Pistes pour la classe
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- L’urbanisme et le développement de Rome à l’époque d’Auguste
- Les grands scientifiques grecs et romains
L'Homme de Vitruve, Léonard de Vinci, © Wikimedia commons
Une vie méconnue
Marcus Vitruvius Pollio – connu sous le nom de Vitruve car ses nomen (nom) et cognomen (surnom) sont incertains – vécut au Ier siècle avant J.-C. (de 80 avant J.-C. environ à 15 avant J.-C. environ). Sa vie nous est mal connue car les seuls témoignages qu’on en ait sont contenus dans le traité De Architectura qu’il a lui-même écrit. Cependant Pline l’Ancien l’évoque à propos de la construction des mosaïques dans son œuvre Naturalis Historia (Histoire Naturelle). De même, Frontin, arpenteur romain du Ier siècle après J.-C., fait référence à lui concernant la construction des aqueducs, notamment la standardisation des tuyaux.
Grâce à ces quelques sources, nous savons cependant que Vitruve n’était pas grand, a été soldat en Gaule, en Espagne, en Grèce et avait une santé fragile en vieillissant. Il s’est spécialisé dans la construction de machines de guerre et, une fois rentré à Rome, est devenu architecte.
Il ne subsiste aucun monument construit par Vitruve lui-même. Le seul bâtiment qu’on lui attribue entièrement est une basilique achevée en 19 avant J.-C. à Fanum Fortunae (Fano) au centre de l’Italie actuelle, sur la côte adriatique. Elle a totalement disparu, vraisemblablement intégrée à une basilique chrétienne.
En revanche, nombreux sont les monuments auxquels les architectes se sont référés, pour la conception et la construction, au traité d’architecture de Vitruve.
Le traité De Architectura, l’oeuvre écrite de Vitruve
Le traité de Vitruve a été écrit vers 15 avant J.-C. et fut dédié à l’Empereur Auguste, à une époque où ce dernier faisait rénover et embellir Rome. À l’origine, il devait contenir des illustrations explicatives. L’auteur nous donne lui-même sa définition de l’architecture au livre I ; selon lui, elle repose sur trois qualités essentielles : la firmitas (solidité dans le temps), l’utilitas (utilité), la venustas (beauté) et fait appel à trois domaines : technique, social et artistique. Elle est une imitation de la Nature et son but est l’εὐρυθμία (eurythmia) : l’harmonie, l’équilibre, le respect des proportions. Voici comment Vitruve définit l’architecture au livre I de son ouvrage : « L'architecture a pour objet l'ordonnance, que les Grecs appellent τάξις (taxis), la disposition qu'ils nomment διάθεσις (diathesis), l'eurythmie, la symétrie, la convenance et la distribution, à laquelle on donne en grec le nom d'οἰκονομία (oikonomia). »
Pour Vitruve, un bon architecte se situe à mi-chemin entre l’architecte grec et l’ingénieur militaire romain. Il n’est pas un simple artisan mais doit posséder des connaissances multiples :
- en grammaire pour vulgariser ses textes,
- en histoire pour s’inspirer des Anciens,
- en géométrie et mathématiques pour assurer la stabilité des ouvrages construits,
- en dessin, en sculpture et en peinture pour mettre en valeur la beauté ornementale des bâtiments,
- en optique, musique et acoustique, notamment dans la construction des théâtres,
- en philosophie car l’architecte doit être juste, fidèle et désintéressé,
- en médecine, en chimie et en anatomie pour optimiser les conditions de vie humaines, notamment en ce qui concerne l’éclairage, l’aération et la salubrité des édifices,
- en climatologie et météorologie pour adapter la construction de l’édifice au microclimat dans lequel il prend place,
- en astronomie car certains édifices, notamment les temples, doivent tenir compte de la position des astres,
- en droit car l’architecte doit se conformer à des règles juridiques précises,
- en théologie, notamment dans la construction des temples qui doivent honorer les dieux.
Le traité De Architectura se divise en dix livres selon les modalités suivantes :
- Livre I : définition de l’architecture, formation et compétences de l'architecte, organisation urbaine, adaptation de l’architecture à son environnement ;
- Livre II : origine de l’architecture, matériaux (brique, sable, chaux, pouzzolane, pierre, bois), techniques d’édifications ;
- Livres III et IV : typologie des temples et leurs caractéristiques architecturales ;
- Livre V : édifices publics, en particulier le forum, la basilique, les théâtres, les thermes et les ports ;
- Livre VII : édifices privés : choix du lieu, types, orientation, fondations ;
- Livre VII : parements et décoration ;
- Livre VIII : les ouvrages hydrauliques ;
- Livre IX : cadrans solaires, considérations astronomiques et astrologiques au prisme de l’architecture ;
- Livre X : considérations mécaniques sur la construction des grues, des machines hydrauliques et des machines de guerre.
C’est aussi dans le traité De Architectura (IX, 3, 9-12) qu’est mentionnée une anecdote célèbre, celle d’Archimède au bain. Missionné par le tyran Hiéron de Syracuse pour calculer une masse d’or qui aurait été volée par un artisan et remplacée par de l’argent sur une couronne, Archimède trouva le moyen de calculer la quantité d’or volée en calculant la masse volumique de deux couronnes, l’une en or, l’autre en argent. Il constata, en prenant son bain, qu’au fur et à mesure que son corps s'enfonçait dans la baignoire, l'eau débordait. C’est alors qu’il prononça la célèbre formule « Εὕρηκα ; » (eurêka, « j’ai trouvé ! »). En effet, il fit fabriquer deux objets de même masse que la couronne, l'un d'or, l'autre d'argent et remplit d'eau un grand vase, dans lequel il plongea d’abord la masse d'argent puis, après avoir de nouveau rempli le vase, la masse d’or. Il put ainsi calculer le volume d’eau sorti du vase dans les deux cas, ce qui lui permit de déterminer quelles masses d'argent et d’or correspondaient au volume d'eau qui avait débordé. Il put ainsi, par comparaison, calculer la quantité d'argent qui avait été mêlée à l'or et prouva la culpabilité de l'artisan. Cette anecdote est certes douteuse car elle ne figure pas dans les écrits d'Archimède. De plus, la méthode de calcul utilisée n’a pas de rapport avec la fameuse poussée d’Archimède. Cependant, ce court récit permet de déterminer la densité spécifique des corps immergés.
Vitruve, précurseur de l’architecture écodurable
L’objectif des édifices construits par Vitruve est de s’adapter parfaitement à leur milieu afin de récréer une harmonie à l’image de celle du cosmos.
En grand admirateur de Pythagore, il s’appuyait sur son fameux théorème reposant sur le triplet 3/4/5 pour construire de nombreux monuments, en particulier les escaliers qui doivent avoir une pente convenable (De Architectura, IX, introduction, 6-8).
Ainsi, la construction du Panthéon, qui aurait été supervisée par Vitruve, présente un équilibre parfait entre cercles et carrés tant par son architecture extérieure que par sa décoration intérieure. Elle repose sur une alliance de nombres qui sont des multiples et des sous-multiples d’une unité de référence, le triplet 3/4/5 : le nombre π (qui réconcilie la droite du diamètre et la circonférence du cercle), le « Nombre d'or » *, les chiffres 3 et 5 qui sont ceux du « carré magique » ** ou de l'hypoténuse d’un triangle rectangle de côtés 3 et 4 sont des moyens de les allier. Le Panthéon est un monument où se réconcilient la ligne droite et la ligne courbe, le Ciel et la Terre, où circulent la lumière du Soleil passant par l’oculus, l’eau de pluie évacuée par le sol légèrement convexe et l’air extérieur par les ouvertures, où s’allient les quatre éléments (la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu). En effet, la brique utilisée en est un mélange ; le marbre, par son éclat et sa structure cristalline, représente leur synthèse, le cinquième élément ; leur association permet donc d’accéder à l’Ether, domaine des Dieux. Cet équilibre architectural ainsi créé symbolise l’alliance du monde des mortels et de celui des immortels, relève de l’« Harmonie des sphères » si chère aux Anciens et s’adapte parfaitement à son environnement tant au niveau des matériaux utilisés que des formes qui le composent.
Si l’on envisage les travaux de Vitruve sous l’angle de l’éco-durabilité, il est évident que l’alliance entre la firmitas (la solidité), l’utilitas (l’utilité) et la venustas (la beauté) déjà évoqués a pour but de répondre à l’obsolescence du bâtiment et donc aux besoins humains :
- La solidité renvoie aux aspects constructifs, techniques et matériels. Son évolutivité est déterminée par le choix de la structure, le positionnement de la circulation et des techniques ainsi que par le réemploi des composants et matériaux.
- L’utilité concerne les aspects spatiaux. Son évolutivité se traduit par des espaces adaptables, des caractéristiques mobiles, des structures transformables et éventuellement extensibles.
- La beauté concerne les aspects esthétiques. Son évolutivité est garantie par un aspect intemporel.
Pour ne donner que quelques exemples de l’éco-durabilité de l’architecture prônée par Vitruve, on peut regrouper la plupart de ses préceptes selon quelques critères majeurs :
- L’utilisation d’outils simples : concernant les instruments d’arpentage, Vitruve préfère l’utilisation du chorobate (niveau à eau) à celle de la groma (fil à plomb) qui, selon lui, est moins précise. Il invente aussi l’un des premiers odomètres, machine simple permettant au géomètre ou à l’arpenteur de mesurer la distance parcourue en comptant le nombre de cailloux tombés dans un réceptacle après que la machine a effectué plusieurs tours de roue.
- La bonne orientation du bâti qui prend en compte l’influence du soleil sur les fonctions urbaines : c’est le cas dans la construction des domus, des villae, des thermes publics mais aussi des théâtres qui profitent de la lumière du soleil et de la vue environnante.
- L’optimisation de l’énergie grâce au chauffage par les murs et par le sol (hypocauste) : les pièces demandant à être les plus chauffées devaient être situées à proximité du praefurnium (four) et sur l’axe Est-Ouest du bâti, pour profiter de l’ensoleillement. Il conseille aussi d’utiliser une sorte de régulateur pour contrôler la chaleur dans les pièces chaudes : un disque en bronze, installé dans une ouverture circulaire pratiquée dans le toit, peut être relevé ou abaissé par une poulie pour ajuster la ventilation.
- Le choix de matériaux de construction disponibles sur place (pierre, bois, sable, chaux et/ou argile) : ainsi, l’opus caementicium (du nom caementum, le moellon) est une sorte de béton primitif, un éco-mortier fait de chaux et de pouzzolane (roche volcanique) utilisé dans la construction des murs et gros appareils ; l’opus signinum (de l’adjectif signinus, originaire de la ville de Signia), quant à lui, est un mélange de chaux et de testa (tuile d’argile) utilisé dans la décoration des sols, le revêtement intérieur des citernes ou les constructions portuaires car il est imperméable. Ces matériaux ont des avantages exceptionnels : leur densité plus ou moins élevée selon les besoins ; leur perméabilité ou imperméabilité à l’eau et à l’oxygène selon les besoins ; leur durabilité plus importante que le béton actuel et leur absence de toxicité pour l’environnement.
- Le choix éclairé de matériaux simples de fabrication : Vitruve remarque, au livre VII, que le plomb ne doit pas être utilisé pour transporter l'eau potable car il a constaté que des ouvriers sont tombés malades dans les fonderies de plomb ; il recommande plutôt les tuyaux en terre et les canaux en maçonnerie.
- L’utilisation des sources d’eau locales : c’est ainsi que, pour alimenter les cités, on construit des aqueducs et pont-canaux (comme le Pont-aqueduc du Gard par exemple) ou des ponts-siphons qui utilisent les contraintes du relief pour tirer parti de l’énergie hydraulique et optimiser la pente nécessaire à l’adduction de l’eau. De même, au chapitre X de son ouvrage, Vitruve mentionne la vis sans fin ou vis d’Archimède pour irriguer les cultures et drainer les mines. Ainsi acheminée, l’eau alimente des champs, des fontaines, des thermes, des citernes, des moulins… participant à l’hygiène et au luxe des cités. À un autre niveau, l’eau peut aussi être utilisée dans la fabrication d’orgues hydrauliques et de clepsydres, horloges à eau utiles l’hiver, quand il n’y a pas suffisamment de soleil.
- L’utilisation d’autres sources d’énergies renouvelables comme le soleil et le vent : c’est ainsi que Vitruve explique, au livre IX de son traité, comment fabriquer des cadrans solaires servant d’horloges l’été ou décrit l’utilisation de la première machine à vapeur ou æolipilæ (éolipyle), mettant ainsi en évidence les mouvements de l’air ou du vent.
* La formule algébrique de cet "irrationnel" est (√5 ± 1) : 2. La valeur décimale des deux racines est 1, 618 et 0, 618, (inverses, dont le produit vaut donc l'unité).
** Le carré magique d’ordre n est composé de n2 entiers positifs, écrits sous la forme d’un tableau carré, disposés de sorte que leurs sommes sur chaque rangée, sur chaque colonne et sur chaque diagonale principale soient égales.
Postérité de Vitruve
Le traité de Vitruve a profondément influencé, surtout à partir de la Renaissance, des artistes, des penseurs et des architectes dont les plus connus sont Léonard de Vinci et Michel-Ange.
En effet, Vitruve est surtout connu grâce au dessin de Léonard de Vinci représentant l’Homme de Vitruve. Ce dessin résout le problème de la quadrature du cercle visant à construire un carré et un cercle de même aire avec un compas et une règle. En effet, dans l’Homme de Vitruve, le centre du cercle est le nombril. Par ailleurs, on constate que la taille d’un homme et l’envergure de ses bras sont de même longueur : il peut donc se placer dans un carré. Pour Vitruve, il y a un lien naturel entre la géométrie parfaite des formes et l’anatomie des hommes. Pour Léonard de Vinci, la résolution de ce problème répond à une question essentielle : quelle est la place de l’homme dans la Nature, dans la scala naturae (la grande chaîne de la vie) ? Cette conception du monde est d’origine platonicienne ; selon le philosophe, il existe une hiérarchie entre les êtres que l’on peut classer par ordre décroissant de la manière suivante : dieux / anges / hommes / animaux / minéraux. Au XVe siècle, la Renaissance se réapproprie la conception antique pour affirmer que l’homme a été créé pour observer et comprendre l’univers mais qu’il peut cependant se comporter comme un animal ou devenir un dieu. Le cercle étant le symbole du divin et le carré celui de la matière terrestre, on observe que, même si l’homme s’inscrit dans un carré dont les diagonales se situent au niveau de son aine, à savoir de son instinct primaire, animal, il s’inscrit aussi parfaitement, par ses proportions idéales, dans un cercle dont le centre est le nombril. L’Homme de Vitruve représente donc un équilibre parfait, la rencontre entre l’art, la spiritualité et la science. Il est ainsi au centre de l’univers comme l’artiste est au centre de son œuvre, au cœur de la Renaissance ; il a ainsi le choix de son destin.
Ce qu’en dit Vitruve lui-même :
In ipsis vero moenibus ea erunt principia. Primum electio loci saluberrimi. Is autem erit excelsus et non nebulosus, non pruinosus, regionesque caeli spectans neque aestuosas, neque frigidas, sed temperatas ; deinde si evitabitur palustris vicinitas. Quum enim aurae matutinae cum sole oriente ad oppidum pervenient, et iis ortae nebulae adiungentur, spiritusque bestiarum palustrium venenatos cum neula mixtos in habitatorum corpora flatu spargent, efficient locum pestilentem. Item, si secundum mare erunt moenia, spectabuntque ad meridiem, aut ad occidentem, non erunt salubria, quia per aestatem caelum meridianum sole exoriente calescit, meridie ardet ; item, quod spectat ad occidentem, sole exorto tepescit, meridie calet, vespere fervet.
S'agit-il de construire une ville ? La première chose à faire est de choisir un endroit sain. Il doit être élevé, à l'abri des brouillards et du givre, situé sous la douce température d'un ciel pur, sans avoir à souffrir ni d'une trop grande chaleur ni d'un trop grand froid. Ensuite il faudra éviter le voisinage des marais. Les vents du matin venant, au lever du soleil, à souffler sur la ville apporteraient avec eux les vapeurs qui en naissent, et ces vapeurs chargées des exhalaisons pestilentielles qu'engendrent les animaux qui vivent dans les eaux stagnantes, envelopperaient les habitants, et rendraient leurs habitations très malsaines. Une ville bâtie sur le bord de la mer, qu'elle soit exposée au midi ou au couchant, ne sera point saine, parce que, durant l'été, dans les lieux qui ont la première de ces expositions, le soleil, dès son lever, échauffe l'air qui devient brûlant à midi ; et que, dans ceux qui regardent le couchant, l'air commençant à s'échauffer après le lever du soleil, est chaud au milieu du jour, et brûlant le soir.
Vitruve, De Architectura, livre I, IV, 1.