Romulus et Rémus, film franco-italien de Sergio Corbucci,1961
Durée : 105 minutes.
Scénario : Sergio Corbucci, Sergio Leone, Duccio Tessari, Franco Rossetti, Luciano Martino et Ennio de Concini.
Images : Enzo Barboni.
Musique : Piero Piccioni.
Romulus : Steve Reeves.
Rémus : Gordon Scott.
Julia : Virna Lisi.
Tarpéia : Ornella Vanoni.
Curtius : Jacques Sernas.
Tatius : Massimo Girotti.
Le péplum défini par le Petit Robert comme « film historique ayant pour sujet un épisode de l’Antiquité », n’a guère de vocation ni artistique ni pédagogique : genre cinématographique jugé mineur (série « B »), souvent même méprisé par les spécialistes de cinéma comme d’Antiquité, il n’a jamais prétendu viser l’esthétique des chefs d’œuvre ni dans la reconstitution minutieuse d’événements historiques ni dans l’adaptation fidèle d’ouvrages littéraires réputés. Tel qu’il a fleuri en Italie dans les années 1960, il est conçu comme un spectacle populaire et familial très codifié : un héros au courage exemplaire traverse de spectaculaires épreuves initiatiques pour assurer la victoire du Bien contre des méchants inévitablement promis à un juste châtiment.
Images d’Épinal
Par la simplification de ses caractères et de ses situations, selon un schéma aux conventions aisément identifiables, le péplum retrouve ainsi plus ou moins volontairement la façon « naïve » dont les Anciens eux-mêmes concevaient leurs récits mythiques et les épisodes devenus légendaires de leur histoire. Pas de souci d’authenticité ni d’érudition, mais le plaisir simple de la reconnaissance à travers des images d’Épinal dont le charme est de s’animer sur grand écran.
Moins célèbres que les super-productions hollywoodiennes, telles Ben-Hur, Spartacus ou Cléopâtre, moins inspirés que les chefs d’œuvre reconnus du septième art, comme les adaptations que Pier Paolo Pasolini (Oedipe roi, Médée), Michaël Cacoyannis (Électre, Les Troyennes, Iphigénie) ou Federico Fellini (Satiricon) ont réalisées pour l'écran à partir de la littérature antique, bon nombre de ces modestes péplums italiens peuvent cependant offrir une excellente occasion de réflexion sur la réception moderne d’un sujet antique.
C’est un exemple de cette démarche que l’on trouvera ici esquissé à partir du film Romulus et Rémus (1961) de Sergio Corbucci qui met en images le mythe le plus célèbre de l’Antiquité romaine : celui de la fondation de Rome, dont la date légendaire (753 avant J.-C.) est aussi le « point zéro » du calendrier romain, ab Urbe condita (« à partir de la fondation de la Ville »).
Romulus et Rémus : arrêts sur images
Trois moments-clefs du film ont été sélectionnés pour être successivement visionnés et analysés dans le cadre d’une étude des origines de Rome.
1. séquence prégénérique
2. séquence postgénérique
3. séquence finale
1. séquence prégénérique durée : 4 minutesUne femme traquée abandonne deux enfants sur un fleuve Mise en place des éléments narratifs par l’image |
Les premières images du film offrent un cas de figure intéressant : une séquence narrative entièrement "muette", avant même le générique, qui projette le spectateur in medias res et l’invite à formuler des hypothèses pour les vérifier une fois le titre donné. Elle tient lieu d’une scène d'exposition dans un roman ou dans une pièce de théâtre.
• Le cadre
L’époque est suggérée par la convention des costumes portés par les divers personnages : les cavaliers arborent l'équipement romain "classique" (casques et cuirasses), utilisé à l'écran sans le moindre souci d'une vraisemblance archéologique (le même du VIIIe siècle av. J.-C. à la chute de l’Empire romain) ; la femme, puis l’homme sont vêtus "à l’antique" (robe longue et pallium).
Le lieu, isolé, non habité et verdoyant (forêt), privilégie la présence d'un fleuve qui semble jouer un rôle fondamental dans le déroulement du drame : la femme y découvre un berceau de fortune et lui confie deux nouveau-nés que son courant va emporter « au fil de l’eau », de façon très symbolique, vers le générique dont il constitue l'arrière-plan. Même s’il n’en révèle pas le nom, ce code imagé désigne le Tibre comme "berceau" de la future Rome.
• Les personnages
Une typologie sommaire se dégage, selon les principes élémentaires du schéma actantiel bien connu de l’analyse textuelle :
- des cavaliers armés : les exécutants chargés de traquer une proie, tels des chasseurs dans les bois.
- une femme s’efforçant de cacher deux nouveau-nés : les victimes.
- un homme surgissant d’un buisson : son allure et sa physionomie (regard déterminé, barbiche noire, type « oriental ») lui confèrent immédiatement le statut de "méchant", l’opposant fourbe et cruel.
• L'action
Tout laisse supposer qu'il s'agit d'une mère tentant de sauver ses jumeaux d'un danger imminent.
Un geste important pour la suite de l'intrigue : la femme met un collier garni d'un médaillon au cou de chacun des enfants avant de les abandonner dans un berceau de fortune. Un signe de reconnaissance indispensable car il permettra d'établir plus tard l'identité des jumeaux : à rapprocher du même procédé (reconnaissance d'un signe providentiel, souvent une médaille) aussi bien dans les comédies classiques que dans les mélodrames romantiques ou les romans-feuilletons. Ainsi s'établit, par l'image seule, l'équivalent du "pacte de lecture" textuel qui définit le traditionnel "horizon d'attente" : le spectateur a compris que les enfants seront sauvés pour être appelés à un destin illustre.
L'absence de paroles invite également à une réflexion sur la bande-son : tout d’abord un bruitage naturel (chants d'oiseaux, eau qui coule, piétinement des chevaux) suscite l'effet de réel, mais crée aussi une tension dramatique croissante par l'effet de suspens, au sens étymologique du terme ; un coup de cymbale inattendu rompt ce « silence » et introduit un thème orchestral très mélodramatique, au moment même où apparaît en gros plan la figure du "méchant" ; cet accompagnement musical très caractéristique du péplum se poursuit crescendo durant tout le générique.
2. séquence postgénérique durée : 7 minutesDe la fin du générique à l'apparition des jumeaux à l'âge adulte Mise en place des éléments mythiques fondamentaux |
La confirmation des hypothèses précédentes invite à la confrontation avec les sources littéraires les plus connues : la « lecture » de l'image et du texte s’enrichissent ainsi mutuellement. La comparaison avec les archétypes mythiques développés par d’autres récits héroïques offre l’occasion d’une initiation à la mythologie comparée.
• La confirmation des hypothèses
Dévoilé par le générique, le titre du film est des plus explicites : en mettant l'accent sur la gémellité (Romulus et Rémus), les deux noms célèbres peuvent aussi bien suggérer la complémentarité que la rivalité à venir des frères fondateurs.
L'apparition d’un loup (qui va s’avérer être une louve) suit immédiatement la fin du générique. Attendu et reconnu par le spectateur « averti », cet épisode mythique particulièrement célèbre (la louve nourrissant les jumeaux) est ici traité de façon réaliste et mélodramatique, toujours sans paroles mais avec musique, selon la perspective esthétique affichée dès la séquence prégénérique : le berger (Faustulus), qui mène bucoliquement paître son troupeau, tue la louve (ici un bon gros berger allemand) et récupère les enfants (déjà plus grands) qui braillent.
À remarquer : entre un gros plan de la louve sur fond de crépuscule et l'arrivée de Faustulus, un plan très bref du ciel, où le soleil perce les nuages tandis que l'accompagnement musical se fait plus "grandiose". Image et musique suggèrent sans doute de façon "naïve" la présence d'une volonté extranaturelle - les dieux ? - qui veille sur le destin des jumeaux. On retrouve exactement le même code iconographique sur une fresque de Giuseppe Cesari représentant la fameuse scène de la découverte des jumeaux (Romulus et Rémus allaités par la louve, XVIe siècle, Rome, Musée du Capitole) : tandis que Faustulus tend les bras vers les bébés joufflus suspendus aux mamelles de la louve, les rayons du soleil traversent les nuages dans l’angle supérieur droit de la fresque.
Le plan suivant marque une importante ellipse temporelle : c’est un "noir" à l'écran (à rapprocher du "blanc" dans le déroulement d’une trame romanesque) qui permet de retrouver directement les jumeaux vingt ans après. Même ellipse narrative que chez Tite-Live, l’auteur antique de référence en la matière : au livre I, chapitre IV de son Histoire romaine, il passe directement de l’épisode de la louve à l’adolescence des jumeaux. Inutile de s’encombrer du récit d’années « sans histoire » !...
C’est alors que se manifeste enfin la parole puisque le film est resté muet jusqu’à cet instant précis. Une "voix off", comparable à l'instance narrative extradiégétique dans le récit romanesque, permet de fixer le cadre avec précision : « Vingt ans plus tard, en 753 avant Jésus Christ, tandis qu'Amulius est le tyran de la blanche cité d'Albe ». On note un souci de précision sensible jusque dans la mention du qualificatif de couleur (« blanche ») par référence littérale au nom latin Alba, féminin de albus, blanc. Quant au tyran Amulius, le spectateur découvrira vite qu’il n’est autre que le « méchant » aperçu dans la séquence prégénérique.
• Les principaux mythèmes
La mise en place progressive des ingrédients dramatiques du récit renvoie au schéma archétypal des plus célèbres légendes de la mythologie (Œdipe, Persée, Jason, Pâris) où l’on trouve les mêmes séquences narratives récurrentes (mythèmes). Elles pourraient ainsi se résumer comme « la revanche de l’enfant trouvé » :
1. Le héros (ici des jumeaux) appartient à une illustre dynastie royale, voire divine, mais sa vie est menacée avant même sa naissance : un « méchant », le plus souvent un membre de sa propre famille, veut le supprimer soit pour l’écarter du pouvoir (Amulius, l’usurpateur, redoute d'être détrôné par ses petits-neveux), soit pour l’empêcher de réaliser une prédiction annonçant qu’il provoquera sa mort.
2. Sur l’ordre du « méchant », l’enfant à peine né doit être exécuté : il est alors abandonné, soit par sa propre mère qui tente de le sauver, soit par le(s) serviteur(s) chargé(s) de le tuer, dans un lieu désert (forêt, montagne). Souvent, il est déposé dans une sorte de berceau (panier, coffre) au fil de l'eau (mer, fleuve, tel le Tibre). Mais le destin veille toujours sur lui : d’abord nourri par un animal sauvage (ici une louve), il est recueilli par une modeste famille, en général des bergers (Faustulus, gardien des troupeaux d’Amulius), qui l'élève comme son fils.
3. Devenu grand, le héros finit par découvrir sa véritable identité. Il retrouve alors sa place dans sa famille naturelle et tire vengeance de celui qui voulait le supprimer en réalisant précisément la menace ou la prédiction qui avait failli lui coûter la vie (Romulus tue Amulius et rétablit Numitor sur le trône d’Albe).
Une structure dramatique qui permet encore de recouper plusieurs thèmes fondateurs d’une mythologie comparée :
- la filiation divine : la double ascendance divine (par Vénus, mère du lointain ancêtre Énée, et par Mars, père supposé des jumeaux) s'inscrit dans une tradition constante de la geste héroïque. Le héros est par essence un être d'exception, donc « élu » dès l'origine : par ses parents, il participe de l’univers des immortels autant que de celui des mortels (voir Hercule, Persée, Thésée, entre autres, et... Jésus). La présence d'un père humain d’adoption ne peut dissimuler longtemps une paternité divine infiniment plus glorieuse, pour le héros comme pour la cité qu'il fonde. Le film évoque cette filiation merveilleuse sans rechercher le spectaculaire, par quelques allusions ambiguës : Rhéa Silvia (qui n'est pas morte ensevelie) reconnaîtra Romulus autant par son médaillon que par l'éclat de son regard ("Il a les yeux d'un dieu...", s’exclame-t-elle avant même de l’avoir identifié).
- la gémellité : de nombreux rapprochements (Prométhée et Épiméthée, Castor et Pollux, dans une certaine mesure Abel et Caïn, etc.) mettent en évidence la complémentarité originelle qui se résout dans la fusion symbolique (les Dioscures) ou dans le meurtre. La disparition de l'un des frères apparaît comme la condition nécessaire du succès de l'autre, seul promis à un destin d'exception. La dernière séquence du film viendra confirmer tragiquement cette rivalité fraternelle que le scénario exploite avec plus ou moins de finesse tout au long de l'intrigue.
- l'exposition : l'abandon d'un enfant d'origine princière (Œdipe, Pâris) et son exposition sur l'eau (Moïse, Persée) sont des thèmes très répandus dans toutes les mythologies ; ils peuvent être ici l'occasion de nombreuses recherches transversales, avec leurs implications symboliques : l'eau comme passage nécessaire, rituel purificatoire et initiatique ; la barque-berceau comme instrument d'une renaissance (avatar du ventre maternel).
- l'animal nourricier : encore un mythème très répandu (Zeus nourri par la chèvre Amalthée, Pâris élevé par une ourse) qui invite à une réflexion sur les rapports bestialité/humanité, sur la relation nature/culture et le nécessaire passage de l'une à l'autre. Un canevas narratif qui constitue le point de départ obligé des romans grecs dits « pastoraux », tel Daphnis et Chloé de Longos (IIe siècle ap. J.-C.), considérés comme l’une des sources du romanesque en Occident. Les aventures de Mowgli, élevé dans le clan des loups du Livre de la jungle (R. Kipling, 1895), comme celles de Tarzan, le "Seigneur des singes" (E. R. Burroughs, 1912), en proposent encore d’intéressantes variantes modernes.
3. séquence finale durée : 10 minutesRomulus trace le sillon fondateur ; mort de Rémus Mythe et Histoire |
La séquence de clôture invite à définir des enjeux dramatiques spécifiques : par ses choix précis de mise en scène, le film adapte le récit traditionnel dans une confrontation symbolique entre Mythe et Histoire.
• Le dénouement
Mis en rapport avec la séquence d'ouverture, le dénouement éclaire une « vision d'ensemble » englobant éléments narratifs et mythiques :
- l'affrontement : la rivalité quasi ontologique entre les deux frères produit une tension dramatique croissante tout au long du film et, même s’il ignore tout de la tradition légendaire, le spectateur a compris très vite qu'elle doit fatalement mener à la lutte fratricide. Le code de l'image renforce l'antagonisme violent des personnages par un symbolisme aussi manichéen que simpliste : l'ambitieux Rémus, habillé de noir, possède un cheval de même couleur, tandis que le paisible Romulus, vêtu d'une tunique blanche aussi probe que candide, chevauche une monture également blanche et conduit deux taureaux immaculés pour tracer son sillon.
Il apparaît de façon très nette que l'esthétique propre à un autre genre cinématographique, le western, imprègne ici de nombreuses séquences de combats, et tout particulièrement le duel final si attendu. Il faut dire que Sergio Leone, considéré comme le créateur du "western spaghetti", figure au générique comme co-scénariste. Ce sont bien d'authentiques "outlaws" - l'expression est de Michelet dans son Histoire de la République romaine (livre I, chap. I ) -, des bandes de « brigands sans foi ni loi » que Romulus disciplinera dans un ordre nouveau, celui de Rome. Preuve qu’à bien des égards l'épopée de la conquête de l'Ouest américain ne fait que réinvestir les structures des mythes antiques. Rome ne se construit-elle pas à l’ouest d’Albe ?
- le geste fondateur : étroitement lié à l'image de la fécondité et de la mort (le sillon dans la terre "mère", le meurtre de Rémus dont le corps tombe de façon symbolique dans le fossé à peine tracé comme pour l'ensemencer), le mythe même de fondation s'enracine dans la transgression d'un interdit et dans le meurtre. Rome naît dans la violence primordiale par un arrachement perpétuellement recommencé, comme le souligne Michel Serres dans son essai Rome, le livre des fondations (Grasset, 1983). Mais il est important de remarquer que dans cette séquence filmée, l'interprétation du geste fatal déculpabilise complètement Romulus : il refuse tout d'abord de se battre, puis, poussé à bout par l'arrogance de son frère, il ne provoque que très indirectement sa mort puisque Rémus s'effondre "accidentellement" sur sa propre épée. Devenu meurtrier par hasard, accablé d’une douleur mesurée qui lui (nous) donne bonne conscience, Romulus demeure un héros innocent, donc irréprochable, selon le code traditionnel de ce genre de films. Pathos et morale garantis !
- le destin : tout au long du film, de nombreuses répliques rappellent, non sans lourdeur, l'omniprésence d'une volonté divine qui veille sur la réalisation d'un destin exceptionnel ("Les dieux l'ont décidé..."). Ici c'est la foule, rassemblée en cercle autour du fossé comme le chœur tragique dans l'orchestra du théâtre grec (le sillon délimite en effet le champ clos d'une arène où les deux frères se livrent le combat fatal), qui se fait l'écho de la puissance divine pour encourager son champion ; c'est aussi elle qui prononce à sa place la légendaire sentence : "Ainsi périsse quiconque aura osé franchir ces murs...", puisque Romulus n'est que le responsable indirect de la mort de son frère.
• Raconter le Mythe / écrire l'Histoire
"Ici finit la légende, ici commence l'histoire..." Par ces mots en voix off comme par la prise de vue choisie (la caméra s'élève lentement pour filmer en plan de plus en plus large le sillon où gît le cadavre de Rémus, tandis que la foule et Romulus lèvent les yeux dans la direction de l’objectif, sur une musique de circonstance), le metteur en scène tente de suggérer la dimension épique d'une scène où le spectateur peut partager le regard omniscient et souverain des dieux eux-mêmes.
Cette démarche invite à réfléchir sur la façon de rapporter un récit légendaire en confrontant encore une fois l'image au texte : là où celui qui écrit - Tite-Live en l'occurrence - peut proposer diverses interprétations du mythe, par le merveilleux très hypothétique ou le crédible conforme au rationnel, celui qui montre, Sergio Corbucci, doit opérer un choix. Les épisodes commentés (la naissance et l’exposition, la louve, la mort de Rémus) ont pu montrer quels étaient les partis pris de l'un et de l'autre. Tout en conservant les éléments proprement merveilleux du récit, le metteur en scène en a aussi gardé le souci de vraisemblance : en ce sens, l’image cautionne sans doute plus fortement encore que le texte cette illusion de réalité, « comme si tout s'était réellement passé ».
Mais l'auteur latin et le cinéaste italien se rejoignent en fin de compte dans une même perspective de l'Histoire ; l'un comme l'autre répondent à une attente du public qui aime "les belles histoires" tout en dégageant une "morale" héroïque : en ce temps-là, le fameux illo tempore de la légende, les héros étaient valeureux et les valeurs sûres. Que ce soit pour glorifier les antiques vertus de Rome (pietas, justitia, fides - piété, sens de la justice, respect de la parole donnée) et en instruire une société qu'il considère en décadence, ou pour divertir des spectateurs qui aiment voir triompher les bons contre les méchants, nos deux conteurs ne manquent pas de privilégier les bienfaits de la Providence. La fondation de la Ville éternelle constitue un événement d'un tel enjeu symbolique qu'il semble en effet exiger la caution divine par l'élection d'un héros exemplaire.
Pas plus que le récit de Tite-Live, le film de Sergio Corbucci n'est à prendre comme un document d'Histoire, au sens moderne du terme : tous deux racontent une histoire, sans preuve ni témoignage irréfutable. Il serait donc vain, sinon absurde, de se livrer à un faux procès sur une prétendue historicité des événements : les images n'ont guère plus la prétention de confirmer ou renouveler l'histoire romaine que Tite-Live dans sa Préface de faire œuvre historique. Par un va-et-vient permanent entre le texte et l'image - legenda et videnda -, il s'agit donc de mieux comprendre la spécificité et la finalité de ces deux langages. Ils invitent à enrichir la réflexion sur la pensée mythique comme déchiffrement du monde.
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Mythe et Histoire
Voici comment l’historien Tite-Live (59 av. J.-C. - 17 ap. J.-C.) prend la précaution d’introduire son projet de raconter l’histoire de Rome depuis ses origines :
« Pour ce qui est des événements qui ont précédé la fondation de Rome et l’idée même de cette fondation, tels qu’ils sont rapportés, embellis par des récits fabuleux (fabulae) plus que fondés sur des documents authentiques témoignant des faits accomplis, je n’ai l’intention ni de les garantir ni de les démentir. On reconnaît aux Anciens le droit de mêler le divin à l’humain pour rendre les débuts des villes plus vénérables ; et s’il faut permettre à un peuple de rendre ses origines sacrées en leur donnant les dieux comme garants, la gloire militaire du peuple romain suffit pour que, quand il établit Mars comme père de son fondateur, les races humaines l’admettent avec autant de facilité qu’elles admettent sa domination (imperium). »
Préface de l’Histoire romaine