Le jour s’est levé. Il y a changement de décor, et se tient une conversation secrète entre Hydaspe et Aman : le courtisan veut mettre Aman dans la confidence de ce qui vient de se passer. C’est la première apparition d’Aman. L’entrevue est justifiée par la question sur laquelle embraye la tirade d’Hydaspe : « Quel est donc le secret que tu me veux apprendre ? » (N.B. On ne sait pas si Aman est venu voir le roi de bon matin pour lui demander de son côté la tête de Mardochée...)
Enjeux
Ce passage est le récit d’un événement capital : ce songe, dont il nous faut étudier la fonction dans l’économie de la pièce d’autant qu’il s’agit là d’une innovation totale de Racine
Plan
- Quatre vers qui justifient la conversation
- Le rêve (jusqu’au vers 391)
- La lecture des annales
- Le retour au rêve par une question d’Aman
Précisons que nous n’étudions que la première partie de la scène, dont le but est d’exposer le caractère comme la décision d’Aman.
Première partie
Hydaspe, le courtisan, sait flatter ceux à qui il doit sa fortune, donc il commence par justifier sa confidence cf. « Seigneur » : rapport de soumission>. Il est l’intermédiaire entre Aman et le
palais et lui permet de connaître la vie privée d’Assuérus (et donc Aman peut par son intermédiaire faire passer tout ce qu’il veut). Le personnage d’Hydaspe n’est pas anodin : il a lui aussi une fonction tragique dans le schéma général de la pièce : en effet c’est lui qui viendra chercher Aman pour qu’il assiste au festin, et que suit Aman en dépit des conseils de sa femme. Hydaspe est donc l’allié d’Aman, son oreille dans le palais. Or ce sont « les avis sincères » de cet allié qui vont provoquer la perte d’Aman.(notons le caractère mystérieux de « Tout ce que ce palais.... »)
Deuxième partie : le Roi
Notons la majuscule de l’édition de 97, et sachons y lire éventuellement des allusions à l’action divine elle-même : « Le Roi, d’un noir chagrin paraît enveloppé »
Esther avait déjà noté ce caractère « sombre » (v. 71) de l’humeur d’Assuérus. (le mot « chagrin » est moins fort qu’aujourd’hui), toutefois le terme « enveloppé » montre l’emprise totale de ce chagrin sur le roi (et rapprochement sonore roi/noir) : un roi caché par un manteau de tristesse... ». Jusqu’à quand Dieu seras-tu caché... ? » Quelque songe effrayant cette nuit l’a frappé
Pendant que tout gardait un silence paisible
Sa voix s’est fait entendre avec un cri terrible
Récit mystérieux (« quelque songe ») Hydaspe ne connaît pas au juste le contenu de ce rêve mais il a vu l’état du roi, très affecté (« frappé »). Les trois vers font un bel effet sonore, dans l’alternance des nasales et des aigus (songe, effrayant, pendant, entendre//nuit paisible, cri terrible ; et le dernier vers est une explosion de ce cri que ne vient assourdir ici aucune nasale.
J’ai couru, le désordre était dans ses discours
Il s’est plaint d’un péril qui menaçait ses jours
Il parlait d’ennemi, de ravisseur farouche ;
Même le nom d’Esther est sorti de sa bouche
Cette rupture insolite causée par le rêve est marquée par le déplacement de l’arrêt du vers, et le contre-rejet interne du mot « désordre » (discours=propos), terme qu’il faut relier au « frappé » employé plus haut).
Et le contenu du rêve se donne alors par bribes, incompréhensibles : un péril...(lequel ?), ennemi ? etc et Hydaspe en est réduit à reproduire les mots entendus sans voir leur lien (ennemi, ravisseur, Esther). Notons qu’un commentaire peut-être connu par de Sacy disait que le sommeil d’Assuérus avait été troublé par un rêve où il voyait Aman s’emparer d’une épée pour le tuer (le Roi étant jaloux d’Aman, parce qu’il ne comprend pas pourquoi Esther l’a invité en même temps que lui) : donc Racine déplace l’insomnie du roi (par rapport au Livre d’Esther) puisqu’il la met avant l’invitation, mais l’explique par un cauchemar. On sait l’importance des rêves dans l’économie de la tragédie : ils sont créateurs de fatalité ; ici, avant même que commence l’action d’Esther, Assuérus fait un rêve où il semble la voir menacée. La coïncidence mise en place par Racine
- lui permet de préparer le dénouement (Esther va pouvoir sans difficulté le convaincre de la perfidie d’Aman qui est « ennemi de votre propre gloire » : le rêve le prédispose à écouter ce qu’elle va dire.)
- lui permet de rendre plus vraisemblable (encore plus que dans la Bible) la modération du roi quand Esther se présente devant lui.
Pour ces deux raisons, le rêve est donc providentiel : le dramaturge Racine agence les faits encore mieux que le dramaturge divin. Notons aussi que les mots d’Hydaspe sont mieux compris des spectateurs qui sait la menace que fait peser Aman sur les juifs. Enfin notons aussi la place d’Esther à la césure, Esther dont le nom ici donné permet de réunir l’acte I à ce début de l’acte II bien différent.
Il a dans ces horreurs passé toute la nuit...
Le mot « horreurs » fait apparaître la crainte et l’aversion excitée par un souvenir affreux : Assuérus a passé une nuit blanche à cause de ce cauchemar, ce qui motive une insomnie à laquelle la bible ne donnait aucune raison.
Troisième partie
« Enfin, las d’appeler un sommeil qui le fuit....
Le Roi se fait donc lire les annales « célèbres » pour écarter « ces images funèbres » (noter les deux mots antithétiques à la rime) ; en historiographe, Racine connaît bien ce genre de livre dont il donne ici la définition (« où les faits de son règne...etc) et les « fidèles mains » qui consignent les faits du Roi sont certainement aussi les siennes. Il est intéressant de constater presque à tout moment de la pièce la possibilité de superposer Assuérus, Louis XIV et Dieu. Ces livres sont donc le lieu où se conservent « les monuments d’amour et de vengeance... » :( monuments = ce qu’on laisse à la postérité.)
En tout cas, cette lecture apaise le roi car comme le dira Hydaspe plus tard « Il revoit tous ces temps si remplis de sa gloire » : Le roi y prête donc une « oreille attentive » c’est ce qui explique pour quoi il remarque l’histoire de Mardochée. (Souvenons-nous de Racine lisant Plutarque à son roi). Et notons que le roi c’est aussi Dieu qui écoute enfin les prières et va sauver son peuple.
Dernière partie
Après la longue tirade, reprise du dialogue sur intervention d’Aman : « De quel temps de sa vie a-t-il choisi l’histoire ? » : la question met le doigt sur le « miracle » puisque la période qu’il « a choisie » c’est celle où il a échappé à un complot. Mais pour le moment, Hydaspe n’en sait rien : « Il revoit tous ces temps....depuis le fameux jour etc » L’échange se fait sur le mot « temps » qu’Hydaspe reprend, et le courtisan qu’il est insiste sur ce beau règne « gloire, fameux jour, l’heureux Assuérus » en même temps que l’exposition se termine vraiment ici puisque nous apprenons qu’Assuérus est le successeur de Cyrus.
Aman, qui est plus pragmatique que courtisan (il se demande si c’est le bon moment pour présenter sa requête) interrompt l’inutile flagornerie : « Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée » ? (idée= imagination) Et Hydaspe lui répond quelque chose de dramatiquement important puisque c’est l’annonce de l’interprétation du rêve qui sera déterminante dans la pièce (« Entre tous les devins fameux....etc – les Chaldéens connus pour leur science astrale) Il y a donc une question posée, un sens à définir et Assuérus va le chercher dans l’astrologie, la volonté des cieux, c’est le règne du hasard, mais ce hasard qui entraîne des coïncidences troublantes, la suite de la pièce va nous montrer qu’il n’est autre que la Providence.
Conclusion
Au niveau des personnages, il y a donc des séries de coïncidences : arrivée d’Aman le matin de la nuit du rêve d’Assuérus, et le rêve d’Assuérus, la nuit qui précède la venue d’Esther. Mais au plan supérieur, c’est Dieu qui se réveille de son sommeil pour envoyer ce songe qui sera à l’origine de la lecture, (et du premier renversement) puis à l’origine de la prédiction (le vrai renversement) et qui enfin sur le plan psychologique permettra de favoriser l’invitation d’Esther.
Ce songe, le chœur en fera en quelque sorte le commentaire puisqu’il est le signe du réveil de Dieu : il suffit que dieu intervienne, dit-il, pour que le méchant soit animé par la grâce (« un moment a changé ce courage inflexible/ Le lion rugissant en un agneau paisible...) : ce moment, c’est le temps précis du rêve qui fait déjà tout basculer. Ainsi le chœur rectifie ce qu’on pourrait penser à tort, que le hasard (les astres) ou le charme d’une femme changent le cours des choses.
Ce rêve au contenu obscur va s’élucider au cours de la pièce, et ce ne sera qu’à la fin que le roi le comprendra vraiment, et Esther saura y voir, plus que l’annonce de l’avenir dans les astres, le signe de la Providence, et pourra s’en servir pour mieux argumenter sa demande.