Entrez au Louvre et vous le verrez, dès l’orée du Musée, imposant et spectaculaire : Milon de Crotone, sûrement l’athlète le plus célèbre de l’Antiquité, ou, pour reprendre les mots d’Aulu-Gelle, l’athleta inlustris, l’ « athlète illustre ».
Auréolé de gloire, reconnu pour ses extraordinaires capacités et exploits, devenu une figure mythique, comparé à Héraclès, Milon fascine les auteurs depuis l’Antiquité et ce, jusqu’à l’époque moderne, où il est évoqué aussi bien par Rabelais, Shakespeare ou Alexandre Dumas. Modèle olympique par excellence, il figure même sur l’un des quatre timbres de la planche philatélique éditée à l’occasion des Jeux olympiques de Paris de 1924.
Derrière l’homme se cache le symbole d’une époque en pleine mutation. Il représente l’émergence de ce qu’on appelle parfois une « culture agonistique » ou « culture athlétique ». Étudier la vie de Milon, c’est ouvrir sur un champ beaucoup plus large, sur un monde où le sport est central, où la figure de l’athlète apparaît, charriant avec elle des représentations symboliques et des idées politiques.
Devenir symbole, c’est aussi devenir l’objet privilégié des réflexions sur cette culture agonistique et sur cette vie d’athlète. L’existence de Milon est représentative des réactions parfois contradictoires que suscite un grand champion, entre admiration populaire et contestation scientifique et philosophique.
Que sait-on de la vie de Milon ?
Hors victoires et exploits légendaires, peu d’éléments biographiques sur Milon nous sont parvenus. Aucune source contemporaine ne peut être étudiée et ce que l’on sait de sa vie vient de documents tardifs parfois contradictoires.
Malgré tout, il est possible de lister plusieurs éléments d’une manière assez assurée. Milon serait né autour de l’année 554-553 avant J.-C. Il aurait suivi une carrière athlétique longue et victorieuse, combattant comme lutteur dans les concours. Il se serait illustré jeune, chez les enfants, puis plus tard chez les adultes, poursuivant une carrière d’une longévité assez rare pour être signalée.
Milon aurait rencontré Pythagore, de qui il aurait été le disciple, et se serait même marié avec l’une de ses filles, que l’on connaît sous le nom de Myia. Ils auraient eu au moins deux filles. L’une aurait épousé le médecin Démocédès de Crotone. Ces éléments et notamment ces mariages prestigieux, ne sont pas qu’anecdotiques : ils témoignent de la place privilégiée qu’occupait Milon dans la cité de Crotone, une cité d’origine grecque située en mer Ionienne, sur le golfe de Tarente. Milon représentait très probablement une élite.
Après sa carrière, plusieurs modèles de reconversion se seraient ouverts à lui : modèles politique, sportif, religieux. Il a très probablement joué un rôle au sein du gymnase de sa cité en préparant de futurs athlètes, comme c’est le cas de nombreux sportifs retirés de la compétition. Un rôle politique dans la gestion de la cité a pu aussi lui être confié. Il aurait aussi été prêtre d’Héra, ce qui prouve son prestige. Il apparaît certain que Milon appartenait à un fort réseau cultuel et politique.
Sur le plan militaire, Milon aurait tenu une grande place dans la victoire de Crotone contre la cité rivale de Sybaris, en 511-510 avant notre ère. Menant la phalange, signe aussi de son crédit et du lien ténu entre les sportifs et les guerriers, et revêtu des attributs d’Héraclès, il aurait fortement contribué à la fuite des ennemis, épouvantés devant son aura héroïque.
Enfin, la mort de Milon a fait l’objet de plusieurs récits où ce qui a dû être une réalité se mêle à la légende. Il aurait ainsi péri, dévoré par des bêtes sauvages, en tentant en vain de déraciner un arbre qui aurait emprisonné ses mains.
La gloire du lutteur
La carrière sportive de Milon est à la fois longue et précoce. Il a sûrement quatorze ans lors de sa victoire aux jeux pythiques de 538 avant J.-C. On peut alors dater sa première victoire en tant qu’adulte de 532 avant notre ère. Très régulier dans les victoires, Milon est aussi le premier périodonique connu, donc le premier athlète à avoir remporté la victoire dans les quatre concours principaux lors d’une même période. Sa carrière s’achève autour de l’année 512 avant J.-C.
Il combat pour la cité de Crotone, à qui l’on associe l’épithète εὐστεφανοϛ (eustephanos) « bien couronnée ». Crotone se distingue, en effet, par un nombre important de victoires aux concours, notamment dans les épreuves de course. De ces dispositions à la victoire viendra un proverbe : Krotônos hygiesteros, plus sain que Crotone.
L’athlète symbole d’une époque en pleine mutation
La vie de Milon constitue peut-être la première vraie vie d’athlète, une vie rythmée par la succession d’échéances, par l’alternance de préparations et de concours. Elle est représentative de cette période qui rationalise la préparation à l’épreuve, préparation à la fois musculaire et diététique. Galien, dans son traité Sur L’hygiène, énumère ainsi les exercices que Milon pratique pour se préparer à l’épreuve.
La vie de Milon est aussi symbolique d’un changement de valeurs, d’un monde en mutation. Dans le modèle héroïque, la valeur du héros conditionne sa participation aux épreuves. Dans le monde agonistique, c’est la victoire à l’épreuve qui confère une valeur sociale provisoire à l’athlète. Cette idée serait à mettre en lien avec le principe de la phalange, dans laquelle les hommes sont interchangeables et comparables. La phalange a ainsi pu constituer un terreau favorable à l’émergence de la culture sportive.
Les exploits légendaires de Milon
Les exploits attribués à Milon se situent au croisement de la réalité et de la légende. Sept exploits lui sont traditionnellement attribués et Pausanias en raconte cinq au moment où il décrit sa statue.
Λέγεται δὲ καὶ ὡς ἐσκομίσειεν αὐτὸς αὑτοῦ τὸν ἀνδριάντα ἐς τὴν Ἄλτιν ὁ Μίλων. Λέγεται δὲ ἐς αὐτὸν καὶ τὸ ἐπὶ τῇ ῥοιᾷ καὶ τὸ ἐπὶ τῷ δίσκῳ. Ῥοιὰν μὲν δὴ οὕτω κατεῖχεν, ὡς μήτε ἄλλῳ παρεῖναι βιαζομένῳ, μήτε αὐτὸς λυμήνασθαι πιέζων. Ἱστάμενος δὲ ἐπὶ ἀληλιμμένῳ τῷ δίσκῳ γέλωτα ἐποιεῖτο τοὺς ἐμπίπτοντάς τε καὶ ὠθοῦντας ἀπὸ τοῦ δίσκου. Παρείχετο δὲ καὶ ἄλλα τοιάδε ἐς ἐπίδειξιν. Περιέδει τῷ μετώπῳ χορδὴν κατὰ ταὐτὰ δὴ καὶ εἰ ταινίαν περιθεῖτο ἢ στέφανον· κατέχων δὲ ἐντὸς χειλῶν τὸ ἆσθμα, καὶ ἐμπιπλὰς αἵματος τὰς ἐν τῇ κεφαλῇ φλέβας, διερρήγνυεν ὑπὸ ἰσχύος τῶν φλεβῶν τὴν χορδήν. Λέγεται δὲ καὶ ὡς τῆς δεξιᾶς χειρὸς τὸ μὲν ἐς τὸν ἀγκῶνα ἐκ τοῦ ὤμου παρ' αὐτὴν καθίει τὴν πλευράν, τὸ δὲ ἀπὸ τοῦ ἀγκῶνος ἔτεινεν ἐς εὐθύ, τῶν δακτύλων, τὸν μὲν αὐτῶν ἀναστρέφων τὸν ἀντίχειρα ἐς τὸ ἄνω· τῶν λοιπῶν δὲ ἀλλήλοις ἐπικειμένων κατὰ στοῖχον, τὸν ἐλάχιστον οὖν τῶν δακτύλων κάτω γινόμενον, οὐκ ἀπεκίνησεν ἄν τις βιαζόμενος.
On dit que Milon porta lui-même sa propre statue dans l'Altis. On raconte aussi de lui, au sujet de la grenade et au sujet du disque, qu'il tenait une grenade dans sa main de telle manière, qu'on ne pouvait ni la lui ôter, ni la lui faire écraser ; et que debout sur un disque huilé, il se jouait des efforts de ceux qui se jetaient sur lui et le poussaient pour l'en faire sortir. Voici encore ce qu'il faisait pour montrer sa force : il se ceignait le front d'une corde, comme si c'eût été une bandelette ou une couronne, et retenait ensuite sa respiration, jusqu'à ce que le sang en remontant gonflât les veines de sa tête et rompît la corde. On dit aussi qu'il laissait tomber son bras droit jusqu'au coude le long de son corps, et tenait l'avant-bras horizontalement, le pouce élevé et les autres doigts dans leur ordre naturel, sans qu'il fût possible à personne de séparer des autres doigts le petit qui se trouvait au-dessous.
Pausanias, Périégèse, VI, 14, 6-7.
Dans d’autres traditions, et notamment chez Strabon (Géographie, VI, 1) Milon aurait aussi soutenu le toit d’une maison sur le point de s’effondrer et aurait transporté un taureau sur ses épaules.
Un régime alimentaire exceptionnel
Milon est aussi connu pour son régime alimentaire. Là encore, il est symbolique d’un changement de la diététique sportive. Tandis que les anciens athlètes privilégiaient un régime végétarien, mangeant du fromage frais et des figues, Milon suit un régime carné très abondant. Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote fait de Milon le parangon du gros mangeur, précisant qu’une portion moyenne d’athlète, six mines, sera sûrement trop faible pour son cas particulier : ἔστι γὰρ ἴσως καὶ τοῦτο πολὺ τῷ ληψομένῳ ἢ ὀλίγον· Μίλωνι μὲν γὰρ ὀλίγον, τῷ δὲ ἀρχομένῳ τῶν γυμνασίων πολύ (car une telle portion peut être, selon le client, excessive ou insuffisante. Pour un Milon, elle peut être insuffisante, mais pour un débutant elle peut être excessive).
Lors de cette alimentation contrainte (Aristote parle d’ἀναγκοφαγία, anankophagia dans Politiques, VIII), le repas devient une manifestation de force. Arriver à manger autant, c’est vaincre la nourriture et annoncer ses victoires futures.
Dans cette même idée de combat culinaire, on lui attribue l’exploit extraordinaire de la bouphagia : après l’avoir transporté, il aurait avalé un bœuf entier, seul, en un seul repas, devenant ainsi l’égal symbolique d’Héraclès, le βούφαγοϛ (bouphagos : mangeur de bœuf). Dans certaines traditions, il s’agit d’un taureau, ce même taureau qu’il aurait transporté dans le stade.
La louange et la critique
La vie de Milon n’a pas laissé les philosophes indifférents. Puisqu’il a acquis le statut de symbole, c’est lui qui reçoit les louanges et des critiques qui ont pu être faites à la culture athlétique.
Chez certains, Milon est une figure corporelle exemplaire, loué pour l’harmonie de ses proportions. On trouve cette idée chez Démocrite, mais aussi chez Épictète. Il est souvent cité comme incarnation de la force, notamment manuelle, et de la détermination. Mais cette force est souvent opposée à l’intelligence. Galien confronte ainsi l’energeia de Milon à la sophia de Thémistocle, avançant la supériorité de cette dernière. Milon est aussi chez Philon l’archétype de l’andreia, la virilité.
Mais des critiques ont aussi vu le jour. La première est celle de l’hybris, dont sa mort peut donner exemple. Elle a fait l’objet de nombreux récits, notamment chez Pausanias ou Aulu-Gelle. Pausanias raconte que Milon tenta d’achever de fendre un tronc de ses mains, y resta pris et fut dévoré par les loups (Périégèse, VI, 14, 6-7). Aulu-Gelle, en reprenant les mêmes éléments, se contente de parler de bêtes féroces (Nuits attiques, XV, XVI).
De tels récits sont un motif récurrent de la tradition athlétique : la mort de l’athlète est conséquence d’un acte manifestant sa déraison ou la confiance trop grande qu’il avait dans ses forces. Valère-Maxime (Des faits et des paroles mémorables, IX, XII, IX) rapproche ainsi la mort de Milon de celle de l’athlète Polydamas, concluant que l’exemple de ces deux athlètes nous apprend que l’excès de la force corporelle ne fait qu’affaiblir la vigueur de l’esprit (possunt hi praebere documentum nimio robore membrorum uigorem mentis hebescere).
Les récits de la mort de Milon sont sûrement conçus pour favoriser une conclusion moralisatrice. Milon n’aurait pas su mettre des limites à son ambition et aurait été pris à son propre piège, celui de la vanité. Vaincu par un arbre et dévoré par les bêtes sauvages, il reçoit une mort qui ressemble fort à une punition. Il semblerait que cette mort soit donc purement fictive. Plusieurs sources racontent qu’en réalité Milon est mort dans l’incendie criminel de sa maison : c’est cette version que l’on trouve dans plusieurs biographies de Pythagore, chez Diogène Laërce, Porphyre ou encore chez Plutarque.
Ce qu’en dit Pline l’Ancien :
Milonem athletam, cum constitisset, nemo uestigio educebat, malum tenenti modo digitum corrigebat.
Quand Milon l'athlète se posait sur ses pieds, personne ne pouvait le faire bouger de place ; quand il tenait une pomme dans la main personne ne pouvait lui redresser un doigt.
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, XX, 83