Esther, Jean Racine (1689). (III, 1, 874-905)

L’intérêt dramatique de la scène est de proposer une autre issue: si Aman se laisse convaincre, il s’enfuit, les juifs sont sauvés et lui aussi. Cependant la Providence est là, qui va faire entrer Hydaspe au bon moment : fort de ses révélations sur le perfide étranger, Aman prendra la décision de rester. Il sera la victime, en lieu et place des juifs. L’intervention de Zarès a donc pour but de faire apparaître le tragique du destin d’Aman : le connaissant bien, elle montre et son caractère et les dangers qu’il court. Il est sûr qu’il faut une victime, quelle sera-t-elle ? Problématique proche de celle d’Iphigénie.

Plan : une argumentation

  • 874-879 : la haine personnelle d’Aman, seul contre tous
  • 880-892 : les juifs, race fatale aux Amalécites
  • 893-905 : il faut fuir

Premier mouvement

Seigneur nous sommes seuls. Que sert de se flatter ?...

Zarès ramène à ses justes proportions le dévouement dont se flatte Aman pour son roi et l’ingratitude dont il se plaint (« il sait qu’il me doit tout... ») (cf. Louvois et Louis XIV). Le verbe « se flatter » veut dire « se tromper », et l’orgueil d’Aman est tel qu’il se croit le bienfaiteur du roi. Zarès lui donne la mesure de ses prétentions, et sa présence permet le dévoilement du réel Aman :

Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater
Ce soin d’immoler tout à son pouvoir suprême,
Entre nous avaient-ils d’autre objet que vous-même ?

Cf. le « entre nous » et « nous somme seuls » : l’absence d’autre interlocuteur va permettre de lever le voile sur Aman, et la motivation de sa conduite peut se dire : conduite égoïste et non altruiste : il est le véritable destinataire de son dévouement pour le roi. Noter l’opposition pouvoir suprême/ Vous-même (qui s’oppose aussi au « pour lui »). Le « sacrifice » fait au pouvoir du roi est en réalité fait pour assouvir son propre orgueil. Le thème du sacrifice est toujours présent dans la pièce, cf. le verbe « immoler »et il faut comprendre par « immoler tout » comme « immoler donc les Juifs » : il s’agit de savoir si Aman a raison de choisir les Juifs comme victimes expiatoires sacrifiées à son propre orgueil.

Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés
N’est-ce pas à vous seul que vos les immolez ?

Zarès fait apparaître la réelle motivation d’Aman, et le parallélisme syntaxique (même tournure prédicative, comme le retour du même verbe « immoler » qui assure la cohérence de l’argumentation montre la coÏncidence de la fausse motivation avec la vraie motivation : « Ce soin d’immoler tout à son pouvoir....// Tous ces juifs, n’est-ce pas à vous seul que vous les immolez »).

Deuxième mouvement

Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste....
Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste...

Le raisonnement de Zarès se poursuit en s’appuyant sur ce qui précède : vous voulez sacrifier les Juifs pour vous seul, en réalité vous êtes seul à le vouloir, car tout le monde est contre vous. La phrase inachevée dit l’angoisse de Zarès (elle pense à Esther peut-être ou à tous les autres conseillers de la cour), et l’adjectif « funeste a un sens fort, et est à prendre comme une prétérition, et au lieu de finir cette phrase (qui serait « cause notre perte ») Zarès préfère décrire les sentiments de tous vis à vis d’Aman et de sa famille : la cour et le peuple ont un même sentiment de haine, et cette haine dit la réalité de la situation d’Aman, et justifiera le dénouement.

Ce Juif même il faut le confesser malgré moi
Ce Juif comblé d’honneurs me cause quelque effroi...

Encore une fois Zarès revient à la situation précise du moment : après les Juifs en général, ce Juif particulier : dans ces deux vers tout montre la peur de Zarès, l’anaphore de « ce Juif », le « malgré moi » elle ne maîtrise pas ses craintes, et le mot d’effroi qui finit le second vers ; enfin l’apposition « comblé d’honneurs » à Juif est intéressante : Zarès comprend intuitivement que cet épisode de carnaval est comme le signe d’un renversement de fortune.

Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre
Et sa race toujours fut fatale à la vôtre

L’effroi de Zarès a deux raisons : une maxime générale : enchaînement des malheurs (cf. les galériens), et l’affront subi peut entraîner un vrai malheur ; la seconde raison tient aux leçons de l’histoire : les Juifs ont toujours battu les Amalécites, et avec cette fatalité apparaît alors le tragique propre du personnage : on n’échappe pas à son destin : Aman ne peut devenir persan !

De ce léger affront songez à profiter,
Peut-être la fortune est prête à vous quitter ;
Aux plus affreux excès son inconstance passe,
Prévenez son caprice avant qu’elle se lasse.

Conséquence : vous n’avez eu qu’un léger affront (noter comment elle minimise l’épisode qui a au contraire soulevé toute la fureur d’Aman) c’est le signe que la fortune est en train de vous abandonner. Et le thème qu’elle aborde de l’inconstance du monde rejoint les propos du chœur (v. 798 Le bonheur de l’impie est toujours agité/ Il erre à la merci de sa propre inconstance...), sauf que pour Zarès et Aman, il n’y a pas d’au-delà : la vie tout entière est l’objet des caprices de la fortune : cette absence de sens du monde païen s’oppose à l’ordre en Dieu. Noter le vocabulaire : une divinité malveillante qui ne se soucie pas des mortels mais agit de façon capricieuse cf. les termes « caprice, se lasse, inconstance » et quand Zarès parle des « plus affreux excès » « où passe son inconstance », il faut entendre que la fortune peut faire passer du bonheur le plus grand au plus extrême malheur. Donc elle conseille à Aman de « prévenir » ce changement de fortune, d’agir et de fuir tant qu’il est encore temps, cf. les deux impératifs, le premier encore vague (songez » et le second plus clair « prévenez ».

Où tendez-vous plus haut ? je frémis quand je voi
Les abîmes profonds qui s’offrent devant moi.
La chute désormais ne peut être qu’horrible.

Le raisonnement se poursuit : nouvel argument : vous pouvez d’autant mieux renoncer que vous ne pouvez pas aller plus haut cf. la tournure très concrète « Où tendez-vous plus haut ? », et même brutale, et Zarès évoque alors de façon imagée le changement de fortune dont elle a déjà parlé avec cette antithèse qui fait passer de la hauteur à la chute dans l’abîme ; où l’on retrouve le tragique antique qui ne concerne pas la vie de l’homme moyen, mais celle des grands dont la chute est d’autant plus tragique et impressionnante qu’ils tombent de plus haut. Le vocabulaire montre aussi de nouvelles marques de terreur (je frémis, les abîmes profonds, (encore plus profonds du fait de l’allitération en F (frémis, profonds, s’offrent) et enfin horrible)

Troisième mouvement

Osez chercher ailleurs un destin plus paisible.
Regagnez l’Hellespont et ses bords écartés
Où vos aïeux errants jadis furent jetés,
Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée
Chassa tout Amalec de la triste Idumée.

L’impératif est de plus en plus précis, après le conseil « partez » le verbe « osez... » qui a ici un sens très fort : « ayez le courage de » « chercher ailleurs : le mot à la césure est important : il faut savoir tout quitter, rang, situation, fonctions pour se prémunir contre l’inconstante fortune. Mais quel conseil à un homme si fier de s’être fait tout seul ! et Zarès précise encore « Regagnez l’Hellespont... » : à partir de ces vers il y a une évocation de la géographie biblique : : l’Hellespont, c’est la Macédoine d’après Esther I, 6-10. Et Racine fait d’Aman un amalécite grâce à une note de L de Sacy qui conjecture, d’après les interprétations juives, qu’Aman est un amalécite parti se réfugier en Macédoine après la destruction d’Amalec par Saül.

Il faut comprendre l’expression « ses bords écartés » comme un lieu à l’abri des vicissitudes du monde, et Zarès ainsi prêche donc pour un retour à cette terre de Macédoine . Ce retour est le contrepoint renversé du thème juif du retour : il s’agit d’un retour qui est une fuite et un échec (au contraire celui des Juifs est senti comme une reconquête et une reconstruction) et ce retour préconisé n’est pas lié à un bon souvenir, ce n’est pas un retour à la mère patrie mais un retour à l’exil, à cette terre d’exil aux « bords écartés » (par opposition à la centrale Jérusalem), la terre des aïeux errants (peuple condamné à errer dans une errance éternelle, à l’inverse des juifs) où ils furent « jetés » : le mot dit bien la précarité du sort d’Amalec. Quant à la temporelle qui précise la circonstance de cet exil (« Lorsque des Juifs.... ») elle a valeur d’argument : souvenez-vous combien les juifs sont dangereux pour vous. Il faut souligner la facture des deux derniers vers, magnifiques, et surtout du dernier avec cette opposition du redoublement en [a] (AmAlec) et du redoublement en [i] (trIste Idumée : Racine utilise le nom de l’ancêtre pour dire l’ensemble du peuple, (l’Idumée est au sud de la Palestine –cf. Bérénice). L’adjectif « triste » renvoie au malheur que les Amalécites rencontrèrent là-bas (le mot est fort : = funeste). Ces vers permettent d’opposer le peuple élu, et donc non-tragique, au peuple tragique : Amalec rejoint Caïn dans la race des maudits qui n’ont pas la grâce de Dieu. C’est ainsi que l’identité de la victime change : ce n’est plus ici les Juifs qui sont des victimes, mais les Amalécites, toujours maudits, quoi qu’ils fassent, donc non plus Mardochée mais Aman.

Aux malices du sort enfin dérobez-vous
Nos plus riches trésors marcheront devant vous

Ces « malices du sort » résument toute l’histoire des Amalécites et c’est aussi l’action d’un dieu qui n’aime pas sa créature (cf. les autres tragédies de Racine) mais c’est ici le méchant qui, à juste titre, n’est pas aimé. Encore une fois, Zarès utilise l’impératif « Dérobez-vous » et le futur envisage l’événement comme réel (Elle sait l’énormité de la fortune d’Aman)


Vous pouvez du départ me laisser la conduite
Surtout de vos enfants j’assurerai la fuite...

Zarès dévoile son projet : s’occuper elle-même du départ, le mot dont elle retardait l’arrivée est enfin là : il s’agit de partir, et si elle veut s’en occuper, c’est pour qu’Aman ne soit pas soupçonné (elle le dit ensuite).Et le mot qui termine le vers « la fuite » montre bien ce dont il s’agit, non pas un départ simplement mais une déroute : la fuite devant le danger.

N’ayez soin cependant que de dissimuler
Contente, sur vos pas, vous me verrez voler
La mer la plus terrible et la plus orageuse
Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse.

Zarès a donc distribué les rôles : elle agit et Aman fait comme si de rien n’était. St ce départ seul semble pouvoir mettre fin à ses craintes : cf. l’adjectif « contente » et le verbe « voler » qui montre son empressement à partir. Elle finit sur une image destinée à achever de convaincre Aman : la cour est encore plus dangereuse que la mer la plus terrible : la cour est devenu un lieu irrespirable (cf. les deux superlatifs ). Avec cette proposition de fuite, et le personnage d’Aman, nous revenons au tragique racinien habituel : le conseiller propose la fuite, car la scène est mortelle ; mais le propre du personnage tragique justement c’est qu’il n’a pas d’issue : la scène est mortelle, et s’il sort, il meurt...Aman restera sur scène et mourra : l’arrivée d’Hydaspe va consacrer son rôle de victime.

Conclusion

Caractère plein de vérité et de finesse (Zarès comprend la motivation réelle d’Aman ; et elle comprend les dangers qu’il court). Sa peur aussi, et son courage de vouloir tout manigancer.

Une argumentation qui s’appuie sur le caractère d’Aman come sur l’histoire du peuple amalécite auquel il appartient et qui, quoi qu’il ait dit, le rattrape : pas de chance pour l’individu dans l’univers tragique.

Un renversement où l’on voit le peuple maudit d’Amalec jouer le rôle du peuple élu. Aman sera la victime désignée, et le Bien va triompher comme il avait triomphé quand Saül avait triomphé d’Amalec.

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