Comment se fait cette entrée, et pourquoi ce « cantique » ?
(N.B. d’après les manuscrits, toutes chantaient ensemble)
Plan :
- partie 1 : la présentation à Elise,
- patrie 2 : le chant proprement dit.
Première partie :
L’entrée se fait en désordre cf. le mot « essaim » et les didascalies (« entrant sur la scène par plusieurs endroits différents ») : la scène est unie à la scène précédente : Esther qui a parlé à Elise des jeunes juives qu’elle protège dit « venez, venez, mes filles... » et on entend depuis les coulisses un bref échange entre deux voix « Quelle voix nous appelle ?... » et les deux voix ensemble s’exclamer « courons, obéissons... » dans des vers qui bien qu’en rimes plates combinent l’hexasyllabe et l’octosyllabe / donc une entrée en désordre, un peu prosaïque, voulant peut-être exprimer cette simplicité des rapports entre ces jeunes-filles et Esther, qu’elles révèrent (cf. « les agréables sons »).
Elise est alors toute désignée pour être le Coryphée, elle exprime son étonnement et les bénit :
« Ciel, quels nombreux essaims d’innocentes beautés
S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés ? »
Ces deux vers traduisent à merveille la sollicitation multiple du regard, admirant ces ravissantes jeunes-filles qui affluent de partout (noter les sonorités sifflantes de ces deux vers) comme d’une ruche (cf. le mot « essaim »). Après leur innocence, Elise va évoquer leur « aimable pudeur » : naïveté et simplicité de ces enfants, puis elle leur donne sa bénédiction : « Prospérez, cher espoir... » qui désigne cet avenir qu’elle espère pour cette jeunesse, et son souhait :
« Puissent jusques au Ciel vos soupirs innocents
Monter comme l’odeur d’un agréable encens »
il s’agit d’apitoyer Dieu, en faisant de ces soupirs une sorte de sacrifice (cf. « encens ») que font à Dieu ces jeunes filles en soupirant leurs malheurs : il faut « monter » jusqu’à lui, car Dieu est en colère, mais nous savons qu’en fait Dieu est déjà touché : cf. Elise en 1, I (vers 20 : « Et le cri de son peuple est monté jusqu’à lui ») ; ainsi le souhait d’Elise ne fait que reprendre la prophétie qu’elle rapporte dans la première scène, en même temps qu’il définit la fonction du chœur : inciter par ses prières Dieu à agir (un des trois rôles du chœur, les deux autres étant de commenter l’événement, et d’en tirer la leçon sur le plan divin). La prière doit être le lieu d’un échange entre Dieu et le Chœur.
Esther leur demande alors de chanter quelque cantique « qui célèbre le malheur de Sion » et on va entendre un chant funèbre qui pleure la mort de la ville.
Deuxième partie
Un chant réparti entre une voix et l’ensemble du chœur qui reprend deux fois le même couplet. Ce chant se caractérise par sa tonalité élégiaque il déplore ce qui n’est plus (cf. l’opposition des temps autrefois/maintenant: imparfait/présent ou passé composé). La première voix fait entendre 9 vers qui se répartissent en un quatrain aux rimes embrassées, puis un quatrain aux rimes croisées, et un dernier vers qui est un retour à la première rime du second quatrain (qui par ailleurs avec sa rime masculine en « ois » est un écho de la rime féminine « oire » du premier quatrain), les deux quatrains se différenciant cependant par la présence dans la premier d’une même rime « consonantique » : oiRe/euR, alors que dans le second, il y a une même rime vocalique (ois/ée) : le second quatrain est comme un écho assourdi du premier, et l’opposition consonnes/voyelles rejoint l’opposition autrefois/maintenant :
Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire
Tout l’univers admirait ta splendeur (12/10)
avec l’antithèse « déplorable »/ « gloire, splendeur », qui sont à la rime : une splendeur disparue qui précisément sera rétablie à la fin de la pièce cf. v. 1238 « Et reprends ta splendeur première... ». Notons que ce thème (cher aux prophètes) ne figure pas dans le livre d’Esther. C’est Racine qui le surimpose. Moment de vacance de Dieu, où le peuple se disperse en exil
Tu n’es plus que poussière ; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire. »
Le thème de la ville en ruines après sa splendeur passée se mêle à celui du caractère éphémère de toute grandeur sur terre (cf. le « tu n’es plus que poussière »), à l’image de l’homme, qui n’est que poussière, correspond l’image d’une ville et d’un peuple disparus (cf. Du Bellay dans les Antiquités). Noter l’arrêt fort à la césure, qui fait apparaître ce vide, ce néant, souligné par l’opposition des deux mots placés aux deux arrêts du vers poussière/grandeur. Racine ici se livre à une méditation chrétienne sur la fragilité du bonheur humain, à la manière d’un Bossuet...
« Sion, jusques au Ciel élevée autrefois
Jusqu’aux Enfers maintenant abaissée »
deuxième apostrophe à Sion, cette fois-ci non plus pour une interrogation rhétorique (comme dans le « Qu’as-tu fait... » précédent) mais pour un souhait de fidélité à son souvenir. Le mouvement signalé « élevée/abaissée » rejoint ce mouvement général de l’histoire d’Israël scandé par l’alternance Retour/Exil/Retour. Et il s’insère dans cette thématique générale de la pièce qui est celle de la recherche d’un mouvement ascendant des hommes à Dieu. Rappelons le « Je descends » inaugural (vers 3) repris par le « lève-toi » du vers 16 et la même thématique dans le vers 22 « le cri est monté jusqu’à lui », parallèle à la fin de la pièce où Sion se trouve « relevée » (« Relevez les superbes portiques... »), et tout le sens de la pièce se trouve résumé dans cette opposition, car au-delà de l’histoire anecdotique d’Esther, il s’agit de l’histoire de la Ville, de celle qui sera à la fin des temps la Jérusalem céleste, où l’on assistera au passage de la Mort à la Résurrection.
Noter la symétrie de ces deux vers qui font apparaître la thématique de la « balance » (cf. v. 72) : toute la pièce est l’attente de ce « moment » au sens physique du mot, qui fera pencher les plateaux dans l’autre sens.
Puissé-je demeurer sans voix
Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée. (8-10-12)
mouvement d’allongement éloquent : ce chant ininterrompu (« jusqu’au dernier soupir ») qui célèbre le malheur de la destruction et de l’exil reprend la fonction originelle du chœur antique, qui était de célébrer le malheur des héros disparus. Le chœur reprend dans une invocation lyrique
Ô rives du Jourdain ! Ô champs aimés des Cieux
Sacrés monts, fertiles vallées
Par cent miracles signalées !
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées ?
un chœur élégiaque dont les apostrophes à la terre d’Israël se terminent par un espoir de la fin de l’exil (après le passé et le présent, voici maintenant le futur exprimé). Cinq vers : le premier est un alexandrin, et les autres forment un quatrain d’octosyllabes dans un système de rimes abbab, qui sont toujours des rimes vocaliques comme celles qui précèdent : le son ne se prolonge pas dans une rime vocalique, et cet arrêt est une sorte de butoir sur lequel la « mémoire » (rime consonantique) se transforme en « désespoir » : pas d’issues possibles. Enfin les rimes [ieux] et [ées] reprennent en réalité quasiment les rimes de la tirade la première israélite. Cette monotonie allant dans le sens de la simplicité et de la naïveté de l’élégie. En même temps se fait une évocation très discrète de la Terre sainte (réduite à un seul nom géographique : le Jourdain, un paysage (rives, champs, vallées) comme illuminé par la présence divine cf. la connotation du mot «Jourdain» et surtout les adjectifs ou compléments « sacrés, aimés des Cieux, fertiles » : ce qui est regretté n’est donc pas une simple ville (cf. Troie pour Andromaque) mais tout ce qui lui donnait du sens : le Temple, la présence de Dieu. Noter la fréquence du même son dans les deux derniers vers (doux, serons- nous, toujours). La répartition de ce chant en plusieurs voix permet un changement de tonalité : à une vision tournée vers le passé succède une vision tournée vers le futur cf. le « Quand verrai-je » répété deux fois : mouvement même de l’espoir de voir après la destruction une résurrection cf. « relever tes remparts » : un mouvement du bas vers le haut, qui correspond à l’attente même de la tragédie qui est l’attente du retour de Dieu sur terre. Aux rimes vocaliques vont alors succéder des rimes consonantiques : « rempart, faîtes, parts, fêtes (rimes ouvertes donc sur un espoir nouveau). Et une alternance des rimes 12-10-8-12 : « Quand verrai-je de toutes parts/Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes ? » A la dispersion de l’exil s’oppose le peuple rassemblé (de toutes parts accourir) pour accomplir des sacrifices qui n’étaient possibles que dans le temple de Jérusalem. Une liesse qui célèbre l’ordre divin ; et donc le retour d’une liturgie et d’un calendrier sacré où les fêtes pourront recommencer cf. v. 88 « Et du dieu d’Israël les fêtes ont cessé ».
Le chœur termine en répétant la strophe déjà dite qui remémore la géographie de la terre sainte, la présence de Dieu qui l’a marquée, et la question lancinante : « Jusqu’à quand.... » qui est en réalité le mot-clé de toute la scène cf. v. 125 « jusques au Ciel » v. 135 « jusques au Ciel », vers 136 « jusqu’aux Enfers » et 140 « jusqu’au dernier soupir » (expression synonyme d’ailleurs de l’adverbe « toujours » dit en ce même sens dans la scène) : un terme est demandé à Dieu, un terme qui soit signalé et qui signale que Dieu va réapparaître pour qu’à nouveau la ville s’élève « jusqu’au ciel » : et le nœud de la tragédie sera l’aboutissement de ce « jusques à quand » : jusqu’à ce que le peuple soit menacé d’extermination ; alors, et alors seulement, la remontée se fera.
Conclusion
Une élégie qui permet de présenter le chœur : ces jeunes-filles (jouées par de jeunes pensionnaires elles-mêmes loin de leurs familles) partagent la tristesse de l’exil ; elle détermine aussi la problématique de la pièce telle que l’a voulue Racine : il s’agit de relever les remparts de Sion, de passer du péché (les Enfers) à la rédemption, et cette résurrection de la ville est alors l’allégorie de la résurrection des corps. Enfin elle inscrit l’histoire d’Esther à l’intérieur d’une durée qui la dépasse et la transcende.
Scène qui dans l’économie de dramaturgie participe à l’exposition, puisqu’elle instaure une attente (jusqu’où, jusqu’à quand) à laquelle la pièce dans son déroulement va mettre fin.