« La légende de Psyché est mot pour mot celle de la Belle et la Bête. »
Jean Cocteau, Le Passé défini (Gallimard, 1983)
La "fable" de Cupidon et Psyché
Enchâssée dans les Métamorphoses d’Apulée (env. 125-170), la "fable" connue sous le nom de Cupidon (Éros en grec) et Psyché est considérée au XVIIe siècle comme le modèle du conte ancien.
Il convient de noter que le terme "fable" est pris ici au sens étymologique du latin fabula : "récit sans garantie historique, récit mythique" (définition du dictionnaire latin Gaffiot). Le mot appartient à la famille du verbe fari (parler), auquel se rattachent aussi bien les mots "fabuleux" et "fée".
Voir les mots "Fable" et "Fée" dans les fiches Lexique et culture sur Odysseum.
Apulée lui-même désigne son récit par le terme fabula mais aussi par fabella, son diminutif ("petite fable", "historiette") :
Sic captivae puellae delira et emulenta illa narrabat anicula ; sed astans ego non procul dolebam mehercules, quod pugillares et stilum non habebam, qui tam bellam fabellam praenotarem.
« Voilà ce que cette vieille radoteuse contait entre deux vins à la belle captive. Et moi qui écoutais à quelques pas de là, je regrettais amèrement de n’avoir ni stylet, ni tablettes, pour coucher par écrit cette charmante fiction. » (Métamorphoses, VI, 25, 1).
N. B. Le texte d’Apulée est cité dans la traduction de la collection Nisard, 1860.
On trouvera le texte complet de la fabella de « Cupidon et Psyché » sur Odysseum ainsi que son résumé dans l’article « Psyché, l’amante d’Éros et l’âme-papillon ».
Le conte de la Belle et la Bête
« La Belle et la Bête » est l’un des contes les plus célèbres de la littérature française. Inspiré de la fable d’Apulée, « Cupidon et Psyché », dont Charles Perrault a déjà tiré bien des éléments - voir l’article "De la "fable" au conte : Apulée, Cupidon et Psyché / Les contes de Perrault" -, il apparaît d’abord sous la forme d’un long récit féérique et philosophique publié en 1740 par Gabrielle de Villeneuve. Puis Jeanne-Marie Leprince de Beaumont adapte l’histoire pour son Magasin des enfants ou Dialogue d’une sage gouvernante avec ses élèves (une sorte d’ouvrage pédagogique destiné à l’éducation des enfants) : elle simplifie l’intrigue et lui donne son heureux dénouement au moment où la Bête reçoit de la Belle le baiser qui la délivre du sort jeté par une fée jalouse. Publiée en 1757, reprise, illustrée, traduite dans de nombreuses langues, cette nouvelle version connaît un vif succès : elle a été plusieurs fois adaptée au cinéma (Jean Cocteau en 1946, les studios Walt Disney en 1991, entre autres).
C'est le texte de Madame Leprince de Beaumont que nous avons retenu pour la confrontation.
Extraits en confrontation
En lien avec l’article « Entrer dans la lecture du conte d’Éros et Psyché. Favoriser l’appropriation des processus en jeu dans l’acte de lire », nous proposons ici un repérage d’extraits mis en confrontation pour amorcer une étude sur le conte et ses "ingrédients" sous la forme d’un dialogue intertextuel.
L’approche peut se faire de manière ludique, à la manière d’un jeu de dominos ou d’un puzzle (comme cela se pratique en anglais avec les matching exercises) : une fois les extraits découpés et mélangés, le professeur demande aux élèves de retrouver les associations entre les "ingrédients" des contes antique et moderne. Un jeu de couleurs et un choix de titres mis en correspondance permettent de guider le travail de lecture et de recherche.
Les élèves sont ainsi invités à poser des hypothèses de lecture, à reconstituer l’essentiel de la trame narrative (situation initiale, situation finale, principales péripéties, rôle des personnages) à partir de ces hypothèses, mais aussi à expliquer comment ils perçoivent le dialogue intertextuel entre les œuvres : imitation, proximité, recoupement, écart, tant dans les structures que dans les motifs.
En guise de préambule, rappelons les premières images du film de Cocteau : après le générique écrit par Cocteau lui-même sur un tableau noir de salle de classe, un clap annonce le film en train de se réaliser. Une main arrête l’action : « Un instant !... » Sur des roulements de tambour se déroule le texte suivant, signé du réalisateur : « L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains d’une bête humaine qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable "Sésame ouvre-toi" de l’enfance : Il était une fois… ».
L'incipit, marque de fabrique du conte
On commence bien entendu par l’incipit "magique" qu’évoque Cocteau.
À l’occasion, on constate que l’héroïne est essentiellement définie par sa beauté (pulchritudo en latin). Si elle est ensuite nommée Psyché par Apulée - Psychen : hoc enim nomine puella nuncupabatur, « Psyché : c’était le nom de la jeune fille » (IV, 30, 5) -, pour le conte moderne, elle n’a d’autre identité que "la Belle".
Le mariage de la beauté et de la bestialité
L'union des contraires - le beau et le laid - est le thème constitutif du conte. Chez Apulée, c’est Vénus qui destine l’héroïne à un monstre, dans "La Belle et la Bête", c’est le monstre lui-même qui exige la Belle.
Monstre imaginaire, monstre réel
Le thème de la jeune fille livrée au monstre (la pureté à la bestialité) est un motif récurrent de la mythologie : voir, par exemple, Andromède enchaînée, menacée par un monstre marin et délivrée par Persée).
Le lecteur attend avec impatience de découvrir la figure monstrueuse.
Chez Apulée, le monstre est imaginaire : c’est l’oracle de Milet qui le définit par anticipation ou encore les sœurs jalouses qui en font un portrait terrifiant, mais pour Psyché, il reste invisible puisqu’elle a interdiction de le regarder - un choix narratif qui entretient le mystère et la tension dramatique. Dans "La Belle et la Bête", le monstre est vu d’abord par le regard du père puis par celui de l’héroïne (au passage, on remarque la différence de comportement entre le père timoré et la fille courageuse), mais il ne fait l’objet d’aucune description.
Jouée par Jean Marais dans le film de Cocteau, la Bête a dû se doter de traits physiques précis : le réalisateur a imaginé un animal couvert de poils, pourvu de crocs et d’oreilles rappelant celles des félins.
Le père : un caractère faible
Dans l’un comme dans l’autre conte, le père est un personnage faible, lâche et pleurnichard, incapable de protéger sa fille du danger : chez Apulée, il endosse le rôle du sacrificateur qui offre son enfant en pâture au monstre ; dans "La Belle et la Bête", il accompagne sa fille chez la Bête, mais se résigne à l’abandonner.
La fille : un caractère fort
Face à une famille dépourvue d’énergie, l’héroïne révèle une forme de courage et d’intrépidité qui l’apparente aux héros "classiques" des mythes et contes.
Une fabuleuse demeure
La demeure du monstre (supposé ou réel) est l’un des éléments essentiels du merveilleux : sa magnificence est longuement décrite par Apulée - on pense à la splendeur de la domus aurea de Néron à Rome -, tandis qu’elle est brièvement évoquée par madame Leprince de Beaumont.
Le service invisible
Lié à la description de la demeure proprement "fabuleuse", un élément narratif et descriptif précis accentue encore le merveilleux : l’absence de serviteurs. On sait comment Cocteau a joué sur la dimension onirique et féérique de ce service invisible et surnaturel imaginé par Apulée, et à peine esquissé chez madame Leprince de Beaumont : candélabres supportés par des bras humains ; cariatides animées pour les cheminées ; portes qui parlent (« La Belle, je suis la porte de votre chambre »), s’ouvrent et se referment toutes seules.
Les progrès de l'amour
Le thème de la beauté qui s’éprend progressivement du monstre est une étape fondamentale dans la trame narrative.
Le poison de la jalousie
Autre élément indispensable à la progression narrative : la jalousie des sœurs qui provoque directement la crise.
Le monstre subjugué
Supposé ou réel, le monstre séduit par la beauté finit par céder aux prières de sa captive, ce qui lui fait perdre le contrôle de la situation.
La révélation
L’instant du dévoilement ou de la métamorphose - le moment où le monstre se révèle être l’Amour, voire « un prince plus beau que l’Amour » - est la clé très attendue du mystère jusque-là habilement entretenu.
Le dénouement
La fabella et le conte conduisent au même dénouement (le très classique happy ending) : l’union de la belle avec son prince. Chez Apulée, l’apothéose de Psyché, reçue par les dieux sur l’Olympe, et son mariage divin interviennent après bien des épreuves, absentes dans "La Belle et la Bête".
Moralité : le bonheur par et dans le mariage
La morale de l’histoire pourrait se trouver dans la réponse à la question « Comment faire un bon mariage ? » : Le discours très moralisateur mais non dénué d’humour de Jupiter (mette un frein aux emportements de la jeunesse) d’un côté et le discours façon "Carte de Tendre" (estime, amitié, reconnaissance) de l’autre affirment l’importance du mariage à condition qu’il soit bien assorti (une forme de "morale bourgeoise" classique, en quelque sorte).
Inspirée par la philosophie platonicienne, la leçon d’Apulée se fait spirituelle, voire mystique, derrière le simple divertissement : Psyché, l’Âme, trouve la félicité éternelle auprès de l’Amour céleste, après s’être en quelque sorte purifiée par une série d’épreuves initiatiques. Quant à la Belle, victorieuse des apparences, elle finit par vivre avec un homme aussi beau physiquement que moralement.
Prolongements
Psyché : à lire, à voir
« Psyché, l’âme-papillon (1) : une histoire d'ailes Un motif artistique, littéraire et culturel dans le monde antique »
« Psyché, l’âme-papillon (2) : Psyché et Éros/Cupidon, un couple modèle Un motif artistique, littéraire et culturel dans le monde antique »
En deux mots :
« Apulée, romancier latin et berbère, auteur des Métamorphoses »