La fondation légendaire de la Tripolitaine
On ne peut pas envisager la fondation de la cité d’Oea-Tripoli sans celle de la Tripolitaine dans son ensemble.
Selon une légende grecque rapportée par le Périple du Pseudo-Scylax datant du IVe ou IIIe siècle avant J.-C., les deux cités de Carthage – habitée par les Phéniciens – et de Cyrène – habitée par les Grecs – veulent délimiter leurs territoires respectifs. Au lieu de se faire la guerre, elles conviennent d’envoyer chacune le même jour une expédition qui doit longer la côte ; la frontière entre les deux peuples se trouvera à leur point de rencontre.
Conduits par les frères Philènes, les Carthaginois marchent jour et nuit et rencontrent les Cyréniens bien plus près de Cyrène que de Carthage, dans le golfe de la Grande Syrte. Les Cyréniens, mécontents, les accusent d’être partis avant la date fixée et acceptent de reconnaître la frontière à la seule condition que les frères Philènes se fassent enterrer sur place.
Dévoués à leur cité, les frères Philènes acceptent l’accord, délimitant ainsi la frontière économique et politique de leur territoire. L’emplacement, bien que difficile à définir précisément, est marqué par un autel en leur honneur. Cette frontière sert alors de limite à l’Empire romain pour séparer, au Ier siècle avant J.-C., la province d’Afrique (Africa Provincia) et la province de Crète et Cyrénaïque (Cyrenaica Provincia) puis, plus tard, sous Constantin, la province de Tripolitaine ou Libye inférieure (Libya inferior) – dont fait partie la cité d’Oea – et la province de Libye supérieure (Libya superior) ou Pentapole (Libya pentapolis).
L’histoire de la Tripolitaine et d’Oea-Tripoli
Carte de la Libye antique au IIe siècle après J.-C., © C. Berthon
Dès le deuxième millénaire avant J.-C., la Libye est habitée par un peuple indigène berbère, les Libous, installés en Cyrénaïque et redoutés par leurs voisins égyptiens.
Au premier millénaire avant J.-C., les premiers comptoirs de commerce (emporia) des Phéniciens (peuple de marins venus du Liban actuel) sont fondés sur la côte libyenne. Ils servent d’escales temporaires pour développer le commerce avec les tribus locales.
Avant que n’existe la Tripolitaine, le golfe des Syrtes est ainsi divisé en deux territoires distincts situés sur la côte d’Afrique du Nord : la Petite Syrte (golfe de Gabès actuel) à l’Ouest et la Grande Syrte (golfe de Syrte actuel) à l’Est. La navigation y est particulièrement risquée mais cette région compte quelques villes et ports importants comme Sabratha – alors connue sous le nom de Tsabatan –, Leptis Magna ou Oea – nom antique de Tripoli – qui servent au commerce transsaharien. Alors que la côte est globalement dominée par les Carthaginois, ces trois villes forment une enclave indépendante.
Dès le VIIIe siècle avant J.-C., en effet, Oea est habitée par la tribu berbère des Maces : Oea s’appelait alors Makaraia, ce qui signifie l’ « Oea des Maces ». Ce peuple indigène revendique sinon une possession du moins le libre accès à la côte et vit en symbiose avec les cités puniques qui ne sont pas encore organisées en grandes villes. Notons que les Maces appartiennent aux tribus des Gétules, ce qui a une grande importance politique au regard de l’Empire romain. En effet, on sait qu’au IIe siècle avant J.-C., Marius a concédé des terres aux Gétules mais aussi que, pendant la guerre d’Afrique, contre les Numides de Juba, Jules César a pu compter sur le ralliement des Gétules ; enfin, malgré une courte crise gétule rapidement maîtrisée sous Auguste, en 6-7 après J.-C., la cohabitation entre les Gétules et les Romains est parfaitement pacifique.
À partir du VIIe siècle avant J.-C., la Lybie est divisée en trois parties :
- La Cyrénaïque (Cyrenaica), voisine de l’Égypte et fondée en 631 avant J.-C. par des Grecs venus de l’île de Santorin ;
- La Tripolitaine (Tripolitania), colonie phénicienne comprenant les trois villes de Sabratha, Leptis Magna et Oea ;
- Le Fezzan (Phazania), qui s’étend sur la région saharienne et désertique et qui est occupé par les tribus indigènes des Garamantes.
La cité d’Oea est fondée au VIIe siècle avant J.-C. par les Phéniciens.
Au VIe siècle avant J.-C., les Libyens indigènes tentent de chasser les Grecs avec l'aide des Égyptiens, mais sont vaincus vers 570 avant J.-C. En 514-512 avant J.-C., les Maces, alliés aux Carthaginois, réussissent à expulser les Grecs de la côte de Lybie, notamment de la Cyrénaïque.
À partir du IIIe siècle après avant J.-C., Oea et Sabratha, comme Leptis Magna, font partie de la regio Tripolitana (région Tripolitaine), province romaine fondée entre 294 et 305 après J.-C. Cette appellation provient du grec Τριπολιτάνια / Tripolitania et signifie « les trois cités », soit un ensemble de villes liguées dont Oea - Tripoli était la capitale.
Après la défaite de Carthage lors de la deuxième guerre punique (de 218 à 202 avant J.-C.), Oea passe aux mains des Numides et de leur roi Massinissa de 202 à 148 avant J.-C. puis son petit-fils Jugurtha de 118 à 105 avant J.-C. Ces derniers, d’abord alliés des Carthaginois, passent dans le camp romain et prennent conscience de la position géographique stratégique de la cité : ils transforment ce comptoir en ville permanente afin d'éviter que les Phéniciens installés à Carthage ne s'en emparent. Comme le montre la légende des frères Philènes, toute la côte est sous domination carthaginoise, mais les grandes cités prospères de Sabratha, Oea et Leptis Magna échappent au sort funeste de Carthage, passant sous l’autorité du royaume numide.
Aux II-IIIe siècles après J.-C., Oea passe ensuite sous domination romaine : elle est probablement élevée au rang de province indépendante par l’empereur Septime Sévère, originaire de Leptis Magna, au début du IIIe siècle après J.-C.
En 303 après J.-C., les Romains créent la provincia Tripolitana (province tripolitaine). Les relations avec Rome sont riches : Oea fournit à Rome beaucoup d’animaux et de marchandises exotiques, notamment pour les jeux du cirque ; en échange, Rome récompense la ville en la dotant au cours des IIe et IIIe siècles après J.-C. de théâtres, d’amphithéâtres, de temples et de monuments publics divers. Par ailleurs, Rome fait construire des centenaria, fermes fortifiées qui servaient de limes tripolitanus, c’est-à-dire de système défensif au Sud de la Libye contre les invasions des tribus du désert : on en compte plus de 2000 au IIIe siècle après J.-C. dans le Sud de la Tripolitaine.
En outre, la région de Cyrénaïque cultive des céréales (orge, blé), produit de l’huile d’olive, du vin, des fruits (figues, pommes), élève du bétail (moutons notamment) et produit du silphium, une herbe qui ne pousse qu’en Cyrénaïque et qui sert de remède médicinal et d’aphrodisiaque. Cyrène devient une capitale intellectuelle et artistique grecque très importante.
Au IVe siècle après J.-C., Oea est presque totalement détruite et enfouie sous le sable par deux séismes successifs en 310 et 365 ; elle est alors abandonnée par une grande partie de sa population. En outre, les raids de plus en plus fréquents des populations indigènes venues de l’intérieur de l’Afrique affaiblissent la prospérité d’Oea.
A partir du Ve siècle après J.-C., Oea est envahie en 429 par les barbares, les Austuriens, tribu berbère nomade, ainsi que par les Vandales en 455.
Après le retour des Romains en 533-534 après J.-C., c’est le début d’une histoire mouvementée. Les villes côtières sont partiellement restaurées et fortifiées. Mais on observe de nombreuses insurrections dans les villes intérieures de la Tripolitaine. Les Maces sont supplantés par les Maures et d’autres « barbares » jusqu’à la victoire des Byzantins en 548.
Au VIe siècle après J.-C., Leptis Magna ayant subi le même déclin que Sabratha, les Romains s’installent alors à Oea qui devient la ville-phare de la Tripolitaine.
Oea est ensuite conquise par les musulmans au VIIe siècle après J.-C. : en 642-643, les Arabes assiègent la ville. À l’inverse de Sabratha, à partir de 980 après J.-C., sous l’Empire byzantin, Oea connaît jusqu’au XIe siècle une longue période de prospérité. C’est au IXe siècle après J.-C. que la cité d’Oea prend le nom de « Tripoli » et s’érige au rang de capitale régionale.
L’architecture de la cité d’Oea-Tripoli
Plan d’Oea-Tripoli, © Google Maps
La ville moderne ayant recouvert la totalité du site antique, il ne reste aujourd’hui à Tripoli qu’un seul vestige romain visible, face au port, près de l’entrée Nord-Est de la medina : un arc de triomphe quadrifrons (percé sur chacun des quatre côtés) en marbre blanc, datant de 165 après J.-C. et dédié à l’Empereur Marc Aurèle et son frère adoptif et co-empereur Lucius Verus pour commémorer leurs victoires sur les Parthes de 161 à 168 après J.-C. L’arc était situé à l’intersection du cardo (axe Nord-Sud) et du decumanus (axe Est-Ouest) de la cité, près du forum et des thermes.
Il est décoré, sur ses deux frontons, par des sculptures représentant le dieu et la déesse tutélaires de la ville : Apollon et Minerve, cette dernière étant emportée par un char traîné par des sphinx, mais aussi des biges attelés par des griffons, emportant dans une apothéose Marc Aurèle. L’arc de triomphe est aussi décoré de trophées de la Victoire, de familles de prisonniers et de deux médaillons ornés des bustes de Marc Aurèle et de Lucius Verus. Les niches de l’arc de triomphe, actuellement vides, contenaient vraisemblablement les statues de l’Empereur et de son co-Empereur.
L’arc de triomphe doit sa survie à ses multiples réemplois : transformé en mosquée jusqu’au XIVe siècle, il devint au XVIIIe siècle un entrepôt pour les cordages et les voiles de l’Amirauté de la cité, puis un abri pour des boutiques et une taverne au XIXe siècle, et enfin un cinéma et une salle de spectacle au XXe siècle. Il est aujourd’hui encore surmonté d’une coupole octogonale qui est certainement un ajout islamique postérieur à l’époque romaine.
Près de l’arc de triomphe, au carrefour du cardo (axe Nord-Sud) et du decumanus (axe Est-Ouest), on a retrouvé les vestiges d’un temple dédié au genius colonine, c’est-à-dire au dieu protecteur de la colonie et datant de 183-185 après J.-C. Il s’agit d’un temple de 11,80 mètres sur 5,85 mètres de façade hexastyle, construit en marbre. Le fronton est orné de cinq figures en relief : au centre, le Génie de la colonie est encadré par les dieux patrons de la cité : Apollon avec le trépied et sa couronne de laurier ainsi que Minerve, casquée et armée d'une lance et d'un bouclier ; les Dioscures sont situés à chacun des deux angles du fronton.
Par ailleurs, dans la ville, on a retrouvé des vestiges de maisons ornées de fresques et de mosaïques, les restes d’un édifice public – vraisemblablement des thermes – une nécropole à l’extérieur des remparts de la cité ainsi que de luxueuses villas en bord de mer.
La Tripolitaine et Oea-Tripoli aujourd’hui ?
Le site archéologique des trois cités d’Oea, Sabratha et Leptis Magna a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO en 1982. Cependant, ces cités sont exposées à l’érosion des vents et des embruns marins ainsi qu’au tourisme et aux pillages divers qui dégradent les sites archéologiques. Par ailleurs, la situation politique instable de la Libye explique que les sites de Leptis Magna et Sabratha aient été inscrits sur la liste du patrimoine mondiale en péril en 2016.
Ce qu’en dit Salluste :
Igitur ad Catabathmon, qui locus Aegyptum ab Africa diuidit, secundo mari prima Cyrene est, colonia Theraeon, ac deinceps duae Syrtes interque eas Leptis, deinde Philaenon arae, quem locum Aegyptum uersus finem imperi habrere Carthaginienses, post aliae Punicae urbes. Cetera loca usque ad Mauretaniam Numidae tenent, proximi Hispaniam Mauri sunt. Super Numidiam Gaetulos accepimus partim in tuguriis, alios incultius uagos agitare, post eos Aethiopas esse, dein loca exusta solis ardoribus.
Ainsi donc, à partir de la région de Catabathmon, qui sépare l'Égypte de l'Afrique, on rencontre d'abord, en suivant la mer, Cyrène, colonie de Théra, puis les deux Syrtes, et entre elles, Leptis, puis les autels des Philènes, limite, du côté de l'Égypte, de l'empire carthaginois, et, en continuant, d'autres villes puniques. Les territoires à la suite, jusqu'à la Mauritanie, appartiennent aux Numides ; les peuples les plus rapprochés de l'Espagne sont les Maures. En arrière de la Numidie sont, dit-on, les Gétules, les uns vivant dans des cabanes, les autres, plus barbares encore, allant à l'aventure. Derrière sont les Éthiopiens, et plus loin enfin, les pays brûlés par le soleil.
Salluste, Guerre de Jugurtha, XIX, traduit par François RICHARD, 1933.