Lucrèce au service de la science d’aujourd’hui Traductions de Martino Menghi

16 novembre 2021 — Plan National de Formation

Europe et langues anciennes : nouvelles questions, nouvelles pratiques 

Première journée européenne des Langues et Cultures de l'Antiquité  

 

Marc Fumaroli soulignait que l’étude du latin et du grec enrichissait notre langue, et par là notre capacité à exprimer  nos pensées et nos émotions. Plus récemment, le philosophe et psychanalyste italien Umberto Galimberti montrait  que le manque de vocabulaire dû à la prison linguistique que constitue la misère culturelle  amène l’individu qui se trouve devant un problème à un comportement agressif, à une conduite antisociale et violente. Ce sont là deux raisons fondamentales à mes yeux pour continuer d’affiner nos possibilités d’expression. Et je pourrais en ajouter une autre : mon rôle actuel d’enseignant volontaire dans une des prisons milanaises m’a permis de constater combien il était difficile d’apporter des corrections aux écrits des détenus qui, pour l’immense majorité, n’ont jamais pratiqué les langues antiques, et dont la plupart a même décroché  trop tôt de l’école, ou a été abandonné par elle. Leur pauvreté lexicale, leurs erreurs de syntaxe, en d’autres termes les difficultés qu’ils ont à exprimer leur vécu et leurs pensées pourraient avoir été parmi d’autres une des raisons qui les a menés à la délinquance. C’est bien ce que nombre d’entre eux m’avouent et reconnaissent ! Mais pour prôner l’étude des langues antiques il y a bien davantage : on ne s’approche pas du latin et du grec seulement pour mieux s’exprimer, pour ne s’attacher qu’à l’origine des mots, ou pour n’observer que l’évolution de la grammaire de notre langue par rapport à celle de nos ancêtres, mais bien aussi pour connaitre les faits et gestes, les mœurs, la pensée, les institutions des Romains et des Grecs, bref pour acquérir le sens de l’histoire, de notre histoire, et de celle des peuples avec qui nous, les héritiers de ce monde, nous nous sommes confrontés au cours des siècles. Enfin, il est bon de rappeler que l’approche des langues antiques, l’exercice de traduction, les hypothèses qu’il faut formuler, puis vérifier en abordant un texte, représentent un entraînement formidable pour ceux qui poursuivent des études scientifiques. N’oublions pas, d’ailleurs, que tous les scientifiques du XVIIe siècle, de Galilée à Gassendi, de Hobbes à Newton étaient également des humanistes.

Bien que j’aie obtenu mon doctorat à l’École pratique des Hautes Études de France, je me suis formé surtout en Italie, où j’ai enseigné le latin et le grec ainsi que l’histoire de la philosophie antique au Lycée et à l’Université. C’est pourquoi mon expérience diffère un peu de celle de mes collègues français - ce dont j’ai le plaisir de discuter ici -  mais le but de l’événement aujourd’hui est  bien de confronter les points de vue et partager des expériences distinctes.

Je consacrerai mon intervention à Lucrèce, à sa pensée, à sa langue et à sa fortune historique.

L’univers conçu comme un espace sans limites, peuplé par une pluralité de mondes ; des atomes qui en nombre infini se déplacent dans le vide pareillement infini ; des processus de naissance, d’évolution et de mort qui sont l’effet du mouvement, de l’agrégation et de la désintégration des atomes, voilà la représentation que Lucrèce nous donne de la nature de l’univers, telle que nous  pouvons la lire dans ce passage :

Nullo iam pacto veri simile esse putandumst,
undique cum vorsum spatium vacet infinitum,
seminaque innumero numero summaque profunda
multimodis volitent aeterno percita motu,
hunc unum terrarum orbem caelumque creatum,
nil agere illa foris tot corpora materiai. (II, 1052-1057)

« On ne saurait aucunement tenir pour vraisemblable,
quand de toutes parts l’espace s’ouvre libre et sans limites,
quand les atomes en nombre innombrable, et infinis au total,
voltigent de mille manières animés par un mouvement éternel,             
que seuls notre terre et notre ciel aient été créés,
et qu’au-delà  ces innombrables corps premiers demeurent inactifs. »

Un vide infini, des atomes innombrables, et leur mouvement éternel : non seulement la terre n’est pas le centre de l’univers, comme le voulait la tradition cosmologique aristotélicienne, mais l’homme non plus ne peut se considérer comme l’être privilégié, le dépositaire d’un fragment de la Raison universelle, le Logos, qui régirait le monde, tel que le soutenaient les Stoïciens. Partie infinitésimale de l’univers, il est sujet aux mêmes lois, à ce travail éternel d’agrégation et désintégration des atomes, dont son corps et son âme sont pareillement constitués.

Voilà pourquoi son poème a suscité tant d’intérêt chez les acteurs de la Révolution scientifique du XVIIe siècle, tels que Francis Bacon, Galilée, Descartes, Gassendi, Hobbes, Boyle, Newton puis Neville da Costa Andrade, Einstein, Bergson, Russell qui, tous, ont repéré dans le De rerum natura l’intuition de vérités fondamentales que la science arriverait à confirmer par l’expérimentation : ce moment du processus scientifique manquait à Lucrèce.

La fortune historique de son poème, après Virgile (Felix qui potuit rerum cognoscere causas, lit-on dans le IIème livre des Géorgiques, v. 459) s’accrut grâce à l’un des plus intransigeants chrétiens des origines, Tertullien (II-III siècle après J.-C.), qui partageait avec Lucrèce son ascétisme éthique et qui, comme lui, attribuait une nature corporelle à l’âme, tout en la considérant comme immortelle. Une bonne fortune interrompue, ou  au moins  fortement diminuée, à partir du IVe siècle, quand le cadre de référence philosophique adopté par les pères de l’Église fut le néoplatonisme. Il faudra attendre un millénaire pour   retrouver Lucrèce avec la découverte d’un manuscrit du poème par Poggio Bracciolini en 1418 et la première édition imprimée en1470.

Véritable classique le De rerum natura a laissé son empreinte dans la culture occidentale et sa richesse tant linguistique que conceptuelle ne finissent jamais de nous fasciner. C'est un ouvrage indispensable à lire pour affiner, voire renforcer l’enseignement des langues antiques au lycée et dans le supérieur.

Voici un premier exemple de l’actualité de Lucrèce.

Puisque l’objectif de Lucrèce est d’affranchir l’humanité de ses grandes peurs grâce à l’explication rationnelle de la nature des choses, c’est par cette puissante analogie entre un passé qui nous est largement étranger et un futur qui ne nous concernera plus guère, qu’il nous apprend que la mort ne doit être aucunement redoutée. On lit ainsi aux vers 832-842 du IIIème livre :

« Et de même que nous n’avons éprouvé aucune douleur dans le passé,
lorsque les Cathaginois vinrent de partout nous combattre, et que le monde entier, secoué
par le tumulte effrayant de la guerre, / frémit d’horreur sous les hautes voûtes de l’éther /
et que tous les hommes s’interrogeaient anxieux de savoir auquel des deux peuples allait échoir le pouvoir par terre et par mer ; / de même, lorsque nous ne serons plus, après  la séparation
du corps et de l’âme, / dont l’union nous forme  indissolublement, / rien certainement ne pourra plus nous toucher ou intéresser nos sens, nous qui alors ne serons plus, / même si la terre se confondait avec à la mer, et la mer avec le ciel ».

C’est bien la crainte de la « douleur », de la « souffrance » qui est effacée par cette analogie diachronique, la vie coïncidant avec notre présent dans sa durée et, d’après la leçon d’Epicure, devant se dérouler sous les règles du « plaisir » qui consiste en fait à ne satisfaire que nos besoins naturels et nécessaires, et à entretenir des rapports d’amitié, d’aide réciproque avec nos semblables.

« Nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum », « La mort donc n’est rien pour nous et elle ne nous regarde aucunement », était l’incipit de ce passage (v. 830), qui se termine par cette lapidaire sententia (v. 867-869) :

« … neque hilum / differre an nullo fuerit iam tempore natus, 
mortalem vitam mors cum immortalis ademit.”

«… et il n’y a aucune différence pour un individu, qu’il soit ou non déjà né,
puisque  la mort immortelle a emporté cette vie mortelle. »

La mort est somme toute le moment d’un processus qui se répète à l’infini dans l’univers, exactement comme la naissance, et donc fait partie de l’expérience de l’homme qui, loin d’être au centre de la création, est une partie infinitésimale et négligeable de cet ensemble infini. Cette représentation neutre de l’événement qui touche tout un chacun, obéit donc aux lois objectives qui régissent la vie de l’univers, mais l’homme ne veut pas les accepter et préfère suivre plutôt son désir subjectif d’éternité, qui devient son antidote contre la crainte sur sa destinée après son décès. L’effort de Lucrèce de démontrer que, tout comme pour le monde animal ou végétal, la mort est la condition sine qua non pour que la planète puisse se renouveler, nous permet de ne pas succomber à l’obsession vitaliste qui est le propre de nos sociétés occidentales, incapables par ailleurs de soulager véritablement la vie d’un nombre croissant d'hommes dans des situations désespérées non seulement dans le tiers monde, mais aussi en Europe. « La vie, écrivait déjà aussi en 1852 le médecin et philosophe Jacob Moleschott dans son livre Des Kreislauf des Lebens, se régénère à travers la mort, qui est la garantie de la vie »,

Voici un deuxième exemple montrant  l’actualité du poème.

Au cours du livre V du De natura rerum, après avoir traité de la formation de la terre et de la naissance des premières espèces animales, Lucrèce aborde l’histoire de l’humanité (v. 925 sq.), dès ses origines jusqu’au monde contemporain. Et c’est bien à ce propos qu’il nous offre une représentation critique du « progrès » humain. En effe, l’univers conserve toujours son équilibre entre création et destruction, entre agrégation et désagrégation de ses éléments premiers, et cette loi s’applique nécessairement à la terre et à l’humanité qui la peuple. C’est pourquoi, toute amélioration, toute invention ou trouvaille qui a rendu la vie des hommes plus sûre et agréable a provoqué des compensations négatives, des pertes équivalentes en raison de l'équilibre indispensable. L’homme, dans ce cas aussi, ignore cette loi nécessaire au maintien de la terre, mais il s’y soumet, il en est un des garants à son insu. C’est ainsi que Lucrèce, après avoir décrit les très dures conditions de vie de l’homme des origines, sa lutte continuelle pour la survie contre la violence des éléments naturels, des bêtes sauvages ou de ses propres semblables, en se référant implicitement aux étapes franchies sous le signe de la civilisation, ne manque pas de remarquer :

At non multa virum sub signis milia ducta
una dies dabat exitio nec turbida ponti
aequora lidebant navis ad saxa virosque,
sed temere incassum frustra mare saepe coortum
saevibat leviterque minas ponebat inanis,
nec poterat quemquam placidi pellacia ponti
subdula pellicere in fraudem ridentibus undis. (v. 999-1005)

" Mais un seul jour ne livrait pas à la mort des milliers
d’hommes enrôlés sous les enseignes, ni la surface agitée
de la mer ne brisait sur les écueils les navires et leurs équipages ;
souvent, au contraire, se soulevant en vain, la mer déchainait sans conséquences
sa fureur, et sans raison abandonnait ses vaines menaces ;
la séduction traîtresse de ses flots apaisées
ne pouvait pas prendre au piège un homme par le sourire de ses ondes."

Les conquêtes de l’homme évolué trouvent leur compensation dans l’action destructrice des passions telles que l’avidité pour le pouvoir et les richesses, qui servent d’exemple dans ce passage avec notamment l’allusion aux guerres et aux commerces, et  rendues possibles grâce à l’art de la navigation. C’est donc l’homme lui-même qui garantit sans s’en apercevoir cet équilibre par le mauvais usage de ses découvertes (les armes, les communications maritimes, etc.). Ne pourrait-il établir des limites à ses désirs, et vivre paisiblement en ne se procurant que ce qu’il lui est nécessaire, en ne se défendant que des menaces réelles qui lui viennent de la nature (tremblements de terre, éruptions, pluie, neige, sécheresse, agression de bêtes sauvages, etc.) ? C’est bien là la question que Lucrèce pose à son destinataire, d’hier et d’aujourd’hui. En effet, comment ne pas voir dans son traitement « critique » du progrès humain une position, brûlante d’actualité ? Il suffit de penser aux désastres causés par l’industrialisation du XIXe siècle, par les guerres d’hier et d’aujourd’hui, à la destruction de la planète par la pollution, et à la façon dont elle réagit pour conserver son équilibre (fonte des glaciers, sécheresse, virus, etc.).

À propos de cette actualité, il en va de même pour le traitement de l’amour à la fin du livre IV. Contre la tentation, impossible à satisfaire, de posséder notre partenaire, Lucrèce nous rappelle que le seul élément extérieur dont se nourrit l’amour ce sont des simulacra, des pellicules corpusculaires qui se détachent de la personne aimée et stimulent nos sens et notre désir. Mais ces simulacra sont trop légers pour demeurer de manière stable dans notre âme, et favoriser la moindre forme de possession de l’aimé :

Ex hominis vero facie pulchroque colore
nil datur in corpus praeter simulacra fruendum
tenuia; quae vento spes raptast saepe misella (IV, 1094-1096)

« Mais du visage d’une personne et de son bel incarnat,
rien ne pénètre en nous dont on puisse jouir, si non des simulacres
impalpables ; et ce misérable espoir est bientôt emporté par le vent. »

La conséquence de ce constat, comme l’a remarqué Jacky Pigeaud, est que le rêve érotique, celui où le sujet est visité par l’image séduisante de la personne désirée et où il a l’illusion de copuler avec elle, n’est pas moins réel qu’une véritable étreinte, car ce sont toujours et seulement ces simulacra qui agissent en stimulant le désir et qui apaisent le besoin d’éliminer la semence (pour Lucrèce, qui suit Hippocrate, tant l’homme que la femme sont pourvus de sperme). En ce sens, je crois que la psychologie contemporaine est fort redevable  à  Lucrèce en cette matière.

Et pour finir, quelques considérations sur la peste d’Athènes. On vient d’évoquer la loi universelle de l’équilibre à propos des gains et des pertes qui alternent dans l’histoire de l’homme. La même loi s’applique aux catastrophes naturelles (éruptions volcaniques, coups de foudre, tremblements de terre) que Lucrèce traite dans le livre VI du De rerum natura. En effet, les épidémies avec lesquelles il termine son poème font partie de ces phénomènes redoutables, et, pour celles-ci aussi, le poète veut donner une explication rationnelle afin de soustraire du poids à la crainte. Nous lisons aux vers 1090 et suivants :

Nunc ratio quae sit morbi aut unde repente
mortiferam possit cladem conflare coorta
morbida vis hominum generi pecudumque catervis,
expediam. Primum multarum semina rerum
esse supra docui quae sint vitalia nobis,
et contra quae sint morbo mortique necessest
multa volare. Ea cum casu sunt forte coorta
et perturbarunt caelum, fit morbidus aer.
Atque ea vis omnis morborum pestilitasque
aut extrinsecus ut nubes nebulaeque superne
per caelum veniunt, aut ipsa saepe coorta
de terra surgunt, ubi putorem umida nactast
intempestivis pluviisque et solibus icta.

« Maintenant j’expliquerai quelle est la cause des maladies, et d’où,
surgie à l’improviste, une violente infection peut provoquer
un désastre mortel pour les hommes et les troupeaux. Tout d’abord
j’ai montré plus haut l’existence de germes de plusieurs substances
qui sont pour nous vitaux ; en revanche nombre d’autres doivent voltiger
en apportant la maladie et la mort. Or, quand par hasard ces derniers se lèvent
et troublent le ciel, l’air devient infect.
Et toute cette puissance morbide, cette pestilence
ou bien vient de l’extérieur, du haut, à travers le ciel, comme les nuages
et les brouillards, ou bien, souvent, s’élève en surgissant
de la terre elle-même, quand celle-ci, chargée d’humidité,
devient putride, battue par des pluies et des ardeurs solaires excessives. »

Et puis aux vers 1119 et suivants :

Proinde ubi se caelum, quod nobis forte alienum,
commovet atque aer inimicus serpere coepit,
ut nebula ac nubes paulatim repit et omne
qua graditur conturbat et immutare coactat ;
fit quoque ut, in nostrum cum venit denique caelum,
corrumpat reddatque sui simile atque alienum.
Haec igitur subito clades nova pestilitasque
aut in aquas cadit aut fruges persidit in ipsas
aut alios hominum pastus pecudumque cibatus,
aut etiam suspensa manet vis aere in ipso
et, cum spirantes mixtas hinc ducimus auras,
illa quoque in corpus pariter sorbere necessest.

« Ainsi, quand le ciel, qui par hasard nous est hostile,
se déplace, et qu’un un air nocif commence à errer,
il avance peu à peu à l’instar d’un brouillard ou d’un nuage,
et, par où il passe, trouble toute chose et la force à changer ;
il arrive aussi que, quand finalement il rejoint notre ciel,
il le corrompe et le rende semblable à lui-même et nocif pour nous.
Soudain donc ce genre nouveau de calamité et de pestilence
ou bien tombe dans les eaux ou bien se dépose sur les moissons,
ou sur d’autres aliments des hommes et sur la nourriture des animaux,
ou bien encore sa virulence reste suspendue dans l’air lui-même
et, quand en respirant nous inhalons des souffles mélangés avec elle,
inévitablement nous l’absorbons aussi dans notre corps. »

 

Lucrèce entend expliquer la « cause », la ratio, des maladies épidémiques, telles que la peste qui a ravagé Athènes en 430-426 avant J.-C. et pour laquelle il se réfère au récit de Thucydide (Guerre du Péloponnèse, II, 47-54). Par rapport à l’historien et à la tradition hippocratique, le poète, tout en acceptant la théorie miasmatique (l’air malsain, d’où vient l’italien « malaria », cause et véhicule principal de l’épidémie), la conjugue avec son atomisme (syncrétisme) : il y a – nous venons de le lire – des germes qui sont vitaux pour nous et nécessairement d’autres qui sont au contraire létaux. Quand ceux-ci ont saturé l’air et qu’ils se déposent sur la terre, les moissons, les aliments, ou simplement quand l’homme les inhale en respirant, l’épidémie s’installe et provoque ses désastres. Les germes nocifs peuvent aussi surgir de la terre devenue putride à la suite de l’action des pluies et du soleil. Des germes donc, des semina, des corpuscules, ces corpora prima qui sont à l’origine de tout ce qui s’avère exister dans l’univers. La position atomiste de Lucrèce est confirmée par la référence dans le récit qui suit au phénomène de la contagion (v. 1215 sq. ; 1236 ; 1242 ; 1259 sq.) : que ce soient des hommes qui s’infectent en soignant leurs semblables ou des animaux qui s’empoisonnent en se nourrissant de cadavres, ce sont toujours des germes nocifs qui les infectent et les amènent à la mort. Il est bon de rappeler que la théorie corpusculaire des épidémies représente un unicum dans l’épidémiologie antique : deux siècles après Lucrèce, Galien, fidèle à la tradition hippocratique, attribue les épidémies aux miasmes et non pas à des corpuscules nuisibles. Son autorité commencera à être mise en question, non par hasard, mais  à partir de la redécouverte et de la circulation du poème de Lucrèce : le médecin Girolamo Fracastoro (1478-1553) dans son traité De contagione et contagiosis morbis explique les épidémies non plus comme un effet de l’air corrompu, mais bien des seminaria (les germes de Lucrèce) nuisibles ; de même, Alfonso Borelli (1608-1679) rapporte la dynamique des contagions épidémiques (celles de Messine et Catane à son époque) à la théorie corpusculaire, ouvrant de nouvelles perspectives de recherche qui seront prises en charge par la chimie et la médecine des siècles suivants.

La richesse d’un mot : ratio

Du même radical que le verbe reor, reris, ratus sum, reri, « penser », « compter », « calculer », le substantif ratio signifie en premier lieu « compte », « calcul », puis « manière de procéder », « règle », « méthode », « faculté de calculer », donc de « raisonner », et par conséquent « raison », également dans son signifié de « cause », et finalement « opinion », « doctrine ».

Dans le De rerum natura, ratio est le « discours rationnel », voir l’explication des « causes » de la nature du monde et de l’homme, mais aussi la « manière » dont les phénomènes se donnent ; et pour finir, la « doctrine » d’Épicure, que Lucrèce veut illustrer pour son public romain.

Célébrant la figure d’Épicure aux vers 75-77 du livre I, le poète déclare :

unde refert nobis victor quid possit oriri,
quid nequeat, finita potestas denique cuique
quanam sit ratione atque alte terminus haerens.

« D’où en vainqueur il nous enseigne ce qui peut naître,
ce qui ne le peut, et finalement pour quelle raison chaque chose
a un pouvoir limité et une limite fermement fixée. »

Aux vers 1090 du livre VI, nous lisons :

Nunc ratio quae sit morbis… expediam,

« Maintenant j’expliquerai quelle est la cause des maladies… »

Quant à son signifié de « manière », « façon », nous lisons au v. 280 du livre I, à propos de la force des vents comparée à celle de l’eau :

nec ratione fluunt alia stragemque propagant,

« ils ne répandent pas leurs courants et ne sèment pas la ruine d’une manière différente… »

Ratio prend la valeur de « doctrine » par exemple aux vers 80-82 toujours au livre I :

Illud in his rebus vereor, ne forte rearis
impia te rationis inire elementa viamque
indugredi sceleris.

« C’est ce que je crains à ce propos : peut-être vas-tu croire
que tu t’inities aux principes d’une doctrine impie
et que tu t’engages dans la voie du crime. »

 

En français et dans les langues romanes, le substantif « raison » a perdu son signifié de « doctrine » ou de « principe », pour prendre plutôt celui de « cause » : « Je ne vois pas la raison de ton enthousiasme. »

Mais « raison » peut aussi indiquer la position correctement définie d’un individu face à un choix ou à un problème : « Vos amis avaient vraiment raison de ne pas vouloir partir par ce temps. »

Le terme indique aussi la « faculté rationnelle » du sujet par rapport à sa propre « émotivité », dans une phrase de ce genre : « Dans de pareilles circonstances, il faut faire uniquement confiance à la raison ».

Le mot latin ratio, est encore présent dans son signifié à mi-chemin entre « principe », « critère » et « raison », quand nous disons en italien : « Quelle est la part de  ratio dans ton comportement ».

16 novembre 2021 — Plan National de Formation

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