Esther, Jean Racine (1689). Le passage du hasard à la providence (explication I,1)

Le choix de l’histoire d’Esther – dont la pièce de Racine n’est rien de plus qu’une traduction- s’explique certainement par la présence de ce ressort tragique qu’Aristote appelle « péripétie » ou « catastrophe », et que Racine a abondamment utilisé dans ses pièces antérieures ; mais ce qu’il y a d’intéressant c’est qu’on voit là un renversement de la catastrophe elle-même : ce qui semblait volonté perverse d’un dieu méchant devient la manifestation de la providence. Le terme de « catastrophe » veut dire d’abord deux choses : retourner la terre avec une charrue, et dérouler jusqu’au bout. Aristote n’emploie pas le mot, mais le terme de « péripétie », ou coup de théâtre défini comme le renversement qui inverse l’effet des actions (cf. le messager qui voulant rassurer Œdipe fait l’inverse). Dans la tragédie, le malheur accidentel n’est plus dû au hasard mais à l’effet d’une volonté perverse acharnée au mal (Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance/Oui, je te loue ô ciel de ta persévérance/ Appliqué sans relâche au soin de me punir...etc), volonté qui fait par malice espérer le mieux (« je respirais enfin ») alors que le pire se prépare.

Si l’histoire d’Esther a inspiré Racine ; c’est qu’ici au contraire, alors que le pire est attendu c’est le mieux qui arrive : la catastrophe mène au dénouement heureux et le méchant hasard devient la Providence : Racine adhère à un Jansénisme modéré, comme aux thèses de Bossuet. Ainsi Racine n’a eu qu’à suivre le « déroulement » (catastrophe) de l’histoire pour agencer des faits qui au fur et à mesure que la pièce se déroule deviennent le signe d’un dieu bon : la catastrophe, c’est donc la « fécondité » du sol qui « retourné » une fois que le « rouleau » est « déroulé » jusqu’au bout, montre qu’il a été ensemencé et va produire le Messie : du bouleversement à l’ensemencement, et il faut qu’on aille au bout du rouleau (dans tous les sens du terme) pour que cet ensemencement soit révélé.

I, 1 Une scène d’exposition

Elise est un personnage inventé part Racine pour faciliter l’exposition. Ce sont des retrouvailles cf. Oreste et Pylade : signe pour le héros du retour de la faveur du Ciel (Ô jour trois fois heureux...) .
Une scène d’exposition a un double but : le rappel de la situation passée en présentant par là- même la situation présente des personnages, et l’annonce de la suite.

Première partie (1-30) : un signe du Ciel

- Question traditionnelle : « Est-ce toi, chère Elise... » (on a dû juste avant annoncer à Esther l’arrivée d’Elise, et cela donne l’illusion d’une scène déjà commencée). Elise appartient à la même tribu qu’Esther :

Toi qui de Benjamin comme moi descendue.... »

(la tribu des Purs, comme Mardochée), et c’est une façon de présenter Esther qui rappelle qu’Elise fut « une amie de la tourmente » tourmente qu’Esther précise : « oppression » des Juifs et « malheur de Sion »(esclavage des Juifs et destruction du temple ). C’est aussi un moyen de dire son nom « Mais toi de ton Esther... » : l’arrivée d’Esther va comme susciter le dévoilement du Nom réel de la femme du Roi , Esther était la cachée (sens du mot en hébreu) elle va se dévoiler.

- Les paroles d’Elise : elle évoque d’abord la fausse nouvelle (« Au bruit de votre mort...) puis rapporte la voix d’un prophète divin : donc deux bonnes nouvelles : Esther « dans la pompe » et les juifs bientôt sauvés.
Les propos du prophète sont à commenter: «Lève-toi, (...) prends ton chemin vers Suse.... » : le début du drame est cette « montée » d’Elise mue par la parole prophétique, dont elle sera le messager heureux (cf. Pylade). Nous assistons donc à un double renversement dont le premier semble préfigurer le second : « le sujet » des pleurs d’Elise est « sur le trône assis » et quant aux « tribus alarmées » elles devront être rassurées : un renversement du malheur au bonheur dont on peut demander s’il sera toujours la « catastrophe » de la tragédie. L’annonce faite par cette prophétie (cf. le songe dans une tragédie) a pour rôle de transformer le hasard en nécessité et de créer par suite une attente. On note la cohérence du vocabulaire : descente/ montée/ Levée : la tragédie s’ouvre en réalité sur la fin d’une tragédie : la communication entre Dieu et les hommes semblant rétablie par cette prophétie qui annonce des retrouvailles générales : nous sommes ici dans l’exact contraire d’une tragédie ! Ce qui est annoncé c’est un nouvel exode, positif grâce au « bras puissant » du « dieu des armées » (termes bibliques) qui fera sortir les juifs de Suse.

Et pour Elise, la vue d’Esther sur le trône justifie la suite de la prédiction.

Le fier Assuérus couronne sa captive
Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive »

Le signe du renversement annoncé se voit dans les antithèses de ces deux vers, et Elise poursuit par des questions qui vont amener les explications d’Esther. (« Par quels ressorts secrets, par quels enchaînements.... » : ce sont là des termes de dramaturgie : Racine ne fait que représenter ce qui est déjà du théâtre : Dieu est le grand dramaturge qui organise les événements comme le dramaturge au théâtre.
Les retrouvailles d’Elise et d’Esther s’inscrivent dans ce renversement de l’action de Dieu : du malheur au bonheur, de l’asservissement à la royauté : Comme il asservit le « fier Assuérus » Dieu va aussi sauver le peuple juif. Le passé récent se lit donc comme une suite de renversements imprévisibles, mais toujours positifs ici (« les secrets ressorts ») : une morte qui est en fait bien vivante, une juive qui est reine, et une séparation qui se termine avec ces retrouvailles.

Deuxième partie : le rappel du passé (31-88)

La longue tirade d’Esther se justifie sur le plan dramaturgique par le fait que la vie de recluse que menait Elise ne lui permettait pas de savoir ce qui se passait exactement.
- 31- 44 : l’histoire d’Assuérus : c’est le résumé d’une longue partie de l’histoire d’Esther et une présentation du choix futur d’Assuérus : car le monde entier lui a envoyé ses plus belles filles, et lui, il choisit Esther, marquant son choix de la « grâce »

- 43-64 :L’histoire d’Esther : Esther vivait elle aussi « cachée » (sens hébraïque du nom) dans « l’obscurité » jusqu’à ce que Mardochée, son « créateur » en quelque sorte : ne dit-elle pas qu’il lui tient de père et de mère ? - en fasse l’instrument de la Grâce de Dieu en la révélant à la lumière : « il me tira du sein de mon obscurité » (vers d’une belle facture : cf. l’alternance symétrique des consonnes : mtr s // m srt). Esther révèle alors les desseins de Mardochée : « Et sur mes faibles mains... » Le projet étant qu’Esther plaise au point qu’Assuérus laisse les juifs reconstruire leur temple en retournant à Sion. Et la nouvelle manifestation de la Providence : comme Elise choisie par le prophète pour aller à Suse, Esther est l’élue du Roi, parce qu’elle offre peut-être au Ciel le sacrifice de ses larmes.
- 64 – 80 Le choix d’Assuérus : (étudier le vers « Devant ce fier monarque, Elise, je parus » l’apparition inattendue de la grâce, rendue par la place du verbe comme par la césure lyrique après « monarque »). La peur devant ce « roi tout puissant » est contrebalancée par la foi en un Dieu plus puissant que les rois (cf. le vers « Dieu tient le cœur etc » qui est la traduction de 21, 1 des Proverbes) « les mains puissantes » de Dieu (cf. son « bras puissant » dans la tirade d’Elise) ont trouvé les « timides mains » d’Esther pour vaincre le cœur du roi.

« Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,
Tandis qu’en ses projets l’orgueilleux est trompé »

Ces deux vers sont le commentaire du proverbe qui précède et annoncent la fin de la pièce en décrivant à l’avance le destin d’Aman. En face de ces « orgueilleux » les « faibles attraits » des âmes innocentes et donc leur humilité agissent sur les cœurs : « le Ciel fit pencher la balance » en faveur d’Esther : développement de ce renversement constaté par Elise : le cœur du roi est transformé par un miracle : le roi, ce « fier monarque » sort d’un « sombre silence » pour devenir tout autre : dans ces yeux « régnait la douceur.... » Il est transfiguré en un « moment » (celui qu’a voulu le Ciel) qui fait pencher la balance du bon côté : la grâce pénètre le Roi. Et Esther devient reine.

- 81 –fin : situation actuelle d’Esther : elle exprime d’abord sa « honte » : connaître cette gloire de reine, alors que « Sion » est « dispersée » : une honte doublée d’incompréhension : pourquoi est-elle l’élue, alors que Sion n’est pas encore relevée: dramaturgie de la « catastrophe » : on s’attend à un événement heureux, mais rien n’arrive. On entend alors les lamentations d’Esther (cf. Jérémie IV, 1) avec ce parallèle entre la femme et la ville, l’une « relevée » (cf. déjà le « lève-toi » dit à Elise) et assise dans la pourpre, et l’autre cachée dans la verdure, en ruine, la dispersion des pierres symbolisant la dispersion des juifs, et les « reptiles impurs » qui rampent sur les ruines du Temple symbolisant les péchés commis par les juifs.

« Et du dieu d’Israël les fêtes ont cessé » : ce vers termine la tirade d’Esther, et fait apparaître un désordre dans le cycle du calendrier : au lieu que l’année soit ponctuée par une organisation liturgique, elle n’est plus qu’une succession de jours, due au hasard ; à l’ordre ont succédé le hasard et la confusion.

La question d’Elise permet de préciser une dernière information : le roi ne connaît pas l’origine d’Esther : la tragédie sera la révélation d’un « secret » qui a tenu jusque-là « sa langue enchaînée ». Et la révélation de son nom suivra celle d’un complot, qu’elle dévoilera au même moment, pour plaider la cause des Juifs.

La scène se termine sur une présentation du chœur de jeunes filles (pour lesquelles Esther joue le rôle de Mme de Maintenon) : des jeunes filles transplantées sous un ciel étranger, dans un lieu « séparé » « loin de profanes témoins », jeunes filles qu’elle éduque, se consacrant à ce devoir pieux (Esther a renoncé au monde) pour « se chercher » elle-même : méditation religieuse destinée à « s’humilier » devant Dieu et à « se faire oublier ». Il faut lire surtout dans ces vers la définition du rôle et du comportement de Mme de Maintenon.

Conclusion

- Une scène d’exposition : passé ancien (exil) ; passé récent (mariage) ; et futur (prophétie)

- Où se pose le problème de l’histoire d’Esther : comment déchiffrer le sens des événements . L’histoire en effet est vue dans le « rouleau » d’Esther comme une suite de renversements (ce qui est favorable aux péripéties de toute tragédie) mais ces renversements ne semblent pas menés à leur terme : Esther se demande pourquoi elle est l’élue de Dieu (cf. sa prière) Mais la prophétie est le signe que tout va bientôt s’achever, et cette scène d’exposition marque enfin l’attente d’un dénouement.

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