Esther, Jean Racine (1689). Circonstances, sources, personnages

Les circonstances

La pièce fut représentée d’abord en privé chez Mme de Maintenon devant le Roi, puis il y eut deux autres représentations sans public à Saint-Cyr et le 26 janvier 1689 ce fut la grande première publique, il y eut encore 5 autres représentations et Mme de Sévigné en rapporte l’une d’elles, (celle du 19 février) et y note un « rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes si parfait et si complet qu’on n’y souhaite rien » Les Rois d’Angleterre, en exil, assistèrent à celle du 3 février. Et Donneau écrit en février 89 de Racine « Il a fait verser beaucoup de larmes et inspiré des sentiments tout chrétiens »

Les sources

Le livre d’Esther fait partie de l’Ancien Testament. Mais quand on parle de la Bible, il faut préciser d’une part si le texte original est le texte hébreu (ou araméen) traduit en langue vulgaire, et de l’autre, s’il s’agit de la Bible des Septante dont l’original est en grec (- 285- 242) : une traduction qui n’est pas littérale ou qui s’inspire d’autres versions qui ne figurent pas dans la bible hébraïque. Or, dans la Bible des septante, la version du livre d’Esther n’est pas la même que dans la bible hébraïque : il y figure des additions. Et l’Eglise (Saint Jérôme) a placé ces additions en appendice. La bible de Jérusalem, elle, précise en graphies différentes ce qui appartient au texte grec seul.

Quels sont ces ajouts ? Une introduction et une conclusion sur un rêve de Mardochée, une prière de Mardochée, une prière d’Esther (que va reprendre Racine), le texte des deux édits royaux opposés, et la description de l’arrivée d’Esther chez le Roi (cf. Racine). Le plus important est que ces ajouts font apparaître le nom de Dieu, alors qu’il n’y figure pas dans le « rouleau » d’Esther. On verra comment Racine dans le traitement de l’histoire interprète cette absence curieuse.

Il y a d’autres textes utilisés : Flavius Josèphe dont l’Histoire des Juifs venait d’être traduite par Arnauld. Il supprime le rêve de Mardochée, comme Racine, qui au contraire invente un rêve d’Assuérus qui ne figure nulle part, sauf dans le « midrach » (commentaire juif du livre d’Esther) ; il y a aussi la Bible de Le Maître de Sacy et ses commentaires (une des productions les plus importantes de Port-Royal). On y reviendra; il faudra dans les commentaires toujours justifier es ajouts ou les choix de Racine.

Les personnages

Assuérus

On discute beaucoup pour savoir s’il s’agit de Darius, de Xerxès ou d’Artaxerxès. Le principal est de savoir que Racine a adopté le même point de vue que la tradition juive : il s’agit de Darius; en effet Assuérus appartient au temps où le Temple (détruit par Nabuchodonosor) n’a pas encore été reconstruit(cf. I, 1). Or Cyrus, mentionné par Esther (III, 4) a vengé les Juifs en triomphant des Babyloniens et en leur permettant le retour en Palestine. Mais quand la pièce commence, les Juifs sont encore en exil et le temple n’est pas encore reconstruit : les successeurs immédiats de Cyrus s’y sont opposés (Cambyse ou Darius I) Mais Darius I représente peut-être Assuérus avant qu’il ne change d’avis.

Mardochée

Sacy rapporte qu’il descend du premier roi d’Israël, Saül, et Racine en fait état en III, 4 : « Il descend, comme moi, /Du sang infortuné de notre premier Roi » dit Esther, sa nièce chez Racine, sa cousine dans la Bible.

Aman

D’après Sacy encore, il descend du roi amalécite Agag et il est d’origine macédonienne(cf. les Septante) On l’appelle dans la Bible « le fils d’Hamedata, l’agaguite » et Sacy insiste sur l’antagonisme Amalec/Israël (cf. Exode 17 et deutéronome 25) et il relie le refus de se prosterner devant Aman à cet antagonisme entre les deux peuples. Or ce qui est original chez Racine, c’est qu’il refuse de lier la haine d’Aman à cette hostilité des deux peuples cf. II , 1

Mon âme à ma grandeur tout entière attachée
Des intérêts du sang est faiblement touchée.

Il faudra s’en demander la raison ; en tout cas, la haine d’Aman ne s’inscrit pas dans une lutte héréditaire.

Le déroulement de la pièce

- Le lieu : Suse, mais trois lieux différents par acte : appartements d’Esther, chambre du Roi, jardin/salons d’Esther
- Le temps : 24 heures

  • I « Déjà la sombre nuit a commencé son cours »
  • II « lorsque le jour ne commence qu’à luire »
  • III le repas du soir, même jour

De la nuit au jour, la pièce montre ainsi le passage de l’obscurité à la lumière, du Dieu caché au dieu visible.
- L’action : chronologie des événements

  • I : retour d’Elise, arrivée de Mardochée,(et sa demande à Esther d’intervenir pour sauver son peuple), décision et prière d’Esther ;
  • II : mauvaise nuit d’Assuérus qui fait un cauchemar et se fait lire le livre des Annales ; Aman veut tuer Mardochée sans délai : Mais Assuérus décide de récompenser Mardochée et demande à Aman ce qu’il faut faire pour cela. Puis Esther arrive et invite Aman et le Roi chez elle ; enfin elle assiste, voilée, à l’explication du cauchemar.
  • III : Zarès conseille à Aman de fuir ; Mais l’arrivée d’Hydaspe (qui révèle la réponse des mages) le convainc de rester car il interprète cette réponse comme qui elle lui était favorable. Puis la scène est chez Esther qui révèle son origine et demande à être entendue. Assuérus est ébranlé. Aman cherche à éviter la mort et se jette aux pieds d’Esther. Mais le roi qui revient interprète mal son geste et le voue à une mort impitoyable. Mardochée arrive et le roi le met à la place d’Aman. L’édit d’extermination est révoqué.

Toute cette action est ponctuée par les chants du chœur, et son déroulement pose deux questions :
Pourquoi la mauvaise nuit et le cauchemar : un doublon qu’il faut expliquer, et pourquoi, à deux reprises, des erreurs d’interprétation ?

Une œuvre pieuse (Orcibal-Spillebout)

L’histoire d’Esther montre comment la grâce dans la personne d’Esther se saisit d’Assuérus pour l’éclairer et lui permettre de revenir sur sa décision contre les juifs. Ainsi comme l’ont remarqué les critiques et comme le souligne à maintes reprises le chœur, tout est dans la main de Dieu et même le cœur des Rois (Proverbes : Cor regis in manu Domini). Si donc tout se passe dans le Ciel, les personnages ne sont que des instruments destinés à accomplir les desseins de Dieu. Leur psychologie est par conséquent moins centrale que dans les pièces païennes. Effectivement, on a remarqué que les personnages étaient sans nuance soit tout bons (Esther, Mardochée), soit tout mauvais (Aman), soit passant de façon miraculeuse (« grâce, charme ») de la noirceur à la lumière (Assuérus).

On peut donc lire l’œuvre comme une illustration des effets de la Providence, et Racine s’inscrit dans un courant apologétique déjà ancien où il s’agit d’ébranler le courant libertin en montrant que loin d’obéir au hasard l’histoire du monde reflète les desseins d’un Dieu bon : le triomphe des impies, pierre de touche des contestataires, n’est pas un vrai triomphe,

- d’abord en regard de la vie future

La gloire des méchants en un moment s’éteint
Il n’en est pas ainsi de celui qui te craint
Il renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l’aurore (II, 8) cf Athalie II,9 

- ensuite parce que ce triomphe n’est qu’apparent

Pour contenter ses frivoles désirs
L’homme insensé vainement se consume
Il trouve l’amertume
Au milieu des plaisirs (II,9)

Enfin parce que le mal finit par être châtié (cf. déjà Montchrestien dans son « Aman »). C’est une idée qui en cette fin du XVIIème ne pouvait pas avoir beaucoup de prise cf. Spinoza (1670) qui montrait que la Bible était un livre comme un autre. Le triomphe d’Esther est le résultat d’une révolution de palais. Or Racine était pénétré du « Discours sur l’Histoire universelle » de Bossuet (1681), ; c’était la plus importante réponse faite à Spinoza : la Providence étant une fatalité inverse où Dieu élit une race pour donner un Sauveur au Monde (cf. I,4 253 sq) ; ainsi au lieu d’une tragédie, (séparation Dieu/hommes) la pièce montrerait le chemin d’une réconciliation.

Ainsi la lecture pieuse de la pièce consiste à voir la manifestation de la grâce qui ici est particulièrement bien illustrée. Les Pères de l’Eglise l’avaient déjà bien vu : Saint Augustin traduit par Bossuet (De gratia christi ) « Pendant qu’il regardait Esther avec un œil terrible comme un taureau furieux, s’était-il déjà tourné du côté de Dieu par son libre arbitre, souhaitant qu’il gouvernât son esprit ?...Néanmoins Dieu le tourna où il voulait et changea sa colère en douceur ce qui est bien plus admirable que s’il l’avait seulement fléchi à la clémence sans l’avoir trouvé possédé d’un sentiment contraire » (II, 10)

La grâce, par l’intermédiaire des plus innocents, des plus faibles (Esther) pénètre les cœurs les plus endurcis, à moins d’être damné, et c’est ici qu’apparaît l’idée janséniste : Aman, tout méchant, n’est pas sensible à Esther, ou bien, il l’est, pour porter sur elle des mains hardies, on y reviendra.

La pièce montre donc le cheminement de cette grâce dans le cœur du Roi, ce qui implique un dénouement heureux dont tout tragique est exclu : le méchant est puni, les Bons récompensés cf. Iphigénie ; monde de l’Enfance, de l’innocence...Racine père de famille, jeunes-filles de Saint-Cyr...). Ce n’est pas pour rien si l’Eglise comme la Cour fort dévote se reconnaissent dans cette pièce. Racine, qui dans ses pièces précédentes se montrait plus courtisan que pieux réussit à concilier sa volonté de plaire à la Cour et à la nouvelle dévotion cf. Mardochée qui associe loyalisme politique et fidélité religieuse.

Il y a du reste dans cette pièce des allusions que tout le monde reconnut à Louis XIV et Mme de Maintenon : portraits élogieux dans le prologue, et à travers Assuérus, identification rassurante des deux instances qui pour une fois n’entrent pas en conflit, le Roi et Dieu : il est frappant de voir qu’une même crainte saisit les sujets devant l’un et l’autre(I, 4) et qu’ils ont l’un et l’autre le même comportement (cf. analyse de III,3) cf. Racine heureux entre Port- Royal et son Roi, ayant utilisé l’opéra pour retourner contre lui ses propres armes. Double fidélité au Roi et à Dieu.

Les tensions sous-jacentes

Pourtant l’œuvre est plus complexe. Il serait injuste de la réduire comme certains (Niderst) à un poème où tout est prévu, aussi bien la fin (la naissance du Sauveur) que la place de l’adjectif : « On y répète la douceur des certitudes....Une pièce vide, immense tautologie, cantique noble et reposé où la simplicité avoisine le vide et la sobriété a convention » Tous montrent la même humilité devant Dieu, le Roi, la langue (dont on condamne l’usage trompeur (cf. III,3) est la plus convenue mais aussi la plus euphonique constate A. Niderst. Tout consonne donc dans cet univers où Dieu va déployer son bras. Mais est-ce bien vrai que « tout consonne », n’y a-t-il pas des dissonances qui nous permettraient de retrouver une certaine forme de tragique.

- Le personnage d’Aman (Zimmermann)

Avec ce personnage nous retrouvons une problématique commune aux autres pièces : la volonté pour le personnage de se libérer d’un passé asservissant et même d’oublier ce passé (qui évidemment quoi qu’il fasse, reste toujours présent) : Racine imagine d’abord qu’Aman vient de Macédoine où ses ancêtres amalécites se seraient réfugiés (III 1894), qu’il a été vendu comme esclave aux persans (II 1451) : donc un être doublement déraciné ; qui d’autre part refuse l’héritage de ses ancêtres, c’est-à-dire cette haine traditionnelle entre Juifs et Amalécites (II 1489). Seul, il n’a pour guide que son ambition et il veut que tous reconnaissent sa réussite individuelle. En face de lui, Mardochée, c’est la fidélité à une famille (Esther) et à un peuple ; et si Mardochée refuse de se prosterner devant lui, c’est à cause de cette haine traditionnelle pour les Amalécites : c’est donc la fidélité au passé qui fait que Mardochée refuse de reconnaître Aman comme individu. Ce regard qui poursuit Aman est donc le signe que ce personnage n’est pas libre, que son passé amalécite est toujours présent en lui, et voilà pourquoi Aman ne supporte pas Mardochée. Et en bon raciste, il projette sur tous les autres juifs, sans autre raison, sa haine pour Mardochée (avec les slogans antisémites classiques « puissants, riches, séditieux ») cf. Etude II, 1

Donc on retrouve ici une tension familière au théâtre de Racine, celle qui oppose à un ordre oppresseur une volonté de liberté (Pyrrhus/passé de la guerre ; Hippolyte/son père). Et c’est toujours le personnage soumis à cet ordre qui reste en vie (Andromaque, Junie) (ici, Mardochée et Esther), et qui assure la restauration de cet ordre un moment perturbé. Cependant il y a une différence : les motivations d’Aman sont schématiques : son projet d’extermination est accepté par Assuérus sans débat et seule l’explication divine justifie le revirement d’Assuérus : les mobiles humains s’effacent dans un univers où domine la Providence.

Mais, bien plus, il y a le fait qu’Aman contribue comme Oreste à son propre malheur : comme lui il est le jouet d’un Dieu méchant : Aman n’a pas la grâce, et en cela, il est triplement tragique : d’une part parce qu’il n’est pas libre, malgré ce qu’il dit, d’autre part parce qu’il contribue à aggraver son malheur, et enfin parce que nul ne sait s’il est damné ou non, c’est ce qui explique la persistance de ses illusions jusqu’à la fin (cf. le quiproquo sur le « perfide étranger »).

Le signe qu’il n’est qu’un jouet entre les mains de Dieu, c’est donc cette scène de renversement où manifestement Assuérus s’amuse à le taquiner : et ce renversement « carnavalesque » (cf. « la fête des sorts », qui est le nom de la fête d’Esther en hébreu) est comme le miroir comique du futur renversement qui se produira dans le cœur d’Assuérus (cf. étude II,5 ; III,1).

Donc il y a bien une angoisse tragique implicite plus qu’explicite mais qui fait qu’on s’interroge sur la possibilité de la liberté humaine et sur les rapports de Dieu avec sa créature : liberté ou prédestination ? cf. I,3 205 sq (Zimmermann) où l’on voit que ce refus de l’individu (Mardochée ne parle que pour sauver son peuple, comme Esther aussi) un moment manifesté dans la pièce explique le caractère fondamentalement non-tragique de la pièce.

- Le thème du sacrifice

Pourtant il y a un autre thème commun aux autres tragédies : celui du sacrifice. Le sacrifice est pour beaucoup à l’origine de la Tragédie (le sacrifice du Bouc)(ou représentation du sacrifice du Roi-Christ pour sauver ses sujets). Rappelons la problématique du sacrifice dans Andromaque (Astyanax) ou dans Iphigénie dont l’héroïne qui doit être sacrifiée, est comme Esther pleinement soumise à son père. Une victime innocente en tous les cas, qu’il s’agit de sacrifier pour retrouver un ordre un moment interrompu. A cet égard la pièce offre des ressemblances frappantes avec Iphigénie : comme Eriphile, Aman est, face à la famille juive, l’orphelin et l’intrus (amalécite et macédonien), et comme elle, c’est lui qui sera finalement sacrifié. Il y a 3 victimes possibles : le peuple juif, Esther, et Aman. La pièce montre comment le choix se déplace sur Aman malgré la volonté d’Esther de s’immoler à son peuple :

Contente de périr s’il faut que je périsse
J’irai pour mon pays m’offrir en sacrifice (v. 244-46)


L’être féminin s’offre en victime expiatoire pour sauver l’ordre patriarcal (Dieu—le Père-le Peuple) (et pour réconcilier le peuple avec Dieu) ...leçon édifiante pour Saint-Cyr ! mais un Dieu bon remplace la victime innocente par le Bouc émissaire, ici Aman dont la mise en pièces est rapportée à la scène finale ; bouc émissaire dont le sacrifice lavera le peuple de ses péchés (car l’exil est le châtiment des juifs, et le signe que Dieu les a abandonnés) et l’alliance pourra se renouveler (même chose dans Iphigénie). La pièce célèbre bien, comme dit Barthes un « retour en grâce » : retour de la communication entre le ciel et la terre, et triomphe du vrai Dieu

Terre, frémis d’allégresse
Et vous, sous sa majesté sainte,
Cieux, abaissez-vous... (à rapprocher de la fin d’Iphigénie) Etude des textes II, 7 et III,1

Racine, Port-Royal, le Roi

Ou Esther comme soumission définitive à l’ordre du père (Mauron)


Avec Ch. Mauron, chaque tragédie « dessine l’ensemble d’une structure psychique, son dispositif, et son fonctionnement » autour d’un personnage en qui toutes les relations dramatiques se croisent. Ce personnage, ce serait le « moi »de l’auteur et les autres seraient ses « tentations », ses défenses, ses désirs et ses peurs ». Mauron voit alors une évolution dans les pièces de Racine, qui passe de la réaction contre la Mère possessive (cf. la tante de Racine à Port-Royal), à la soumission au père. Esther sera l’étape qui mènera à cette soumission définitive que Mauron voit dans Athalie ;
- Dans cette perspective, le « moi » se divise en deux pulsions, le ça et le sur-moi, d’un côté Aman et de l’autre Mardochée, le double haï qui prend la place d’Aman (cf. fils oedipien/fils respectueux), et Assuérus est le Roi aimé et craint, mais c’est ici un monarque de carton qui n’a pas de volonté propre, qui change d’avis, et qui donc peut être objet de contestation.
Or, si la situation de Racine à cette époque marquait une réconciliation entre les deux tendances opposées de Port-Royal et de la cour-le Roi, elle n’en gardait pas moins un caractère instable, Racine étant pris entre deux fidélités, contradictoires, puisque pour les Jansénistes, le monde, la Cour, étaient aussi dangereux que le théâtre, et Racine se retrouvait coupable, mais d’un autre côté, en face du Roi et de Mme de Maintenon, la culpabilité du Racine janséniste n’était pas moindre, culpabilité qui devait engendrer l’angoisse de la disgrâce : en effet si Esther est Mme de Maintenon (plusieurs allusions explicites), pour Racine, comme pour les Jansénistes, les jeunes-filles de Saint-Cyr, en tant que juives opprimées, représentent les jansénistes opprimés ; Si on assimile Esther au « moi » racinien, d’un côté, en s’identifiant à cette épouse, il est amoureux et du trône et du Roi, mais en tant que mandataire des vierges de Port-Royal auprès du monarque, il est le représentant d’une famille persécutée qu’il doit défendre (rôle que sa foi janséniste assignait à Racine), de même que la reine d’un côté craint le roi et de l’autre veut sauver son peuple. Donc Esther a la dangereuse mission de réconcilier deux réalités contradictoires : le trône et Port-Royal : un conflit auquel Racine apporte une solution rêvée seulement car Assuérus n’est pas Louis XIV : il représente le Roi incontestablement, mais il est faible, toujours sur le bord d’une erreur judiciaire qui n’apporte aucune sécurité décisive.

- Le crime d’Esther dans cette perspective (elle se sent coupable de n’avoir pas avoué sa race au roi) serait à rapprocher des atermoiements de Racine qui « obéit en tremblant » à Port- Royal, tout en disant à Mme de Maintenon qu’il n’a plus de contact avec Port-Royal (rentré du reste dans la clandestinité). Ce « péché », cette « tare » joue le rôle de l’inceste dans les autres tragédies : une sorte de lien charnel avec la Mère, la famille, jugé néfaste parce que il implique dans les deux cas un parricide (tel est du moins le jugement du Père malgré les protestations d’Hippolyte « je suis amoureux, mais non parricide »)...Et Racine pourrait donc dire lui aussi qu’appartenant à une famille janséniste, il n’en adore pas moins le Roi.

- Aman et Mardochée : on a vu dans Aman une analogie avec Louvois, ministre disgracié ; analogie possible peut-être consciente. Mais, plus profondément, il se place dans la lignée des coupables (Eriphile, Phèdre), et l’on voit en lui des traces d’Œdipe : un désir pour la reine, dont l’accuse le roi, une sourde complicité de parricide, et le dessein de tuer la famille juive : Aman serait alors l’ancien Racine (cf. son double Mathan), celui du théâtre, du péché amoureux, de l’ambition mondaine sans scrupule et qui développe son agressivité contre sa famille janséniste . Donc Aman serait le « moi » amoureux chargé de désirs pour une vierge, et révolté contre la famille sacrée. Mardochée est alors un nouvel avatar du Père (s’élève de la Porte jusqu’au trône) qui va remplacer le roi décevant, le père élu de Dieu et le prophète l’emportant sur le père-roi : ainsi le moi amoureux (Racine mondain) est victime de Port- Royal, mais le roi, le père-roi (Louis XIV) est aussi menacé .

Donc d’un côté depuis Phèdre, le théâtre est abandonné, à travers une identification pieuse avec le couple Roi-Mme de Maintenon, mais de l’autre cette identification se trouve minée à son tour : le Père janséniste va s’élever au-dessus du Père-roi pour le juger : le roi-père qui avait triomphé du fils oedipien va lui aussi être chassé, comme le moi amoureux, par le Père janséniste.

Cette interprétation est particulièrement judicieuse dans la mesure où elle permet d’expliquer ce double aspect du Roi (tantôt l’image de Dieu, tantôt l’image d’un roi décevant), où elle peut aussi rendre compte du geste d’Aman et de sa révolte, où elle explique enfin le passage à Athalie.

N.B. Le rêve d’Assuérus dans l’économie de la pièce
- un problème de chronologie : il anticipe la venue d’Esther ; il s’agit d’une coïncidence (du reste on s’en remet aux astres : le déterminisme du hasard, et non la destinée). Donc d’un côté il est sans motivation, mais de l’autre, cette absence de motivation est en réalité le signe que la Providence agit et que Dieu tout en restant caché est bien présent : cf. les deux plans de la pièce : au niveau des personnages, des coïncidences, et au niveau du chœur où l’on sait que l’impie n’est jamais en repos, et qu’il trouve l’amertume au milieu des plaisirs et qu’il suffit que Dieu le veuille pour que le méchant devienne animé par la grâce :

Un moment a changé ce courage inflexible
Le lion rugissant en un agneau paisible


Ce moment, c’est le temps précis du rêve qui fait tout basculer avant même l’intervention et la vue d’Esther. Donc le chœur met Dieu à la clé là où les personnages mettent tantôt le hasard tantôt le charme d’une femme

-un problème de sommeil : Assuérus est réveillé. Il ne dort plus (cf. III, 3). Ce réveil est le signe parallèle du réveil de Dieu. La preuve c’est qu’il se fait lire les annales et qu’il va récompenser Mardochée. Ce geste, qui n’est pour lui qu’un jeu (cf. ses propres paroles) est en réalité le signe que tout va s’inverser, et que ce carnaval va devenir réalité. C’est la première brèche contre Aman, et le signe du miracle futur

-un problème de contenu « Ennemi, ravisseur farouche, Esther... » puis « perfide étranger » : peu à peu le sens va se faire et le roi va comprendre son rêve et Esther se servira de la réponse des Chaldéens pour l’interpréter comme le signe de la Providence : on passe du hasard à la providence, et le roi ne l’en écoutera que mieux.

Besoin d'aide ?
sur