : il saura leur expliquer qu’en faisant ces exercices, ils ne font qu’effectuer à nouveau les procédures expliquées pendant le cours sous des formes nouvelles dont la visée est de faire discerner l’invariant. La procédure se gravera dans la mémoire parce qu’elle sera devenue un chemin de pensée, un outil de l’esprit. Il saura leur montrer comment emprunter ces chemins  de randonnées qui réservent tant de découvertes.  Les traits en pointillés montrés en cours deviennent grâce à eux les traits pleins du savoir acquis.

Cet accompagnement cognitif « déplie » la pratique pour la rendre évidente, comme le font les accompagnements techniques de montage d’appareils pour lesquels le technicien se met à côté de l’apprenti en disposant ses outils de montage dans l’ordre où il faut les monter, parallèlement aux siens, pour en exécuter les phases au fur et à mesure qu’il les explique. Cet accompagnement « personnalisé » comme on a pu l’appeler, est comme une évidence à prendre en compte.

Μνήμη, la « Mémoire »

 

Mnémè est la dernière muse de la triade. Si les Anciens en général accordaient une telle importance à la mémoire, on pourrait croire en revanche aujourd’hui qu’avec la capacité des hébergeurs, il devient inutile d’encombrer une mémoire humaine qui, d’ailleurs serait bien incapable d’en stocker autant. Alors une mémoire de quoi ? Une mémoire pour quoi faire?

Une mémoire des procédures, on vient de le voir, est indispensable. Mais il est une mémoire  que l’on n’évoque pas assez dans la construction de soi : la mémoire de ce que l’on aime, dans tous les domaines : un texte pour sa beauté – quelle que soit cette beauté –, une démonstration de mathématiques, la connaissance d’un cépage, la maîtrise d’un art, peu importe ; ce qui compte, c’est ce mouvement d’arrêt, de recul qui bouleverse en soi une idée antérieure et fait aller un peu plus vers soi-même.

Combien de fois, élèves, nous sommes-nous arrêtés en tournant la page d’un livre de latin ou de grec devant la statue d’un grand sculpteur classique dont les noms résonnent à jamais dans les couloirs de notre mémoire : Phidias, Myron, Polyclète ?… Combien de fresques d’une beauté à la fois si dépouillée et si suggestive, de céramiques aux figures noires ou rouges ?… Tous ces arrêts nous faisaient faire un pas vers la beauté, nous y rendaient sensibles et nous en nourrissaient, à vie. Une source pour s’abreuver dans les sombres corridors que la vie vous fait parfois traverser. Cette mémoire-là, venue de soi, est mémoire intime de vie, enfouie en soi, comme les trésors cachés au cœur des statues de Silène qui plaisaient tant à Socrate. Elle cisèle la personnalité, trace le sillon de soi et nourrit le rêve personnel qui sera capable, dans ces sombres traversées, de faire tenir debout l’être humain que l’on est. Cette mémoire-là  possède le don de maintenir la vigilance de l’attention.

fresque étrusque
"Rock and roll". Fresque étrusque de la tombe du triclinium © Wikimedia commons

 

Notre siècle a besoin de cette mémoire non utilitaire mais essentielle à la survie. Mémoire de la beauté dont l’homme est capable. Liberté et Beauté sont les sources vives d’une  mythologie  capable de  donner corps à cette ère du numérique. En favorisant la compréhension de soi, elles alimentent l’espérance de paix que l’on aurait pu trouver dans le partage numérique.

Pour accompagner ce monde numérique, nous avons besoin de cette Mémoire des mythologies antiques chargées des expériences humaines.

Ces codes antiques nous ont dit ici que l’activité d’« enseignement » est une « triade » : une voix – celle d’un homme ou celle d’une femme –, – Aède –, un exercice d’entraînement, – Mélétè –, un objectif, la mémoire, – Mnèmè. Pour transformer le savoir reçu en outil intellectuel, c’est-à-dire en connaissance acquise, il faut la voix de celui que l’on écoute et l’entraînement de celui qui écoute jusqu’à ce que « l’exercice de pensée » trace un chemin de pensée, c’est-à-dire se métamorphose en outil intellectuel. Les outils intellectuels sont des attitudes acquises.

C’est de la construction de ces chemins de pensée que le fantôme de Socrate est venu nous parler quand dans le Phèdre, il sait si bien établir la distinction entre l’information dont on peut disposer sur le web et l’acquisition d’un vrai savoir dont on garde la mémoire, qui ne peut se faire que grâce à l’enseignement et à l’exercice.

Le fantôme de Socrate revient toujours au moment où il s’agit de ne pas se tromper, de trouver les bonnes réponses, c’est-à-dire des réponses utiles aux hommes, pour les éclairer, eux qui n’ont pas su trouver les mots justes à son égard. Socrate n’en a pas fini de hanter nos esprits…

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