« Un fabuliste dans l’antre du lion. Jean de La Fontaine peintre de la cour de Louis XIV », Quaderni di Letterature Straniere Moderne e Comparate dell’Università di Pavia, 49, 2008-1, anno XXV, p. 61-73.
C’est la cour du Lion que l’Histoire a retenue pour figure du Louvre et de Versailles dans l’univers enchanté de La Fontaine. Le roi des animaux apparaît dans une vingtaine de fables. C’est peu, mais assez pour constituer un cycle. Il est vrai que dans le premier Recueil du poète (paru, rappelons-le, en 1668), le lion représente en tout et pour tout un puissant, voire un riche, écrasant les humbles, sans trône ni couronne. Ainsi dans la sixième fable du livre I, pour sa première apparition dans l’ouvrage, où il apparaît en société avec la Génisse, la Chèvre et la Brebis. C’est le prétexte à une esquisse rude et sèche sur le droit du plus fort, à partir du fameux thème de la « part du lion » (I, 6) :
La Génisse, la Chèvre et leur sœur la Brebis,
Avec un fier Lion, Seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris ;
Vers ses associés aussitôt elle envoie.
Eux venus, le Lion par ses ongles compta,
Et dit : Nous sommes quatre à partager la proie ;
Puis, en autant de parts le cerf il dépeça ;
Prit pour lui la première en qualité de Sire :
Elle doit être à moi, dit-il, et la raison,
C'est que je m'appelle Lion :
À cela l'on n'a rien à dire.
La seconde par droit me doit échoir encor :
Ce droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant, je prétends la troisième.
Si quelqu'une de vous touche à la quatrième
Je l'étranglerai tout d'abord
Pas de moralité, tout est dit en termes de violence brute par le dernier vers. Ce ne sont pas des courtisans que les autres animaux, mais des compagnons de rapine et des vassaux de ce « Seigneur du voisinage » qui conservera dans le manteau royal quelque chose de cette arrogance cruelle, et ses féaux bonne part de leur sidération muette, expliquant leurs conduites de cautèle, de mensonge, de flatterie. Manière de nous rappeler la part de convention, d’allégorie préformée qui s’interpose entre réalité et poésie ; voilà qui nous invite à appliquer avec précaution à la réalité du temps, celui de la cour de Louis XIV, ces vignettes venues d’un autre, venues d’un hors-temps sans âge ni assignation de modèle. C’est en compagnon de route rapace et violent que le Lion va faire avec d’autres animaux tribut à Alexandre, s’emparant des richesses des autres pèlerins (« Tribut envoyé par les animaux à Alexandre » , IV, 12).Mais il n’est pas encore Alexandre : simple « Monseigneur le Lion », ambigu de prince des animaux et de gangster redouté. Il est tout simplement un fauve glouton dans « Le Pâtre et le Chasseur » (VI, 2), amateur de moutons qu’il dévore et que leur berger dévoue pour assurer la paix au reste du troupeau. A peine moins bestial, sans rien de royal ni guère d’anthropomorphique, quand il tombe, proie pantelante, dans les « griffes » du Moucheron (II, 9), quand il oblige bien à propos le Rat à la dent profitable (II, 11) ou quand il utilise le braiment de l’Âne pour rabattre sur lui les proies qu’il expédie d’une dent cruelle (« Le Lion et l’Ane chassant », II, 19).
Un virage s’amorce discrètement avec « Le Lion devenu vieux » où quelque chose de la dignité d’un vieux potentat, voire d’un vieux monarque, se devine sous l’allégorie de la cruauté des faibles envers les puissants abattus (III, 14). Mais nous ne sommes qu’aux portes du pouvoir. C’est pourtant avec « Les Oreilles du Lièvre » au livre V (fable 4) que la fonction régalienne apparaît dans l’un de ses traits distinctifs : la puissance d’exiler, exercée sous la forme de l’arbitraire et suscitant la terreur et la méfiance des humbles, avec la raillerie qui accompagne en sous-main cette tyrannie de la part de ceux qui la subissent (V, 4). Enfin, seul apologue du premier recueil qui mette vraiment en scène la personne d’un roi sous le masque du Lion, « Le Lion malade et le Renard » noue les composantes indispensables à cette transposition en forme : un palais, un monarque, des vassaux, un trait de cruauté bestiale qui se traduit en langue humaine de tyrannie et de mise à mort. (VI, 14). Reste que le Renard appelé à devenir le modèle du courtisan roué, madré, hypocrite ou railleur, n’est ici qu’un vassal : courtisan temporaire, mais non encore enrôlé au service constant de la louange du roi. Paradoxe, finalement, la seule fable du premier recueil qui mette en scène le Lion en roi des animaux entouré de ses vassaux des espèces inférieures et inféodées, c’est un éloge vague et universel de la sagesse des monarques prudents qui savent utiliser tous les talents : « Le Lion s’en allant à la chasse » (V, 19). La cour, elle, ne fait pas encore son entrée dans l’univers des fables : le Louvre n’est pas de saison dans les Fables de 1668 et qui l’y cherche doit la déceler sous des formes et des déguisements qui ne sont pas ceux de l’allégorie ordinaire, réunissant autour du Lion régnant les espèces animales sujettes. Tout autre sera le second Recueil, dès son ouverture en fanfare sur le thème des animaux malades de la peste, cour animalière réunie autour du roi Lion.
Le diligent lecteur qui parcourt d'une traite l'itinéraire enchanté des Fables ne peut manquer d'être frappé par l'hiatus, sinon l'abîme, qui sépare les six premiers livres des six suivants. C'est le même ouvrage, et ce n'est plus le même : à partir du livre VII, soudain, la cadence se fait plus ample, la préoccupation éthique plus complexe et multiforme, la mise en œuvre autrement libre et variée, jusqu'à la désinvolture audacieuse et souveraine d'une maîtrise qui semble se jouer d'elle-même. Cette impression de lecture est fondée : elle procède d'une réalité à la fois historique et esthétique. Une réalité historique, car une décennie complète sépare la publication des deux recueils. C'est en 1668 qu'avait été dédié au Grand Dauphin, fils de Louis XIV, un premier ensemble de Fables choisies et mises en vers par M. de La Fontaine. C'est en 1678 que leur réimpression en deux volumes se trouve augmentée d'un troisième qui propose pour la première fois nos actuels livres VII et VIII : soit quelque quarante-quatre nouveaux apologues, pour la plupart inédits. Un an plus tard paraîtra un quatrième tome qui offrira une autre brassée de même ampleur, divisée en trois livres aujourd'hui numérotés IX à XI. Le poète dédie ces cinq nouveaux livres, qualifiés de « second recueil de fables qu['il] présente au public », à Mme de Montespan, qui joignait à son rang de maîtresse du roi une réputation de bon goût et de bel esprit bien appropriée à un hommage de cette nature. Huit des apologues qui composent l'ouvrage avaient déjà été publiés en 1671, dans un volume de Fables nouvelles et autres poésies. On sait que certains autres, comme « Le Curé et le Mort », avaient couru Paris en manuscrit durant la décennie. Mais l'essentiel des quatre-vingt-huit fables qui s'ajoutent en 1678 et 1679 aux cent vingt-quatre du premier recueil étaient jusqu'alors demeurées inconnues du public.
L'accueil qui leur fut réservé semble n'avoir pas égalé, loin s'en faut, l'enthousiasme soulevé par les précédentes. Les lecteurs furent peut-être décontenancés de ne pas retrouver le charme pittoresque et dru des courts apologues, tous d'origine ou du moins de tournure ésopique, qui avaient fait le succès de la tentative première : le public mondain avait alors prisé le tour familier, primesautier et narquois, la sagesse faussement naïve et plaisamment acérée, les archaïsmes savoureux et la vigueur narrative de ces saynètes suggestives et vivement dialoguées. Au lieu de quoi, comme l'expliquent et s'en justifient l'Avertissement initial et la longue Dédicace en vers adressée à la spirituelle maîtresse du roi, la matière des fables de 1678-1679 est en partie puisée à des sources encore inexploitées, pour bonne part orientales. Ce renouvellement de sujets a requis de surcroît un infléchissement de leur manière, plus circonstanciée et ornée, plus subtile aussi. Enfin, cette modification de goût leur a conféré une portée esthétique et morale moins simple et enjouée que naguère, plus nuancée et méditative, traversée d'ambitions éthiques et philosophiques de plus haut vol. En somme, d'un recueil à l'autre, la revendication proclamée d'un plaisir lettré s'est clairement substituée au prétexte pédagogique et didactique, en même temps qu'à la tradition ésopique succédait une inspiration plus variée, ouverte à tous les vents de la culture universelle : le Livre des lumières dû au brahmane légendaire Pilpay, auquel certes le nouveau recueil doit beaucoup, n'a constitué en fait que le gisement le plus fécond parmi plusieurs autres.
C'est cette évolution que suggère la différence de statut entre les dédicataires du premier et du second recueil. C'est cette métamorphose qu'illustre la différence d'ambition entre « La Cigale et la Fourmi », qui ouvrait la première livraison sur un mode familier et naïf, et « Les Animaux malades de la peste », première pièce du nouveau volume auquel elle fait un portique monumental, richement orné d'une polyphonie chatoyante de thèmes et de tons, tour à tour épiques, tragiques, comiques et satiriques, balançant subtilement entre le drame et la parodie. Cette fable d’amples proportions et de riche ambition poétique et morale constitue un rassemblement de peuple animalier parmi les plus nombreux et les plus emblématiques à avoir été réunis sur la scène des Fables. Plusieurs des espèces majeures y paraissent ou du moins y sont évoquées dans les attributs de leur fonction morale, politique, sociale, bref symbolique, définie par la tradition immémoriale du bestiaire : s’y déclinent les traits de mœurs et de caractère prêtes au roi Lion, au Renard courtisan madré, au Tigre et à l’Ours cruels, aux Mâtins querelleurs, au Loup méchant et complaisant, jusqu’à l’Âne, pitoyablement honnête et victime de l’hypocrisie et du cynisme des puissants. La source en est chrétienne, d’éloquence chrétienne : l’apologue des confessions du Lion, du Renard, du Loup et de l’Âne, les trois premiers dévorant le dernier pour une peccadille après s’être absous leurs lourdes fautes, appartient à l’arsenal des exemple imagés dont usent à cette époque les sermonnaires pour mettre à la portée de leurs ouailles les subtilités doctrinales et phénoménologiques de la notion de faute. Mais c’est à La Fontaine qu’on doit la mise en scène élargie à un contexte social double, celui d’une épidémie, la peste, et celui de la cour, sous la forme d’États généraux en miniature.
Les effets de correspondance entre règne animal et société humaine s’en trouvent démultipliés et délicieusement compliqués. Les tourterelles qui ne trouvent plus le temps de s’aimer, c’est une allusion détournée à la réputation érotique de l’espèce roucoulante, suggérant un emblème de la désespérance universelle : l’espèce animale n’est pas ici personnifiée par un représentant élu, le trait demeure général et symbolique. De même les moutons que dévore le Lion, en y additionnant éventuellement le Berger. Mais ces moutons bien anonymes ne sont pas que des bêtes. Ils deviennent dans la plaidoirie complaisante du Renard « canaille, sotte espèce », au sens à la fois animal et humain du terme « espèce », tandis que « canaille », image tout humaine, expression d’un mépris social, porte dans son étymologie la trace conservée de son origine zoologique : canailles à traiter comme des chiens (termes tous deux dérivés du latin canis). Cette promotion des moutons procède de celle, autrement illustre, de leur meurtrier, le Lion, distribué en roi doué de la parole et du jugement, bref, presque un homme, quoique sans cesser d’être un fauve. Quant à l’homme, le Berger, tout homme qu’il est, il est dévoré par le Lion, donc assimilé à une proie, comme une bête. Aimable confusion de références avec laquelle joue le fabuliste pour restaurer à partir de ce substrat ambigu tout un univers intermédiaire entre les deux règnes animal et humain.
Ce passage est un délice de rythmique : reprenons les vers :
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons ;
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.(“ Les Animaux malades de la peste ”, VII, 1, v. 25-33)
Voilà un berger aussi vite avalé que l’aveu est expédié ! Le Lion a l’hypocrisie royale et pontifiante : les deux alexandrins enveloppant les deux octosyllabes (v. 26 et 27) dessinent, avant le preste aveu du crime dans un court vers impair, une cadence ample et souveraine, à laquelle fait écho la volée des trois alexandrins qui le suivent (v. 30-32), conclue par le dernier octosyllabe. Un peu de remue-ménage suit l’enjambement majeur. Le vers 30 est coupé, bousculé, vaguement chaotique : signe d’un embarras voilé, d’un soupçon de gêne. La reprise sur « mais je pense » remet de l’ordre dans ce trouble passager : la noble cadence envoie ses vagues successives à l’assaut du « plus coupable », qui ne sera apparemment pas l’anthropophage couronné. Cela vous peint un caractère et une fonction à travers une expression : la harangue s’incurve en son cœur sur l’expression du meurtre majeur discrètement glissée avant le rebond du propos en direction d’une cible sur laquelle projeter cette encombrante culpabilité. Point n’est besoin d’avoir en mémoire le portrait de Louis XIV en majesté par Hyacinthe Rigaud pour débusquer la perruque dans la crinière et le port majestueux que supposent cette rythmique et cette tonalité à peine perturbées dans leur certitude souveraine. Le style, c’est l’homme, dit-on. Cela vaut pour les bêtes : paradoxe moral débusqué avec une lucidité incisive, le mode d’expression de la vérité avouée décèle et annonce l’absolution aisée au cœur même de l’aveu arraché. Le Renard, fin courtisan, se chargera de la plaidoirie — et flatteurs d’applaudir.
L’apologue met en œuvre une brassée de discours : politique, satirique, religieux, juridique. Toute la fable se résume à une glose de la formule devenue proverbiale « crier haro sur le baudet « (v. 55), qui dérive d’un vocable de l’ancienne justice des flagrants délits : crier haro, c’était pour la victime d’une voie de fait requérir l’aide des assistants obligés d’intervenir sous peine d’encourir inculpation pour non-assistance. Comment mieux dire que l’espace de son épanouissement ne pouvant être ni celui de la zoologie (puisque ces animaux parlent), ni de l’humanité (puisque les rois dévorent peut-être des moutons, mais pas des bergers, du moins à la cour de Louis XIV où l’on ne pratiquait pas, que l’on sache, l’anthropophagie), l’apologue se déploie dans la langue seule, dans cette dynamique de transfert que l’on nomme « métaphore », et selon un système de correspondances qui fonctionnent toutes par équivalences — équivalences de sens et de formes. C’est ainsi que la forme littéraire du poème s’apparente ici tour à tour à l’épopée, à l’élégie, à la harangue de palais, au débat théologique, à la comédie, à la satire, mais chaque fois décalées par la référence animalière qui introduit sa dissonance spirituelle, mêlant feinte puérilité et connivence aiguisée. Cette multiplication de registre, de tour et de ton entraîne celle de la référence : le déchiffrement du sens se trouve lui aussi contaminé par ces décalages appelant à des interprétations profuses.
Anecdotique, la lecture à clefs verra dans la fable une allusion ironique à la rétractation par Louis XIV, en 1675, des promesses d’amender sa vie qui lui avaient arrachées les dévots à un moment critique de la guerre contre les Impériaux, où Turenne, le meilleur stratège français, venait de trouver la mort. Opiniâtre, le décryptage des Fables comme un plaidoyer universel en faveur de Fouquet reconnaîtra, quant à lui, dans la situation de l’âne condamné pour des peccadilles et la rigueur du roi mal conseillé par un Renard trompeur, le contexte et l’issue du procès fait au surintendant, et jusqu’au ton du pamphlet L’Innocence persécutée écrit à cette occasion contre Colbert (1664) : des vers de ce pamphlet, tels que « Sachez d’un favori que la haine ou l’amour / Rend un homme innocent ou coupable à la cour », semblent trouver écho dans la conclusion de la fable sur les « jugements de cour » qui vous rendront « blanc ou noir » selon que vous serez « puissant ou misérable ». Scrupuleuse, la lecture philologique et historique notera que ces « cours » dont on incrimine les « jugements » sont plutôt cours de justice que cours royales, et que la critique morale porte donc au moins autant sur la justice que sur la politique. Éthique sinon philosophique, la méthode de l’« application » consistera à généraliser la leçon, pour y lire une dénonciation de la conduite absurde de toute société face à un péril mortel, à travers une satire particulière du pouvoir universel de la casuistique, de la sophistique et de l’hypocrisie. Désinvolte, l’usage mondain consistera à employer la fable pour évoquer tel événement de cour, et plus largement toute manifestation de pouvoir jugée inique : dès 1679, Mme de Sévigné, dans une lettre écrite le 29 novembre, fera allusion à cette fable pour en appliquer la leçon à la disgrâce foudroyante qui frappe le ministre Pomponne, pour une peccadille dérisoire — un courrier dont il retarde au lendemain la présentation au roi pour se rendre à une « partie », comme l’écrit Saint-Simon, avec quelques bons amis réunis chez lui.
Une approche anthropologique, si l’on peut dire, pourrait même y déceler une mise en cause de la conduite universellement « bestiale » des sociétés humaines, ou simplement de l’espèce humaine : tandis que la pensée dominante oppose l’animal et l’homme comme la nature et la société, l’instinct et la conscience, la barbarie et le droit, la première fable du Livre VII paraît nier que l’état social empêche l’homme d’être pour l’homme autre chose qu’un loup ; la raison du plus fort, du pire prédateur, est à tout jamais la meilleure. Dans cette optique, la leçon de la fable formerait un duo avec celle de « L’Homme et la Couleuvre ». Cet apologue qui introduit le livre X reproduit dans la sphère inférieure d’une ruralité de convention le procès inique du faible par le fort, en procédant lui aussi au passage en revue des espèces. Le Serpent, la Vache, le Bœuf et l’Arbre même (!) y sont appelés à la barre pour plaider la cause des bêtes contre la méchanceté et l’ingratitude de l’homme, prédateur suprême. La conclusion fatale à la Couleuvre rejoint celle des « Animaux malades de la peste », qui blâme la mauvaise foi et la tyrannie des puissants en obligeant les humbles à « parler de loin ou bien se taire » : c’est la légitimation du choix du bestiaire pour instruire à la faveur de cette médiation plaisante le procès de l’ordre établi auquel se livrent souvent les Fables.
Par une mise en scène similaire quoique inversée de celle des « Animaux malades de la peste », ce texte offre un exemple des variations sur le parallèle et l’interférence qu’autorise le choix du bestiaire pour donner corps à l’action des fables. Matricielle, placée en situation initiale, celle des Animaux malades promulgue le principe et promet les effets que développeront les suivantes en variations multiples. Le procédé de transposition terme à terme entre espèces, mœurs et actions animales traitées, comme le fait cet apologue, dans l’optique et le registre humains, constitue l’une des formes majeures du rapport entre bêtes et gens dans le recueil : à égale distance entre les deux mondes, elle dessine un territoire d’échanges et de superpositions implicites et savoureux, dont les jeux d’allusions et d’interférences préparent, modulent, voire amplifient et approfondissent l’énoncé explicite de la correspondance entre les deux règnes déduite seulement dans la moralité.
De part en part, une improbable cité des bêtes humanisées voit ainsi le jour où la cour groupée autour de son royal souverain à crinière fait figure fugitive mais rayonnante : voici le roi Lion enterrant sa reine de femme qui convoque pour les obsèques la gent animale en sa cour, antre malodorant — on comprend l’allusion et on s’amuse de l’irrévérencieuse transposition (« Les Obsèques de la Lionne », VIII, 14). Un cerf rancunier, dont la dame avait dévoré la femme et le fils, est dénoncé pour n’avoir pas pleuré par « un flatteur ». Il se tire de ce mauvais pas de courtisanerie en feignant avoir vu en songe la Lionne lui dire les félicités qu’elle goûte dans l’Eden des animaux et proscrire les pleurs : elle est devenue sainte Lionne. Et chacun de crier « Miracle, apothéose » :
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.(« Les Obsèques de la Lionne », v. 52-55)
Même flatterie tire d’un semblable abîme un autre courtisan qui court même risque pour la bonne atmosphère de camaraderie régnant dans les cours princières : un roi Lion devenu vieux voulait trouver remède à ce mal incurable (mais « Alléguer l’impossible aux Rois, c’est un abus »). Il convoque sa cour, le Renard « se dispense et se tient clos et coi. / Le Loup en fait sa cour, daube au coucher du Roi/ Son camarade absent ». « Camarade » est savoureux, « en » (« en fait sa cour ») est un poème à soi seul : tout est matière à courtiser, tout, le moindre faux-pas, objet de grande et éternelle recherche du courtisan, qui lui tient lieu de la quête de sa pitance, dont sont occupés les autres sujets du royaume. On sait le retour de procédé que sa cautèle inspire au Renard contre ce Loup : on croirait l’entretien accordé à Saint-Simon par Louis XIV pour justifier sa conduite en cour.
Je crains, Sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère,
Ne m'ait à mépris imputé
D'avoir différé cet hommage ;
Mais j'étais en pèlerinage ;
Et m'acquittais d'un vœu fait pour votre santé.
Même j'ai vu dans mon voyage
Gens experts et savants ; leur ai dit la langueur
Dont Votre Majesté craint à bon droit la suite.
Vous ne manquez que de chaleur ;
Le long âge en vous l'a détruite.
D'un Loup écorché vif appliquez-vous la peau
Toute chaude et toute fumante ;
Le secret sans doute en est beau
Pour la nature défaillante.
Messire loup vous servira,
S'il vous plaît, de robe de chambre.»
Le Roi goûte cet avis-là.
On écorche, on taille, on démembre
Messire Loup. Le monarque en soupa,
Et de sa peau s'enveloppa.
Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire :
Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire.
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour, d'une ou d'autre manière:
Vous êtes dans une carrière
Où l'on ne se pardonne rien.(« Le Lion, le Loup et le Renard », VIII, 3, v. 15-30).
La transposition animalière fait ici merveille : elle fournit une image à la fois la plus humaine qui soit, et triviale, familière, celle de la robe de chambre, mais évidemment fondée sur une réalité qui n’a pas de sens hors de l’antre d’un lion, l’écorchage vif d’un courtisan par un autre. Ce qui serait image et métaphore à la cour devient réalité concrète et d’autant plus illustrative, par le miracle de la transposition qu’autorise la fable dans un univers fantastique où les animaux n’en sont plus (ils parlent) tout en demeurant des bêtes (ils s’entredévorent avec un appétit on ne peut plus naturel). Jouer de cet entre-deux au lieu d’opposer strictement les deux univers, voilà le secret de cette peinture au vitriol qui met en valeur la perversion et la difformité grotesques et terribles infligées à la nature par la société des hommes, et singulièrement ce lieu de toutes les trahisons, de toutes les perversités portées à leur degré de suprême raffinement : la cour, pays de l’universelle flatterie.
Ce sera donc tout juste le thème de la fable qui porte le plus explicite des titres : « La cour du Lion ». La fable touche au plus près de la réalité française : le Prince appelle à soi ses vassaux, « en son Louvre il les invita ».On en saurait être plus précis. Mais une incise nous rejette en pays des bêtes : « Quel Louvre ! un vrai charnier ». Encore qu’au rythme où Louis XIV rejetait dans l’obscurité les courtisans disgraciés, faisant du ménagement sourcilleux de la faveur et de la disgrâce un procédé de gouvernement de ses féaux, on puisse lire ici une application suggestive de l’image à la réalité par l’entremise de l’allégorie animalière. Défilent alors les courtisans : la flagornerie du Singe ne lui vaut pas meilleur sort que la grimace dégoûtée de l’Ours. Tous deux paient de leur vie leur maladresse.
Le Renard étant proche : Or cà, lui dit le Sire,
Que sens-tu? dis-le moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.(« La Cour du Lion », VII, 6, v. 28-36)
Voici la loi universelle de la conduite en cour devenue matière à une étrange leçon de morale : de la mesure en toute chose, même dans le vice — et la flatterie, version laïque de l’hypocrisie, en est un. Manière de nous rappeler que ce qu’on nomme la morale des moralités de fable est rien moins que moralisante : ce sont leçons de prudence, de conduite habile, de savoir-faire social et humain, avec soi-même, avec les autres, avec la vie et la destinée, pour souffrir le moins possible, passer au mieux sa vie, éviter les mauvais et les faux pas, tirer son épingle du jeu et apprendre à se défier des chausse-trappes. La moralité de cette fable cache sous cette prudence pragmatique une leçon de plus profonde psychologie : elle fait l’anatomie de la flatterie en montrant que son grand secret est de n’en pas paraître une. Jean Starobinski a proposé de rapprocher « La Cour du Lion » du ch. XXIII du Prince de Machiavel, c’est tout dire. Le compliment outré dans sa fabrique déplaît pour laisser transpercer qu’il n’est que fade adulation, le naturel et la spontanéité déplaisent pour être sincères, donc éventuellement sinon sûrement critiques. Reste l’esquive sous toutes ses formes, songe fictif en forme d’agréable mensonge, récit fictif de pèlerinage ou affectation de rhume, bref le pas de côté, glose du « parler de loin ou bien se taire » qui fait la moralité de « L’Homme et la Couleuvre ».
Entre courtisans sots ou madrés, toujours trompeurs, et monarque tyrannique ou dupé, toujours injuste, une fonction intermédiaire se profile, dans l’ombre du roi et à peine détaché du lot des courtisans flagorneurs, celle du courtisan sage et de l’ange gardien du monarque : c’est la fonction du conseiller, mi-favori, mi-sage éloigné du monde, dispensant ses leçons avec plus ou moins de profit. Plusieurs fables dessinent avec plus ou moins de netteté sa silhouette. Ici, c’est un jeune Lion qui donne du fil à retordre à un sultan Léopard qui n’a pas voulu écouter les sages conseils de son vizir le Renard lui conseillant d’éradiquer la puissance de ce rival potentiel tant qu’il était encore temps (XI, 1). Là, un autre Lion, désireux de parfaire sa culture, convoque un Singe, maître ès arts, pour lui apprendre la morale (XI, 5) ; et le nouveau maître devenu fabuliste de lui conter la fables des deux Ânes qui s’entre-louaient, pour emblème d’une vanité qu’on s’accordera à reconnaître bien humaine. D’autant que les deux baudets vaniteux se courroucent que l’homme honore si mal leur belle voix qu’il la nomme en sa langue braiment !. Le Renard, compagnon obligé de toutes les fables de cour où il joue son tour et tire son épingle du jeu dans des situations délicates, et le Singe, animal caméléon, comme ces courtisans au nombre desquels il se range, joker du jeu des familles animales, prêt à revêtir tous les rôles, tour à tour courtisan trop flatteur (VII, 6), usurpateur du trône qu’élisent les autres espèces pour ses grimaces trompeuses (VI, 6), ambassadeur à la diplomatie aisée (IV, 12 et XII, 21) — deux figures de la malléabilité universelle, de la parole fictive, deux figures de conteurs sages. Le Singe fait leçon au Lion par le truchement d’une fable, elle-même animalière, dans un repli du texte qui dédouble la fable au sein d’elle-même, à partir de presque rien, la glose d’une formule latine, à peine un proverbe, un centon : asinus asinum fricat. De ce peu de mots est sorti le récit interne, véritable apologue, avec son dialogue interne et sa moralité dégagée : « J'en connais beaucoup aujourd'hui, /Non parmi les baudets, mais parmi les puissances /Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés, /Qui changeraient entre eux les simples excellences,/ S'ils osaient, en des majestés. ». Cet apologue encadré est lui-même enveloppé dans une scène de cour qui, surcroît de fécondité fictive, se donne pour une double leçon, l’une sur le ridicule, l’autre sur l’injustice que suscite l’amour-propre — sauf que la seconde partie est laissée en suspens :
Le Lion, pour bien gouverner,
Voulant apprendre la morale,
Se fit un beau jour amener
Le Singe maître ès arts chez la gent animale.
La première leçon que donna le Régent
Fut celle-ci : Grand Roi, pour régner sagement,
Il faut que tout Prince préfère
Le zèle de l'État à certain mouvement
Qu'on appelle communément
Amour-propre ; car c'est le père,
C'est l'auteur de tous les défauts
Que l'on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte,
Ce n'est pas chose si petite
Qu'on en vienne à bout en un jour :
C'est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là, votre personnage auguste
N'admettra jamais rien en soi
De ridicule ni d'injuste.………………………
J'en dis peut-être plus qu'il ne faut, et suppose
Que Votre Majesté gardera le secret.
Elle avait souhaité d'apprendre quelque trait
Qui lui fît voir entre autre chose
L'amour propre donnant du ridicule aux gens.
L'injuste aura son tour : il y faut plus de temps.
Ainsi parla ce Singe. On ne m'a pas su dire
S'il traita l'autre point ; car il est délicat ;
Et notre maître ès Arts, qui n'était pas un fat,
Regardait ce Lion comme un terrible sire.
(« Le Lion, le Singe et les deux Ânes », XI, 5, v. 1-19 et 65-74).
Pourquoi ce suspens, sinon pour fournir la leçon par sa propre occultation : en craignant ce Lion comme un terrible Sire, le moraliste simiesque ne signifie-t-il pas que l’injustice menace ceux qui heurtent le bon vouloir du monarque, signe que son amour-propre irritable est bien capable de lui faire commettre ces fautes qui le menacent aussi du ridicule de faire l’âne ?…
À cette leçon, la fable joint quelques applications. L’une relève de l’actualité immédiate : les ministres de Louis XIV, dans le cadre de leur ascension sociale irrésistible qui fera tant pester Saint-Simon, avaient entrepris de se faire donner du « Monseigneur ». Leur prétention semble directement visée par la moralité de la fable encadrée. Autre application, plus délicate : l’alliance entre le ridicule de la vanité sociale et l’allusion aux « puissances » qui se feraient volontiers donner de la majesté pourrait bien viser en propre celui des ministres que l’on a fait passer parfois aussi pour l’original du Bourgeois gentilhomme à cause de sa vanité sociale prétendue — Colbert. Certes il est en second plan de la faveur royale depuis le début de la décennie 1670, à cause de la puissance nouvelle de Louvois. Mais la fable a pu être composée bien avant 1678, et l’on ne sait quand, à partir de 1668, elle aura vu le jour. Qu’elle cherche à donner leçon à Louis XIV sur la vanité d’un ministre dont le destin est alors en débat dans l’esprit du roi pourrait avoir quelque plausibilité sinon une vraisemblance probable. On peut supposer que La Fontaine a retenu de la disgrâce subie en 1661 par son cher protecteur, le surintendant des finances Nicolas Fouquet, une animosité particulière contre Colbert qui fut l’instigateur du complot et qui agit si efficacement et injustement contre le puissant du moment pour prendre sa place en le perdant dans l’esprit influençable du roi. Que l’on ait alors instruit contre Fouquet en termes de lèse-majesté en prétendant qu’il complotait pour s’emparer du pouvoir même de Louis XIV avait paru particulièrement inique ; l’allusion à l’échange de « la simple excellence » contre « la majesté », si la critique vise réellement Colbert, prendrait alors tout son sel en soulignant l’impudence du méchant contre le malheureux qu’il avait foudroyé sous ce prétexte même.
Si l’on acceptait cette lecture tout à fait hypothétique, l’allusion à l’injustice royale dont n’ose prudemment parler le Singe trouverait son application toute naturelle dans la condamnation de Fouquet par le parlement, que Louis XIV avait alourdie de son chef en détention perpétuelle en forteresse. La fable plaiderait sans plaider, sinon à petit bruit et aux oreilles seules de ceux qui savent entendre, en faveur du captif de Pignerol. Et ce Singe prudent serait une image de La Fontaine maître ès arts chez les animaux faute de l’être auprès du roi qui n’entend pas ses leçons sur le ridicule et l’injustice que causent l’orgueil quand il est outré. Le Lion ferait un Louis XIV crédible, et le tout serait dit. Une rencontre qui est peut-être une signature autorise cette assimilation périlleuse : la fable « Les Obsèques de la Lionne » se terminait, rappelons-le, par ces vers cités plus haut :
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.
Il se peut que la rime entre songes et mensonges ne soit qu’une cheville, ou un tour presque obligé. Reste qu’elle définit le genre même de l’apologue dans la fable « Le Dépositaire infidèle » :
Et même qui mentirait
Comme Ésope et comme Homère,
Un vrai menteur ne serait.
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité.(« Le Dépositaire infidèle », Fables, IX, 1, v. 29-35. Collinet, p. 346.)
Est-ce une allusion volontaire, est-ce une facilité de rime ? Avec La Fontaine, on hésite toujours à choisir entre la rencontre motivée et l’étourderie bienvenue. En tout cas, en rabattant la fiction de fable sur le contexte de sa production et de son effet, ce parallèle, s’il faut lui attribuer un sens, invite à situer le thème qui a fait l’objet de notre étude entre les deux pôles qui l’ont aimantée : celui de la fantasmagorie cocasse (songes mensongers), celui de la satire aiguisée (vérité de l’art[ifice]). C’est à leur convergence que s’est élaborée l’image de la cour offerte par les Fables. Elle en dévoile les mécanismes, en analyse les passions, en débusque les secrets et en révèle les petitesses. Mais par là, excédant son objet transitoire et dépassant son prétexte, elle constitue la cour en abrégé d’humanité, en laboratoire d’analyse de l’âme humaine et de la vie en société, en miroir des hommes à travers celui des bêtes et de princes. La fable est médiation, jeu indéfini de miroirs : comme un microscope, elle procède d’un jeu de lentilles qui grossissent et révèlent le réel en l’opacifiant — lucide, parce que translucide.