Pour cette étude du mythe de Médée on ne peut que lire les grands textes de la littérature grecque et latine qui l’ont raconté. Il y en a trois principalement : Euripide, Apollonios de Rhodes et Sénèque. Mais avant d’y pénétrer, il faut raconter sommairement le mythe, où nous verrons qu’en fait Médée figure dans deux mythes, l’un qui est l’épopée de la toison d’or et l’autre, la tragédie de Médée, la mère qui tue ses enfants. Et une des questions qu’on se posera, c’est de savoir s’il y a un lien, (autre que celui d’une simple suite) dans les œuvres dont nous allons parler entre le mythe de la toison d’or, et celui de Médée.
Qui est Médée ?
Fille du roi de Colchide Aiétès (fils du Soleil ) est parfois aussi considérée comme fille de la déesse Hécate (et soeur de Circé). Elle est en tout cas prêtresse d’Hécate et détient des pouvoirs magiques qui lui permettent d’influer sur les phénomènes naturels. Les herbes enchantées, les philtres, les potions magiques ou encore les incantations n’ont aucun secret pour Médée. Comme tous les descendants du Soleil, elle a des yeux perçants et étincelants.
En Colchide
À Iolcos en Thessalie, Pélias usurpait le trône de son frère Aison. Jason, le fils de ce dernier, revendiqua le trône de son père et fut envoyé par Pélias en Colchide avec mission de ramener en Grèce la toison d’or dont Phrixos avait fait cadeau au roi Aiétès. Une expédition se mit en route sur la nef Argo (en imposant à Jason la quête de la toison d’or, Pélias pensait le faire périr.) Lorsque les Argonautes arrivent en Colchide, Héra demande à Aphrodite de faire en sorte que Médée tombe amoureuse de Jason. La jeune princesse-prêtresse-magicienne trahit son père par amour pour le héros thessalien et l’aide à conquérir la toison d’or, grâce à sa magie. Ensuite, elle s’enfuit avec les Argonautes et Jason qui lui a promis de l’épouser. Afin de retarder la poursuite de son père, elle complote avec Jason le meurtre de son frère Apsyrtos. Lors du voyage de retour, Jason et Médée sont purifiés, puis chassés par Circé. On célèbre leurs noces chez Alkinoos. De retour à Iolcos, elle rajeunit Éson, le père de Jason. Selon un autre version, Pélias avait fait disparaître les parents de Jason. Médée perpètre le meurtre de Pélias, par l’intermédiaire des filles de ce dernier en leur faisant croire qu’elle va le leur rajeunir.
À Corinthe
Cette séquence du mythe "se présente comme un amalgame de traditions centrées autour d’un culte rendu aux ‘enfants de Médée’" dont il fallait bien expliquer l’origine : un culte leur était consacré dans le sanctuaire d’Héra ; chaque année, sept jeunes gens et sept jeunes filles des premières familles, la tête rasée, vêtus de deuil se succédaient dans une sorte de service expiatoire, accompagné de sacrifices et de lamentations. Origine inconnue de ce rite, mais les Grecs y virent l’expiation d’un meurtre, celui des enfants de Médée : effectivement Médée et Jason fuient alors à Corinthe. Là, le roi Créon accorde en mariage à Jason sa fille Créüse (aussi appelée Glaukè). Jason abandonne alors Médée, dont il a eu entre-temps deux fils. Bannie de la cité, l’épouse délaissée obtient un délai d’un jour, qui va lui permettre de préparer sa vengeance Celle-ci est terrible : elle tue Créüse en lui faisant apporter par ses enfants des présents magnifiques (un voile léger et une couronne d’or). Lorsque la princesse revêt la parure, elle se consume de l’intérieur et meurt dans des souffrances atroces ; son père, qui s’est couché près de sa fille agonisante, subit le même trépas. Selon les versions, ce sont alors les Corinthiens qui pour se venger lapident ses enfants. Pausanias, bien plus tard raconte que cette violence commise sur des innocents avait attiré sur la ville une épidémie, et que l’oracle consulté demandait de faire des sacrifices annuels ; cette tradition dont nous venons de parler a cessé seulement après la prise de Corinthe par les Romains en 146 avant J.-C. Mais depuis Euripide, qui l’a probablement avec génie inventée, la version la plus fréquente est celle où Médée, pour apaiser sa vengeance contre Jason égorge de sa propre main leurs deux fils. On dit aussi que Médée les aurait enfouis dans le sol du temple d’Héra lors de la cérémonie de mariage de Jason et Créüse. On dit aussi qu’en fait le poète avait été payé par les Corinthiens pour écrire cette version. Après cela, elle s’envole dans le ciel sur un char traîné par des dragons ailés. En tout cas c’est à partir d’Euripide que ce personnage univoque de Médée dans le mythe (une magicienne experte en crimes) va prendre de la profondeur.
À Athènes
Elle se réfugie à Athènes, à la cour du roi Égée, qui l’avait assurée de l’hospitalité parce qu’elle lui avait promis que grâce à ses philtres, il pourrait avoir une descendance. Lorsque Thésée, fils d’Égée encore ignoré, qui a passé son enfance à Trézène, arrive à Athènes pour se faire reconnaître de son père, Médée essaie de l’empoisonner. En l’absence de Thésée, le fils qu’elle avait donnée à Égée, Médos, était en effet appelé à succéder à son père. Mais la tentative échoue. Médée s’enfuit alors une nouvelle fois...
Nouvel exil
Dans des versions plus tardives, Médée, chassée d’Athènes, se rend à Ephyra en Élide ou encore retourne en Colchide. Son fils Médos reconquiert des pays ayant appartenu au royaume colchidien et donne à ce territoire son nom : c’est ainsi qu’on fait du fils de Médée le héros éponyme de la Médie.
Dernière étape
Selon une tradition périphérique, Médée ne serait pas morte mais aurait été transportée aux Champs Élysées, où elle se serait unie à Achille (comme Iphigénie, Hélène et Polyxène).
Médée ainsi
* s’enfuit de Colchide parce qu'elle a trahi son père et sa patrie ;
* s’enfuit d'Iolcos parce qu'elle a tué Pélias ;
* s’enfuit de Corinthe où elle a perpétré un quadruple meurtre ;
* s’enfuit d'Athènes après avoir voulu empoisonner Thésée ;
* quitte enfin ce monde pour se rendre aux Champs Élysées.
Duarte Mimoso-Ruiz : (p. 23) " chaque fois que Médée s’enfuit, chaque passage de la magicienne d’un pays à un autre, par mer (avec la nef Argo), ou dans les airs, avec le char du Soleil, chaque fois qu’elle passe d’un statut à un autre - de princesse, elle devient une 'étrangère' ou une exilée - Médée accomplit un meurtre symbolique ". Figure de l’errance, éternelle étrangère venue d’un 'ailleurs' inquiétant, on dirait qu’elle se rend comte pour une raison ou une autre, qu’elle n’est jamais à sa place, et elle croit en commettant des crimes mériter une place quelque part, mais c’est le contraire qui arrive. Il y a un rapport entre le crime et l’espace que Sénèque exploitera.
EURIPIDE
Euripide est un auteur tragique de la deuxième moitié du cinquième siècle. Il écrit ses tragédies à une époque troublée (début des guerres du Péloponnèse) où le bel optimisme de la première moitié semble bien compromis, et son théâtre, qui montre le triomphe de l’irrationnel sur la raison, reflète les incertitudes de son époque.
A. Sa tragédie d’abord est très théâtrale :
Le décor représente à Corinthe la maison de Médée, une vieille esclave en sort, qui va dialoguer avec le chœur, (des femmes de Corinthe) le précepteur des enfants de Médée, tandis qu’on se borne à entendre les gémissements très poignants de Médée qu’on ne voit pas parce qu’elle est à l’intérieur de la maison. Médée pleure sur le malheur d’avoir été trahie par l’homme qu’elle aimait passionnément et qui s’apprête à épouser la fille du roi de Corinthe, Créon qui les avait recueillis, elle et Jason, bannis de Thessalie (après les crimes de Médée). Puis la porte s’ouvre et les spectateurs voient paraître Médée, avec un masque hagard, pâle, mâchurée de larmes (cf. l’arrivée de Phèdre sur scène). Puis se succèdent des dialogues entre Médée et Créon, Médée et Jason, et la vengeance de Médée une fois qu’elle s’est assurée qu’elle pourra après son crime être reçue quelque part sans être livrée aux Corinthiens qui pourraient la réclamer : effectivement premier coup de théâtre surgit à point nommé Egée, de passage à Corinthe ! Qu’elle persuade de la recueillir (c’est une des faiblesses de la pièce) (après il disparaît !). Donc, sûre de trouver un abri, elle exécute sa vengeance : et c’est là qu’Euripide montre son génie inventif : au lieu de se contenter de se venger en provoquant la mort de Créon, de sa fille et de Jason (comme elle l’avait déclaré au début de la pièce), elle va vouloir non seulement faire mourir Créon et sa fille, mais faire subir à Jason la vengeance la plus atroce : lui tuer ses enfants ; cependant, en agissant ainsi, elle reste une mère aussi passionnément attachée à ses enfants : il est évident qu’elle va commettre un acte atroce, mais presque à son corps défendant ; elle-même, elle ne le supporte pas elle non plus, et on la voit qui s’apitoie longuement sur leur sort et ce dilemme la conduit à une véritable schizophrénie (d’ailleurs elle s’adresse à sa main exécutrice comme si ce n’était pas elle qui agissait) mais sa haine pour Jason finit par l’emporter, parce que c’est là la vengeance la plus terrible qu’elle trouve contre lui, même si cet acte doit aussi la rendre la plus malheureuse, et parce que ce sont ces enfants qui représentent le lit auquel elle n’a plus droit, comme si elle voulait effacer la trace de son union avec Jason. Elle ne le laisse même pas voir ses enfants morts, mais elle les emporte, deuxième coup de théâtre, sur un char tiré par un dragon ailé, que lui envoie son grand père le Soleil. Sortie glorieuse devant un Jason complètement défait, et non sans avoir prescrit désormais aux Corinthiens des cérémonies solennelles « en expiation de ce meurtre impie » (elle reconnaît toujours que son meurtre est quelque chose de sacrilège, mais c’est comme si elle en rejetait la faute sur les Corinthiens).
B. La revanche des femmes
a) De prime abord la pièce met en cause, comme souvent dans Euripide, les valeurs de la société grecque : ici, Médée incarne et dénonce l’infériorité du statut de la femme à cette époque (éternelles mineures) : le chœur, fait de corinthiennes n’a de cesse de la plaindre, parce qu’elle a été lâchement abandonnée par Jason, qui est toujours considéré comme un « mauvais époux, traître à son lit, le pire des hommes, un parjure, un ingrat » : parjure puisqu’il ne respecte plus les serments sacrés du mariage, ingrat parce que Médée a commis pour lui bien des crimes ! Ainsi Médée est décrite d’abord comme une victime du pouvoir masculin, comme le prototype des femmes trahies, d’où la commisération des autres femmes et Euripide en fait une peinture pitoyable : elle a abandonné pour Jason son foyer en Colchide, pour lui, elle est devenue criminelle, jusqu’à ce qu’elle constate que « celui qui pour moi était tout est devenu le pire des hommes ». Euripide, par la bouche de Médée, fait alors un véritable réquisitoire contre la domination des hommes, qui asservissent les femmes : situation encore plus dure pour Médée qui par rapport au chœur est une étrangère : « Moi je suis seule, sans cité,… sans mère, sans frère, sans parent près de qui aller jeter l’ancre » : ainsi Médée de ce point de vue apparaît comme une femme encore plus fragile que ne le sont les grecques, elle, la barbare : et elle ne peut qu’exciter la pitié et le chœur trouve « qu’à bon droit elle châtiera son époux ». Et d’ailleurs si Jason peut épouser la fille de Créon, c’est que les grecs considèrent comme seul mariage légitime l’union avec une grecque : un citoyen ne pouvait régulièrement épouser une étrangère, et Médée qui le savait avait obtenu de Jason les serments les plus solennels et les plus inutiles (d’où la dénonciation constante de son parjure).
Donc le chœur ne peut que l’encourager à se venger : enfin, dit-il, voici venir l’heure où va se rétablir le prestige des femmes. Euripide n’hésite pas à dénoncer cette inégalité des femmes dans la société et la vision de cette princesse déchue, complètement accablée, qui est condamnée à l’exil, qui ne sait plus où aller, qui a tout quitté pour l’amour de Jason, qui se trouve complètement désemparée, et à qui il ne reste plus rien hormis ses enfants, est dans la première partie de la pièce particulièrement émouvante.
b) La revanche de Médée : une revanche où elle apparaît plus habile que les hommes qui sont souvent ridiculisés dans la pièce ou à tout le moins très savamment manipulés (et l’on voit que le plaidoyer d’Euripide-Médée pour les femmes n’exclut pas une certaine crainte devant le pouvoir ou l’habileté de certaines d’entre elles !):
- avec Créon d’abord qui dans ce dialogue se ridiculise complètement : il vient signifier à Médée de quitter avec ses enfants au plus vite la ville de Corinthe parce qu’il a peur d’elle (déjà, un homme qui a peur d’une femme…). Donc il se place en même temps en position de supériorité (lui donne un ordre comminatoire ) et d’infériorité (il reconnaît qu’elle lui fait peur) ce qui est très maladroit. C’est un dialogue assez comique où tout en ne cessant de dire qu’il a peur et qu’il veut qu’elle déguerpisse au plus vite, Créon finit par accorder à Médée ce qu’elle demande : elle fait mine d’accepter de partir, comme il l’ordonne, pour l’amadouer, mais elle lui demande un jour de délai (elle le prend par les sentiments : l’amour des enfants : voir où pourvoir à leur subsistance). Mais c’est pour lui permettre en réalité d’organiser sa vengeance, et Créon le lui accorde, bien qu’il sache qu’il fait une bêtise, « Mon cœur n’est en rien celui d’un tyran, j’ai souvent eu pitié, j’en ai souvent pâti. Je vois bien que j’ai tort de céder à présent d’y céder, et cependant tu seras exaucée… »
- Egée n’est pas tellement courageux non plus : alors qu’il voit Médée dans ce triste état, et qu’elle lui demande asile, (et qu’elle s’engage à lui donner une postérité, — Egée est en tenue de voyageur, il vient de consulter l’oracle de Delphes parce qu’il n’arrive pas à avoir d’enfant, et il s’arrête à Corinthe, sur la route de Trézène, où il va consulter le sage Pitthée sur le sens de l’oracle reçu —) il veut bien la recevoir si elle vient d’elle-même à Athènes, mais « je n’entends point, dit-il, t’emmener loin d’ici avec moi… car je ne veux pas que mes hôtes aient aucun reproche à me faire » (ne veut pas créer d’incident diplomatique) donc courage très relatif d’Egée.
- De même avec Jason, quand elle décide sa vengeance : c’est la deuxième scène avec Jason ; dans la première Jason qui apparaît vaniteux et égoïste lui a dit des choses ignobles (qui d’ailleurs l’ont amenée à la décision de tuer les enfants) : prétendant agir pour leurs intérêts en épousant la fille de Créon, cf.vers 560 sq (alors que ses enfants sont condamnés à l’exil) : très adroitement elle reprend ce qu’il a dit en prétendant se ranger à son avis, pour l’amadouer, puis la seule chose qu’elle lui demande, c’est d’intercéder auprès de sa future femme pour qu’elle obtienne de son père que ses enfants restent auprès de lui, et pour l’y engager, Médée lui envoie des cadeaux somptueux. (noter le machiavélisme et même la folie : elle se place en position de soumission, alors qu’elle trame une vengeance inouïe, et surtout elle présente sa requête et les cadeaux comme le moyen de sauver ses enfants, alors que précisément elle se sert encore une fois des enfants pour dissiper les craintes qu’on pourrait avoir en acceptant des cadeaux de Médée : ces cadeaux semblent être le moyen de fléchir la femme de Jason, alors qu’en réalité, c’est le contraire, les enfants sont le moyen, et les cadeaux la fin : machiavélisme terrible puisqu’elle sait que la cupide Créüse va intercéder auprès de son père, et que les enfants vont rester, c’est-à-dire que de toute façon ils mourront sous le coup de la vengeance des Corinthiens, même si elle n’était pas disposée à les tuer) et d’ailleurs c’est quand on va lui annoncer que sa requête a été acceptée, qu’elle va être mise au pied du mur : être obligée de les tuer, puisqu’elle ne peut plus avoir la tentation de les emmener avec elle et de les épargner !).
Ainsi, Euripide donne-t-il à son héroïne une complexité étonnante (on pourrait même lui faire ce reproche que son héroïne manque d’unité, sauf à penser que c’est la force de sa passion qui la rend si machiavélique) puisque d’un côté il peint en elle la misère de la condition féminine à son époque, mais que de l’autre il montre non seulement qu’elle est, mieux qu’un homme, capable de manier le discours d’une façon très habile, pour obtenir finalement tout ce qu’elle demande, mais aussi qu’elle dépasse l’humanité moyenne par le machiavélisme et la cruauté de ses crimes.
c) Car cette habileté débouche sur la monstruosité : cette vengeance si savamment mise en œuvre est celle non d’une faible femme mais d’une magicienne aux pouvoirs terrifiants : cette femme pitoyable a « le farouche regard d’une lionne qui a mis bas », et la nourrice avant même que Médée ne pense à tuer ses enfants craint pour eux parce qu’elle voit le regard que Médée jette sur ce qui est le fruit de son union avec Jason. « Ah ! je souffre, infortunée, je souffre trop ! Enfants maudits d’une mère qui n’est plus rien que haine, puissiez-vous périr avec votre père… » donc une femme réduite à ce seul sentiment pour Jason : la haine qui va la faire sombrer dans un crime passionnel mais perversement passionnel. Non seulement une vengeance passionnelle : mort atroce de Créon et de sa fille (page 186), mais crime pervers : tuer ses enfants et laisser vivre Jason pour le rendre à jamais malheureux : dans la dernière scène, la mise en scène montre le pauvre Jason éploré, n’ayant même pas le droit de voir une dernière fois les enfants qu’elle a tués, et elle dans une position dominante (sur son char où elle a mis les corps de ses enfants) le frappant de tout son mépris et de toute sa haine.
Donc une âme complexe, animée par des sentiments complexes et contradictoires : la détresse, le chagrin, le remords aussi (d’avoir tué son frère comme d’avoir abandonné son foyer), la passion folle pour Jason (qu’elle ne tue pas !) la haine, la ténacité, le refus d’être vaincue et plus que tout peut-être, la volonté de se venger contre l’humiliation insupportable quand on est la grande magicienne Médée, d’avoir été abandonnée par cet homme « qui est tout pour elle » : la force de tuer ses enfants, bien que Médée soit très lucide sur l’énormité de son crime, vient en définitive non d’une monstruosité supra-naturelle, (ce qu’on verra dans Sénèque) mais de la puissance de son sentiment d’humiliation : elle redoute plus que tout d’exciter le rire, la moquerie de tous ceux qu’elle terrifiait jusque là, et de Jason et sa nouvelle femme en premier : vers 789 sq - « ici pourtant je dois faire silence… ». Cet orgueil qui est le sien, et ce sentiment que Jason s’est moqué d’elle, (et qu’il se moque d’elle avec sa nouvelle femme) et que si elle n’accomplit pas une vengeance unique, on se moquera d’elle, pour avoir à tort accordé à cet homme si peu fiable sa confiance, montre aussi la complexité de cette œuvre : est-elle une faible femme, cette redoutable magicienne pour qui, à l’instar des hommes de la société grecque, le renom et la gloire tiennent une place si grande qu’elle va leur sacrifier ses enfants ?
C. Les dissonances
Ainsi Euripide montre à la fois ce qui peut se passer dans la vie quotidienne de l’époque (à cause du statut inférieur de la femme) et ce qui est de l’ordre de la monstruosité, et de l’inouï, non seulement cet infanticide (ce qui n’est pas si rare) mais cette envolée de la magicienne sur ce char tiré par un dragon ailé : donc cette co-présence de la vie quotidienne et de l’exceptionnel rend un son étrange, et fait que l’infanticide nous apparaît en même temps comme un acte pitoyable et horrible : les seuls êtres qui restent à Médée, dans solitude, ce sont ses enfants, et par folie, parce qu’elle y voit là le comble de la vengeance, parce qu’elle ne supporte pas d’être humiliée, elle décide de s’en priver en les tuant, comme si le fait de leur avoir donné la vie pouvait lui donner aussi le droit de leur donner la mort.
Cette espèce de mélange entre quotidienneté et monstruosité est peut-être ce qui fait souvent apparaître les dialogues en porte à faux, comme si tout ce que disait subissait une sorte de distorsion : si Médée dénonce la condition de la femme mariée à Athènes, quelle valeur peut avoir cette dénonciation dans la bouche d’une meurtrière ? Et le terrain sur lequel Médée conquiert l’assentiment du chœur, à savoir, la justice qu’il faut savoir faire respecter pour rétablir les droits des femmes bafouées, (et donc faire payer à Jason sa traîtrise) n’est pas clair : de quelle justice s’agit-il ? Le chœur veut que Jason soit puni, mais veut-il comme Médée que ce soit au prix du meurtre de ses enfants ? : le chœur comprend à la fin qu’il n’a peut-être que trop adhéré aux projets de Médée, et qu’il est le complice d’un acte horrible. Même erreur quand (410 sq) le chœur se réjouit qu’enfin avec l’action de Médée « les femmes vont enfin être reconnues à leur juste valeur » : non seulement il oublie tous les forfaits antérieurs de Médée, mais le public de son côté qui connaît la suite doit trouver un peu fort qu’il faille tuer ses enfants pour que sa valeur soit reconnue.
Inversement, si Médée est vraiment cette barbare que l’humanisme d’un Grec ne peut que dénoncer, Euripide dénonce plutôt la bonne conscience des Grecs, en l’occurrence de Créon et de Jason : Créon dès qu’il arrive en scène ordonne à Médée de partir immédiatement, sans aucune espèce de sentiment humain, ce grec agit comme un véritable barbare, et pourtant c’est lui qui traite Médée de barbare, Belle leçon pour les Grecs ! Dans le premier dialogue avec Jason, Euripide montre ironiquement le même décalage entre les propos de Jason et sa conduite : alors qu’il l’a abandonnée, qu’il vient de la trahir, qu’il ne s’est même pas opposé ni à son exil ni à celui de ses enfants, ne pensant qu’à ses propres intérêts, il se vante d’avoir fait découvrir à Médée, en lui faisant quitte la Colchide pour la Grèce, la valeur morale des Grecs ! (cf. « Mon grand péché je l’ai commis le jour où j’ai quitté/La maison paternelle, me fiant aux paroles d’un Grec »). Belle leçon donnée encore aux Grecs qui dans cette pièce constatent à la fois jusqu’où peut aller la monstruosité d’une barbare, mais aussi comme les Grecs sont bien à tort fiers de leur prétendue humanité comme de leur moralité.
Donc tout jugement ici devient sujet à caution : un grec peut être plus barbare qu’une barbare, mais une barbare peut aussi aller plus loin qu’un Grec dans sa vengeance, une femme jouit de moins de droit qu’un homme, mais elle peut être supérieure à un homme, et même sa passion peut la rendre monstrueuse et la conduire en définitive à des choses absurdes : on ne peut rien prévoir, et c’est à juste titre que la pièce finit par une sorte d’aphorisme : Zeus dans l’Olympe ordonne bien des choses.
Souvent les dieux accomplissent ce qu’on n’attendait pas.
Ce qu’on attendait demeure inachevé
A l’inattendu les dieux livrent passage.
Ainsi se clôt cette aventure.
Apollonios de Rhodes : le coup de foudre de Médée
Un poète qui naquit à Alexandrie (troisième siècle avant J.-C.) mais qui s’installa à Rhodes où il ouvrit une école de rhétorique. Les Argonautiques sont un long poème de six mille vers ; il y raconte une aventure complète qui est moins une épopée que l’histoire d’une navigation : le roi Pélias ordonne à Jason de lui rapporter la toison d’or. Celui-ci construit le navire Argo et choisit son équipage. Après des aventures chez les Barbares et le difficile passage des Symplégades, ils parviennent en Colchide chez le roi Aétès et au chant III Médée, la fille du roi tombe amoureuse de Jason et grâce à elle, Jason surmonte les épreuves imposées. Puis après un périple compliqué, Jason et Médée reviennent au port d’où Jason était parti. Apollonios met surtout l’accent sur l’expédition elle-même – navigation à travers la mer Noire, (et donc vers les avants postes les plus exposés des comptoirs grecs) (luttes réelles des colons hellénisés contre les barbares d’Arménie ou de Colchide). Ce que nous retiendrons, c’est la rencontre de Médée et de Jason : les poètes alexandrins, beaucoup moins passionnés par la politique (régime monarchique des royaumes d’orient, très différents des démocraties de la Grèce classique) ont été de grands observateurs de la passion amoureuse : ici Apollonios décrit un coup de foudre, puis le conflit entre l’amour et le devoir familial : Médée est une héroïne quasi-romanesque, une des premières héroïnes romanesques ; donc ce texte est important, et Apollonios s’y livre à une analyse psychologique (dont Virgile se souviendra pour Didon) ainsi :
Cependant l'Amour, traversant les airs sans être aperçu, descendit dans le palais, semblable au taon bourdonnant qui fond sur les génisses et les met en fureur. Il s'arrête d'abord sous le vestibule, bande son arc et tire de son carquois une flèche redoutable qui n'avait pas encore servi. S'avançant ensuite légèrement, il jette les yeux de tous cotés, se glisse derrière Jason, pose la flèche sur le milieu de la corde, étend les bras et la décoche à Médée, qui se trouble à l'instant. L'enfant malin voit l'effet du coup et s'envole en riant. Bientôt le trait porte au fond du coeur de la princesse un feu dévorant. Elle jette sur Jason des regards enflammés. De fréquents soupirs s'échappent avec peine de son sein. Jason seul occupe sa pensée. Une douce langueur s'empare de ses sens. Ainsi lorsqu'une femme, réduite à vivre du travail de ses mains, se lève longtemps avant le jour et, pressée d'éclairer son réduit, rassemble autour d'un tison de légers morceaux de bois, souvent le feu s'allumant tout à coup avec violence consume en un instant l'aliment qui l'entourait, ainsi l'amour, caché dans le coeur de Médée, l'embrase en un instant. Tantôt ses joues paraissent tout en feu, tantôt une pâleur mortelle efface l'éclat de son teint. (III v. 275 sq)
Amour-coup de foudre et passions (fureur, feu dévorant, regard enflammés lancés à Jason, mais aussi le plaisir de ne penser qu’à l’être aimé : les soupirs, la douce langueur, avec la belle comparaison du feu (noter le registre de la vie quotidienne) qui s’embrase avec violence, et la description désormais classique de la pâleur qui succède au feu.
Le silence régnait sur les ténèbres toujours plus noires. Mais le doux sommeil n’envahit pas Médée, car les soucis en foule, dans sa passion pour l’Aisonide, la tenaient en éveil : elle craignait la brutale fureur des taureaux qui devaient le faire périr d’une mort pitoyable dans la jachère d’Arès. À coups répétés, son cœur battait follement dans sa poitrine. Ainsi, à l’intérieur d’une maison, dans un rayon de soleil, réfléchi par l’eau qu’on vient de verser dans un chaudron ou dans une jatte : secoué par le rapide tournoiement du liquide, il bondit en tous sens ; de même, dans sa poitrine, un vertige emportait le cœur de la jeune-fille. De ses yeux coulaient des larmes de pitié ; une douleur intérieure la torturait sans cesse d’un feu qui glissait à travers son corps, le long des moindres fibres de son être, et remontait jusqu’au bas de l’occiput ; c’est là que la souffrance pénètre le plus cruellement quand les Amours jamais lassés dardent leurs peines dans une âme. (III, 750)
Dans le deuxième passage, ce qui frappe c’est l’association de la poésie et de la description clinique du symptôme amoureux : l’amour est ici associé au tourment pour l’être aimé, et aux hésitations qu’il fait naître pour la conduite à suivre (supporter sa douleur sans rien dire, faire triompher Jason, s’associer à lui…) et pour faire comprendre ce tourment, Apollonios se sert d’une métaphore poétique : l’inquiétude, c’est ne pas pouvoir rester en repos parce que justement Médée se demande ce qu’elle doit faire, et ses hésitations continuelles sont comparées à l’image sans cesse en mouvement d’un vase plein d’eau frappé par les rayons du soleil (elle voltige en décrivant des cercles rapides) : belle comparaison (où l’on voit comme dans la précédente dans quel registre se place Apollonios : le familier, le domestique : le vase, le feu que rallume la ménagère) et une description clinique : les nerfs pris par le feu, qui se fait sentir dans un certain endroit, décrit très exactement : jusque derrière la tête là où la douleur est la plus vive.
Donc description d’une Médée qui est une toute jeune-fille, à qui l’amour va faire perdre la tête… rien de la cruelle magicienne du mythe. Elle cherche une raison valable pour trahir son père et renoncer à sa pudeur virginale : or, les enfants de sa sœur étaient des compagnons de Jason, et sa sœur la supplie d’employer ses talents de magicienne pour faire triompher Jason et les faire échapper au courroux de leur grand-père. Donc, Médée trouve ainsi un beau prétexte pour aider Jason. Mais elle n’est pas sûre d’elle, elle hésite à partir avec lui, à tout quitter. Elle veut même s’empoisonner tant elle a honte de ce qu’elle a fait. Mais elle finit par suivre Jason, et même elle trahit son frère Aspyrtos qui les poursuit, en le faisant tomber dans un guet-apens. (Mais le très policé Apollonios ne lui fait pas couper en morceaux son frère). Ses aventures ne vont pas plus loin : le navire, après un long périple revient à son point de départ, dans le golfe de volo.
Sénèque
Nous avons vu le rôle mineur que jouait dans Euripide l’expédition des Argonautes : elle est surtout l’occasion pour Médée de regretter d’avoir connu Jason, et de considérer finalement comme son plus grand crime d’avoir déserté le foyer paternel. Chez Apollodore, rien n’était dit des aventures corinthiennes de Médée, et il avait surtout en tête de raconter une nouvelle Odyssée. Mais Sénèque va de façon géniale trouver le lien interne et nécessaire entre les aventures de Jason en Colchide et l’histoire de Médée à Corinthe.
Le grand philosophe stoïcien, le précepteur de Néron, a écrit neuf tragédies, destinées probablement plus à être lues qu’à être jouées. Mais en tout cas elles ont une efficacité spectaculaire. Longtemps on a mis en doute que Sénèque en fût l’auteur : on s’est étonné devant tant d’horreurs, de monstruosité, et on s’est demandé ce qu’il voulait nous dire, qui soit compatible avec sa philosophie (qui prône la maîtrise de soi, la magnanimité, la raison etc). Peut-être dans ces périodes troublées où les empereurs étaient souvent des fous, ou des brutes sanguinaires, ses pièces sont-elles une réflexion pessimiste sur le pouvoir absolu, sur le choix d’un héroïsme de l’inhumain, sur la monstruosité qui peut se révéler en tout homme dès lors qu’il veut aller jusqu’au bout de ses pulsions. Donc ses pièces, et Médée, en tout premier lieu seraient une réflexion sur des personnages qui sortent de l’humanité, et Médée rejoint les grands criminels, comme Thyeste, le protagoniste d’une autre tragédie de Sénèque.
Nous ne parlerons de la Médée de Sénèque qu’en référence à celle d’Euripide, pour montrer ce qui la sépare de celle d’Euripide : On y trouve les mêmes personnages : la nourrice, Créon, Jason, mais le chœur est un chœur d’hommes : il n’y aura pas cette sympathie entre femmes qu’il y avait chez Euripide. Le chœur aura une autre fonction.
a) La situation de départ est différente : d’abord Créon, plus magnanime et plus généreux veut d’emblée garder les enfants, d’autant que c’est pour eux en grande partie que Jason épouse Créüse : Jason les aime vraiment et veut les sauver ; or, il était acculé à un dilemme : soit rester fidèle à Médée mais rester un exilé sous la menace d’être tué, avec ses enfants, par Acaste, le roi de Thessalie dont le vieux père Pélias a été tué par Médée, soit sauver ses enfants et accepter la main de Créüse et l’aide de Créon contre Acaste. Donc des motifs bien plus nobles que chez Euripide. Et c’est lui aussi qui sauve Médée, que Créon voulait faire périr (il lui reproche ses effroyables crimes). Donc Jason comme Créon sont des romains qui croient en la raison, sont accessibles à l’humanité, et des pères attachés à leurs enfants. C’est en quoi ils ne seront pas de taille à rivaliser avec l’inhumanité de Médée.
Enfin le mariage de Jason et de Créüse est plus concret, puisque la pièce se déroule le jour même des noces, presque au début, un chant du chœur célèbre « le royal hyménée » (ce qui met hors d’elle Médée qui l’entend).
b) D’autant qu’elle est, elle, Médée, radicalement différente de celle d’Euripide : on entendait au début de la pièce d’Euripide des gémissements pitoyables. Ici, il ne suffit que de lire les premiers vers de la pièce pour le constater (vers 1-25) (et commenter le Jam parta ultio est / peperi) : d’emblée c’est une force du mal qui demande à toutes les divinités de la nuit comme au Soleil, son grand-père, de porter la mort à Créüse, et même elle veut comme un nouveau Phaéton, incendier entièrement la ville de Corinthe (cf. Néron) c’est d’ailleurs ce qui se passe) à la fin de la pièce. Et si elle tue ses enfants, c’est moins pour effacer ce qui lui rappelle Jason, que parce qu’elle a compris que c’était par où l’atteindre au plus vif : car Jason est un père pour qui la vie de ses enfants est la chose primordiale. Enfin, elle est d’une cruauté raffinée : elle fait durer le supplice du pauvre Jason : d’abord elle tue un enfant, puis elle laisse Jason l’implorer pour qu’elle ne tue pas l’autre, et après qu’il l’a bien suppliée, elle égorge le second !
c) Aussi le chœur ne peut-il avoir les même sentiments pour elle que les Corinthiennes d’Euripide : le chant central est magnifique, il évoque précisément le voyage des Argonautes : la nef Argo devenant la première embarcation à aller affronter un autre continent : devait-on essayer de joindre ces deux continents aussi différents : l’occident grec et l’orient barbare ? Les Argonautes sont des audacieux car ils ont osé relier deux mondes qui devaient rester séparés, et ils ont osé, sans doute les premiers, pénétrer l’élément marin. Toute la tragédie de Médée peut ainsi se lire par rapport à cette transgression originelle, qui sera comme la matrice de tous les autres crimes y compris le dernier (l’infanticide) destruction absolue qui ramènera tout au point de départ. Pour Sénèque, la nef Argo fut le premier navire construit par des hommes : et c’est donc à lui qu’on doit la disparition de l’âge d’or : la navigation constitue la première transgression car auparavant « chacun tranquillement installé sur son rivage, vieillissait sur la terre de ses aïeux, riche de peu, ne connaissant d’autres ressources que celles du sol natal… » : et le crime originel est donc d’avoir voulu relier des univers séparés, et de ce fait aussi s’en prendre à une mer jusque-là hors de portée et qui va vouloir se venger. Ainsi Sénèque ajoute-t-il un thème capital : les malheurs des Argonautes (et les monstres qu’il eurent à affronter au cours de leur navigation) constituent le châtiment de la pénétration de l’élément marin, à commencer par les redoutables Symplégades :
Ce navire impudent subit de lourdes pertes durant sa longue traversée, quand les deux monts barrant la mer de part et d’autres s’ébranlèrent soudain sans un fracas de tonnerre et que la mer enserrée éclaboussa les étoiles et les nues elles-mêmes !
Et le dernier châtiment n’est autre que l’arrivée de Médée elle-même en terre grecque : ce monstre n’aurait jamais dû sortir de Colchide ; ainsi chez Sénèque la venue d’Argo a définitivement annoncé la fin de l’âge d’or et le temps du Chaos, le temps de Médée : ce sont les humains qui sont responsables de l’arrivée de l’inhumain, qui sont coupables des destructions qu’ils subissent : ils ont fait « Médée ». Et, alors que chez Euripide, la faute était du côté de Médée (je n’aurais pas dû quitter le foyer de mon père) ici la faute est du côté des hommes, Médée étant comme le châtiment de leur volonté de transformer le monde en réunissant ce que la nature avait voulu laisser séparé.
On voit donc comment Sénèque a su relier de façon très serrée l’histoire des Argonautes et celle de Médée. Aussi le passé est-il très présent dans cette tragédie, et il joue du reste un rôle différent au cours de la pièce. Non seulement dans ce souvenir de la première navigation, cause de tout le mal, mais surtout dans le souvenir de tous les crimes de Médée, qui sont sans cesse mis en exergue, (à l’inverse d’Euripide : Euripide a gommé tout ce qui l’avait déjà rendue monstrueuse ; c’est sa passion pour Jason qui la conduit à l’infanticide). Ces crimes constituent une menace future pour Créon (c’est pourquoi il veut la renvoyer au plus vite). Mais surtout ils sont pour Médée le souvenir de sa force (elle a voulu se ranger en devenant « grecque »), et elle les évoque pour se retrouver, et avec un crescendo entre le début et la fin de la pièce : au début, elle rappelle ses crimes déjà inouïs (le frère coupé en morceaux etc) en disant « trop médiocres sont ces forfaits que je rappelle ! Tout cela, je l’ai fait quand j’étais une vierge. Il faut que mon ressentiment se dresse plus terrible encore ! et ce sont des crimes plus grands qui me conviennent maintenant que j’ai enfanté ! ».
Mais à la fin de la pièce, pour Médée, qui sait que désormais, elle est Médée, la puissante magicienne (Nunc Medea sum) ses crimes passés, toujours évoqués, ne sont plus qu’un point de comparaison, comme une jauge qui évaluerait ses crimes présents : « Agis et fais en sorte qu’on sache combien étaient insignifiants et de quelle essence vulgaire étaient les crimes que j’ai commis pour obliger autrui » : jusque-là ce n’était que pour Jason qu’elle avait été criminelle, maintenant c’est pour elle-même qu’elle le sera et des crimes commis dans son propre intérêt ne peuvent être que plus énormes, car les autres dit-elles étaient des crimes « de novice » : « C’est maintenant que je suis Médée, mon génie a grandi dans le mal, je suis heureuse, oui heureuse d’avoir ravi la tête de mon frère, heureuse d’avoir dépecé son corps, d’avoir dépouillé mon père du trésor sacré qu’il gardait jalousement ; heureuse d’avoir armé des filles pour faire tuer leur vieux pères… » (aucun regret comme chez Euripide d’avoir trahi sa famille).
Ainsi, et de façon paradoxale, ce constant rappel du passé est fait pour qu’il perde toute signification par rapport à l’énormité du crime que Médée va commettre, parce qu’elle veut en quelque sorte remonter le temps, se retrouver telle qu’elle était avant de connaître Jason : donc et - c’est là le vrai crime de Médée dans la pièce pour un romain, qui plus est stoïcien -, elle va introduire sciemment une perturbation dans l’ordre du monde. Et là encore nous voyons bien son lien avec l’expédition des Argonautes : de même que la Nef Argo avait introduit une rupture dans l’ordre du monde, de même Médée, qui est bien ce monstre résultat de la rupture, va à nouveau introduire du chaos dans la ville de Corinthe (le résultat le plus évident étant l’incendie qui dévaste la ville entière et change même sa topographie puisque l’isthme est destiné à disparaître) et du temps perturbé, comme un temps à l’envers : elle fait descendre la lune en plein jour, et pendant ce temps chaotique vont comme s’annuler tous les événements qui ont eu lieu depuis sa rencontre avec Jason : son mariage, la naissance de ses enfants, le vol de la Toison d’or, et enfin sa « répudiation « au profit de Créüse : on assiste à un anti-mariage, et un anti-enfantement : en annulant les noces présentes, elle annule symboliquement les siennes : anti-noces ajoutées aux noces égalent zéro : le monologue d’ouverture est (par rapport au chant d’hyménée du chœur qui suit) un chant de fureur un anti-chant d’hyménée ; les cadeaux nuptiaux, au cours d’une cérémonie de sorcellerie (serpents, dieux d’en bas…) deviennent des pièges incendiaires (et le don précieux annule en quelque sorte le vol de la toison d’or): et au moment où on fait un sacrifice rituel pour le mariage, Médée fait un anti-sacrifice à Hécate, en versant son sang, du sang humain, au lieu d’un sang animal, et en faisant elle-même l’office du prêtre (inconcevable pour un romain). Du même coup, Créüse devient une femme-torche, un incendie à elle toute seule. Ainsi, Médée retourne contre sa rivale la flamme qu’a fait naître jadis Jason en elle. Quant aux enfants, dans ce rituel perverti, ils ne peuvent que disparaître : les tuer c’est en quelque sorte les faire rentrer dans ses entrailles, et pouvoir les tuer, c’est en faire les enfants de Créüse et de Jason (temps inverse : les enfants non pas après mais avant le mariage) « Tout ce qui vient de lui, c’est Créüse qui l’a mis au monde (921) « enfants autrefois miens, il vous revient d’expier pour les crimes de votre père ». Voilà donc comment Médée se retrouve elle-même, la vierge d’avant la connaissance de Jason ; elle a effacé, par une anti-cérémonie nuptiale et par cet infanticide, tout ce qui le liait à lui et par là-même avec ce crime, tous ses crimes précédents.
Que voulait dire Sénèque ? Cela dépend de la date de composition de cette œuvre : les dernières recherches la situent aux alentours de 64. Alors dans ce cas, c’est parfait, puisque l’incendie de Corinthe ne peut que faire penser à celui de Rome (juillet 64) Peut-être Sénèque était-il déjà informé du désir de Néron, et il aurait dénoncé, de façon biaisée, cette folie criminelle : Médée, c’est Néron, d’autant que pour Néron le souverain est l’incarnation du soleil-Hélios (cf. Médée, petite-fille du Soleil) (Néron devant la Maison dorée, édifiée précisément après, et grâce à l’incendie de Rome, en Hélios couronné). Peut-être donc une façon pour le philosophe qui fut le conseiller de l’empereur, de dénoncer l’inhumanité de certains criminels, avec l’idée, comme chez Tacite, qu’on ne peut lutter contre eux : car ils sont précisément au-delà de l’humain.
C’est sur cette note pessimiste que nous finirons, non sans avoir noté les pouvoirs de la littérature qui a fait dire tant de choses différente à un même mythe.