Des femmes athlètes en Grèce ancienne ?  La course des Heraia à Olympie

Pour en savoir plus...

  • C. Jacquemin, « Arbitres et règlements de conflits : Pausanias et le cas des seize femmes des cités d’Élide », dans Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte Cuchet (dir.), Mètis Hors Série 2013, Des femmes en action. L’individu et la fonction en Grèce antique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 101‑115
  • T. Scanlon, « The Heraia at Olympia Revisited », Nikephoros, 21, 2008, p. 159‑196
  • F. Villard, « Des jeunes filles qui courent : le concours des Heraia à Olympie », La Camera blu, 17, 2017 [en ligne]

Des concurrentes féminines aux Jeux olympiques, une réalité uniquement contemporaine ? 

La présence de concurrentes féminines aux Jeux olympiques contemporains est une réalité récente. Au début du XXe siècle, le Comité International Olympique plaide encore contre une participation des femmes, en dépit de leur présence effective aux rencontres de Londres et Stockholm. Pour défendre son opposition à une participation féminine, le rapport du Comité International Olympique de 1912 rappelle ainsi que « la question de l’admission des femmes aux Jeux olympiques » ne saurait être réglée « dans le sens négatif par le motif que l’Antiquité l’avait ainsi résolue », tout comme elle ne saurait être réglée « dans le sens affirmatif du fait que des concurrentes féminines ont été acceptées pour la natation et le tennis en 1908 et 1912 » (Revue olympique, n° 79, juillet 1912, p. 109). Ce faisant, le compte‑rendu trahit l’axe de défense des opposants de l’olympisme féminin et, plus largement, du sport des femmes : l’absence de concurrente aux Jeux olympiques de la Grèce ancienne. 
Pour l’historien contemporain qui s’intéresse aux pratiques féminines antiques, la déclaration du rapport sur l’absence de femmes aux Jeux olympiques semble pourtant être partiellement malhonnête. Certes, les Grecques ne participent pas aux Olumpia. Pour autant, sur le stade du sanctuaire d’Olympie, des adolescentes disputent, tous les quatre ans, une série de course en l’honneur d’Héra. 

Les Heraia, un concours de course décrit par Pausanias 

Célébré pour Héra, le concours organisé en Élide a pour cadre le sanctuaire d’Olympie. Il est décrit dans un extrait de la Description de la Grèce que Pausanias compose vers 175. Appelé Heraia, il comprend des courses dans le stade olympique où les jeunes filles de la région sont réparties selon trois catégories d’âge. Les gagnantes reçoivent une couronne d’olivier, une part de la vache sacrifiée à Héra et elles ont le droit de consacrer leurs images, c’est‑à‑dire d’être immortalisées, peut-être sous forme de statues ou de représentations picturales. 

Une sculpture en marbre datée de l’époque julio‑claudienne et conservée dans les collections du Vatican pourrait d’ailleurs être le copie, plus ou moins fidèle, d’une statue honorifique réalisée à taille réelle pour célébrer une victoire féminine lors des Heraia. Sur cette œuvre, la tenue de la jeune fille figée en pleine course correspond tout du moins à la description de Pausanias. Comme le rapporte ce dernier, l’adolescente a les cheveux détachés et elle porte un chitôn court qui laisse apparaître son sein droit. 

Héraia

La coureuse du Vatican, copie hypothétique d’une statue honorifique pour une concurrente des Heraia.

Statue en marbre, époque julio-claudienne. Rome, Musées du Vatican, 2784, © Wikimedia Commons

 

Dans sa description du rituel, Pausanias ajoute enfin que la longueur de la course des adolescentes est réduite d’un sixième par rapport à celle des hommes. Puisque le stade d’Olympie mesure, au IIe siècle, 192,2 mètres, la course des Heraia s’étendrait sur environ 160 mètres. 

Une rencontre ancienne et régionale 

Ces concours de course sont-ils des manifestations anciennes ou des créations de l’époque impériale ? À l’époque de Pausanias, les courses organisées à Olympie ne sont pas le seul exemple d’épreuves athlétiques ouvertes aux jeunes filles. Durant cette période, certains concours panhelléniques comme les Jeux pythiques et isthmiques organisent de nouvelles rencontres qui leur sont réservées.  

Le premier argument en faveur de l’hypothèse de l’ancienneté des Heraia provient du texte de Pausanias. En effet, ce dernier affirme que « le concours des jeunes filles remonte lui aussi aux époques antiques » (ἐπανάγουσι δὲ καὶ τῶν παρθένων τὸν ἀγῶνα ἐς τὰ ἀρχαῖα). Replacée dans le projet d’érudition de Pausanias, cette déclaration prend tout son sens. Dans une optique de glorification du passé, le but de l’ouvrage est de louer la Grèce antérieure à la conquête romaine, en passant sous silence les périodes plus récentes. 

Par ailleurs, les trois courses sont présentées par Pausanias comme un rituel joint à une série de manifestations. Le concours ne saurait donc être défini comme un programme isolé, calqué sur les épreuves masculines et ajouté à ces dernières. Ainsi, le texte de Pausanias n’est pas centré sur les Heraia mais sur le collège des seize femmes en charge de l’organisation de ces nombreuses manifestations. En plus des Heraia, il s’occupe du tissage du péplos de la déesse et organise deux performances chorales, l’une en l’honneur de Phuskoa et l’autre pour Hippodamie. Comme de nombreux autres concours athlétiques, ces rituels sont liés à un événement héroïque qu’il faut commémorer.

Ici, c’est l’histoire de la conquête d’Hippodamie par Pélops que Pausanias rapporte en guise de premier récit étiologique pour les Heraia. Cette tradition narrative est construite sur un triangle relationnel entre Oinomaos, roi de Pisa, sa fille, Hippodamie et un des prétendants de cette dernière, Pélops. Oinomaos qui ne désirait pas que sa fille se marie défiait ses prétendants lors d’une course de chars et leur promettait la mort s’il parvenait à les rattraper. Seul Pélops réussit à le vaincre et le tua. 

Or, dès l’époque archaïque, ces récits sont profondément liés aux différents rites du sanctuaire d’Olympie. Au cœur de l’Altis, Pélops est vraisemblablement honoré dès 600 avant J.‑C., dans un espace qui lui est dédié : le Pelopeion. L’histoire de la rencontre des jeunes gens est également représentée sur le fronton est du temple de Zeus, qui est certainement construit entre 472 et 457 avant J.‑C.

Lorsqu’il présente les Heraia, l’auteur présente enfin un dernier indice de l’ancienneté de ces rencontres. Il explique que la tradition narrative construite autour de la figure d’Hippodamie n’est pas le seul récit étiologique qui concerne le collège des seize femmes, et donc les Heraia. Les rituels éléens auxquels président les seize femmes auraient été fondés pour commémorer une réconciliation politique ancienne. Cette dernière ferait suite aux exactions du tyran Damophôn et ne serait que l’épisode final d’une longue suite de conflits entre Élis et Pisa, deux cités de l’Ouest du Péloponnèse qui se disputaient le contrôle de l’Élide et du sanctuaire d’Olympie. 

En l’état, cette seconde histoire de Pausanias est difficile à suivre. En effet, la cité d’Élis n’existe pas avant le synœcisme réalisé en 472‑471 avant J.‑C. et aucune communauté politique indépendante qui répondrait aux noms des Pisaioi ou des Pisatai n’existe avant la première moitié du IVe siècle avant J.‑C. L’histoire du conflit entre les deux cités pour le contrôle d’Olympie que rapporte Pausanias est vraisemblablement fabriquée dans les années 360 avant J.‑C. À cette période, les Éléens perdent tout contrôle sur cette partie de leur territoire au profit des Arcadiens, qui auraient encouragé la diffusion de ce récit. 

Pour autant, il paraît peu convaincant d’affirmer que le récit de ce conflit ait été tenu comme historique au moment de sa fabrication au IVe siècle s’il ne s’inspirait d’une querelle ayant réellement eu lieu en Élide. Cette dernière aurait vraisemblablement éclaté dans les années 490‑480 avant J.‑C., juste avant la réorganisation des Jeux olympiques de 472 avant J.‑C. Ce ne serait pas une guerre entre deux cités mais de violents affrontements politiques entre Éléens. En s’appuyant sur les citoyens moins aisés, la famille de Damophôn aurait tenté d’asseoir son autorité au détriment de l’influence des élites de la région. Outre les Heraia, la série de rituels auxquels préside le collège des seize femmes témoignerait de la réconciliation qui met fin à ces conflits et intervient au moment de la création d’Élis. Le tissage du péplos, acte chargé de sens, en constitue un des symboles. 

Le fait que ces célébrations sont destinées à porter le témoignage d’une région réconciliée constitue enfin un indice qui permet d’apprécier la portée régionale du concours. Bien que construits de manière parallèle, les concours des Olumpia et des Heraia ne semblent pas avoir la même audience et les Heraia ne constituent vraisemblablement pas un concours panhéllenique. Seulement composées de trois courses, les manifestations en l’honneur d’Héra sont depuis longtemps liées à une série de rites féminins au caractère intrinsèquement local que sont le tissage du péplos de la déesse et les performances chorales en l’honneur des deux héroïnes éléennes, Hippodamie et Phuskoa. 

Des rituels de jeunesse à la symbolique matrimoniale

Quelles finalités pourraient alors avoir ce concours ? Si l’on suit le premier récit étiologique du concours des Heraia, il convient de reconnaître que la manifestation est tout d’abord liée à la thématique du mariage et à la découverte de la sexualité. En effet, Hippodamie institue le collège des seize femmes pour célébrer le souvenir de sa propre union avec Pélops et rendre grâce à Héra de lui avoir permis de devenir une épouse, ce qui lui était refusé par son père. Le nom de l’héroïne, qui évoque le domptage des chevaux, rappelle la métaphore des jeunes filles assimilées à des cavales indomptées avant les noces et consacre le lien qui existe entre la fille d’Oinomaos et la thématique conjugale.

Ensuite, les Heraia semblent permettre d’obtenir la protection d’Héra dans ce chemin vers le mariage, en positionnant les jeunes filles dans le rôle d’épouse que symbolise la déesse. De fait, les différents rituels des Olumpia et des Heraia promeuvent une répartition sexuée des individus qui semblent reproduire le modèle du couple divin régnant sur Olympie. Hommes et femmes disposent ainsi de rituels spécifiques qui peuvent se répondre mais ne se confondent pas, que ce soit pour la périodicité des concours, les sacrifices effectués, la purification attendue ou encore les collèges d’agonothètes qui les organisent. Les rites engagent cette différenciation : sacrifice d’un taureau ou d’une vache, collège organisateur composé d’hommes ou de femmes, épreuve en l’honneur de Zeus ou d’Héra. Les trois courses entrent dans ce modèle, comme le prouve la longueur spécifique du stade féminin qui semble répondre à une symbolique précise. Ni fantaisiste ni synonyme d’une supériorité physique masculine, cette mesure répondrait plutôt à une symbolique numérique interne au sanctuaire. Ainsi, depuis la réorganisation des Jeux olympiques au Ve siècle avant J.‑C., la distance courue par les adolescentes lors des Heraia pourrait posséder le même rapport de proportionnalité avec la longueur du temple olympique d’Héra que celui qui existe entre la distance courue par les hommes aux Jeux olympiques et la longueur du temple de Zeus. Grâce à ce rapport numérique, les courses des Heraia, comme celles des Olumpia, placeraient symboliquement les hommes en relation avec le temple de Zeus et les femmes avec celui d’Héra. Par cette relation, ils solliciteraient la protection de la divinité correspondante et reproduiraient, sur terre, l’équilibre céleste garanti par le couple souverain.

Pour en savoir plus...

  • C. Jacquemin, « Arbitres et règlements de conflits : Pausanias et le cas des seize femmes des cités d’Élide », dans Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte Cuchet (dir.), Mètis Hors Série 2013, Des femmes en action. L’individu et la fonction en Grèce antique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, p. 101‑115
  • T. Scanlon, « The Heraia at Olympia Revisited », Nikephoros, 21, 2008, p. 159‑196
  • F. Villard, « Des jeunes filles qui courent : le concours des Heraia à Olympie », La Camera blu, 17, 2017 [en ligne]
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