Article paru dans Actes du colloque de Londres. La Fontaine, Tricentenary Conference. 17-18 February 1995. Papers on French 17th C. Literature, vol. XXIII, n° 44 (1996), p 73-85.
La détermination des sources auxquelles La Fontaine a puisé l'invention de ses Fables est sinon achevée, du moins éclairée d'une lumière généreuse qui laisse peu de choses dans l'ombre. L'étude de leur mise en œuvre poétique a fait de très grands progrès : la subtile rhétorique du conteur n'a pas livré tous ses secrets, mais son “élocution” a été scrutée dans tous ses détails et son accent est désormais bien identifié. Reste qu'entre ces riches informations accumulées à propos de l'invention et de l'élocution des Fables, leur disposition demeure le parent pauvre de la recherche lafontainienne. Non certes la disposition interne de chaque apologue : on ne manque pas d'études portant sur leur structure bipolaire et de parallèles avec des modèles antérieurs ou voisins, emblèmes, devises, fables moralisées et autres formes brèves qui, comme la fable ésopique, articulent un “corps” pittoresque et une “âme” instructive. Mais la distribution des apologues de La Fontaine au sein des douze livres progressivement agencés par lui demeure, quant à elle, un objet de débat autant qu'un sujet de perplexité. Faut-il même rouvrir le dossier ? La difficulté éprouvée par tous ceux qui ont déjà posé le problème sans qu'aucun d'eux soit parvenu à une solution absolument décisive incite certes à s'y confronter de nouveau, mais dissuade tout autant de s'y risquer, faute d'espoir d'y apporter une réponse indiscutable — pire, faute qu'il existe une réponse indiscutable à la question ! Et pourtant, chacune des interprétations déjà proposées et à peu près impossibles à départager confirme le sentiment évident et irritant que la disposition des fables au sein de chaque livre ne relève pas du pur hasard, que l'enchaînement des perles au fil de ces douze rangs de collier a bien dû être concerté. C'est d'ailleurs là que réside toute la difficulté du sujet : on pressent qu'il mérite d'être traité, et l'on est d'avance découragé par l'impossibilité de jamais réussir à clore le dossier de manière définitive et indiscutable. Du moins par les voies jusqu'ici empruntées.
Dès lors, pour sortir de cette contradiction et échapper à la fatalité d'une indécision que toute nouvelle lecture ne saurait qu'accroître, la meilleure voie ne consisterait-elle pas à tenter de renouveler l'approche du problème au lieu — et en tout cas avant — d'en chercher la solution ?
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Jusqu'aujourd'hui, les tentatives d'interprétation systématique de la question, globales ou partielles, ont privilégié une approche thématique. Tel analyste décrypte le premier recueil comme un parcours politique et polémique qui aurait suivi livre par livre, fable après fable, les étapes de l'affaire Fouquet en les transposant dans l'univers allégorique de l'apologue ésopique. D'autres cherchent à mettre en évidence des regroupements guidés par l'option philosophique ou morale qui serait la dominante de tel ou tel livre. Certains analysent le recueil comme une mosaïque de quelques sujets majeurs dont chaque livre privilégierait le traitement de deux ou trois associant et croisant leur cheminement en une torsade indécise1. Toutes ces études oscillent entre deux périls : la simplification qui contraint à mutiler la réalité pour en tirer des lignes et des règles claires ; et, péril inverse et souvent lié au premier, la dissémination des règles dans l'exception, l'estompe des lignes dans l'approximation. Pour dégager des constantes, leurs auteurs doivent généraliser, réduire à un seul faisceau lumineux le miroitement des mille facettes dont brille chaque apologue : mutilation du fond, que l'on restreint à un parti pris moral, politique ou philosophique ; et mutilation de la forme, par sacrifice de tous les autres critères à la seule prise en compte du sens. Et puis, pour tenir compte des exigences de la réalité, il faut bien réintroduire au sein de cette généralisation, selon un dosage subjectif et comme à la dérobée, la diversité et l'incertitude que, d'intuition, on sent échapper au système proposé. C'est la tapisserie de Pénélope.
Quelques interprètes ont récemment cherché à se dégager de cette fatalité. Par exemple en prêtant leur attention à certains critères formels et structurels. Ainsi a-t-on pu proposer l'alternance entre les registres tantôt animalier, tantôt humain, tantôt mêlé, pour principe de la succession des fables au sein de chaque livre2. Rien de plus rigoureux : les résultats sont indiscutables. Mais sont-ils suffisants pour offrir une résolution complète de la difficulté ? Quand il s'agit d'établir ce qu'a de spécifique l'alternance de telle fable animalière avec telle autre dont les acteurs sont humains ou telle autre encore qui confronte les deux règnes, cette grille à trois cases se révèle trop large, la maille de ce filet trop lâche : bien d'autres raisons peuvent expliquer la préférence accordée à un apologue précisément choisi parmi tous ceux de sa catégorie pour figurer après celui qui le précède et avant celui qui le suit. Sans aucun doute intéressante, l'approche demeure partielle. Tout à l'inverse, on a vu tel autre chercheur déduire des difficultés mêmes que rencontrait l'analyse thématique le principe qui aurait régi l'ordonnance des Fables : celui d'un “beau désordre” ou d'une confusion concertée entre des voies divergentes, dont une seule constituerait le fil directeur du recueil aboutissant à l'ultime leçon du Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire. L'ordre de la démarche serait celui d'un labyrinthe dont la confusion volontaire constituerait la trame. Un fil unique et dominant, celui de la sagesse du Jardin, s'en dégagerait pour conduire le lecteur après une démarche capricieuse et un parcours sinueux vers la seule issue qui permette d'échapper au désordre du monde et de l'âme figuré par celui des apologues groupés en cohue apparente dans les douze livres. La force de cette hypothèse provient de l'usage qu'elle réussit à faire de l'échec auquel conduisent les autres : elle occupe la seule posture logique à partir de laquelle on parvienne à classer l'inclassable. Elle permet d'associer l'intuition esthétique de la cohérence latente du recueil avec le constat objectif de son irréductible diversité, qu'elle rapporte à la variété des entrées et des cheminements dans le labyrinthe des égarements humains qu'aurait sciemment édifié La Fontaine.
Mais cette force même induit une faiblesse : il apparaît qu'en fin de compte la tentation de l'ordre induite par l'hypothèse y subsume le constat du chaos jusqu'à vouloir à toute force le résorber. Alain-Marie Bassy, qui en fut naguère l'initiateur inspiré, en déduit que
les fables, à l'instar des statues du labyrinthe [celui qui fut édifié dans le parc de Versailles], sont disposées de telle sorte qu'on puisse prendre plusieurs chemins mais qu'ils mènent tous à une même issue. Ainsi entre les fables, comme entre les fontaines des sculpteurs de Versailles, sont aménagées des perspectives qui déterminent aussi bien une attirance de sens qu'une concordance plastique. On voit se tisser peu à peu un réseau où toutes les fables finissent par entrer et par se répondre. Les livres ne sont pas, dès lors, des chapitres séparés, des unités en enfilade, mais plutôt des entrées possibles du labyrinthe3.
N'y a-t-il pas quelque illusion téléologique à prêter ainsi à la dernière fable du recueil, écrite sur le tard et de toute autre venue que la plupart des apologues publiés depuis 1668, le rôle d'aboutissement unique de la démarche ? Celle-ci nous paraît en tout cas bien moins concertée, d'origine, que ne le suggère ce modèle herméneutique brillant, mais un peu rigide sous ses allures débonnaires. Il nous semble que la découverte par La Fontaine lui-même de ses intentions dernières se produisit progressivement, d'un recueil l'autre : la lenteur de cette maturation ne laisse guère espérer que la composition des livres de fables antérieurs au douzième aient procédé du dessein prémédité que lui prête le modèle du labyrinthe. Que le poète ait sur le tard envisagé son œuvre dans cette optique, pourquoi pas ? Mais on ne nous ôtera pas aisément de l'esprit le soupçon que la conclusion du parcours masque et pare à bon compte l'incertitude de son déroulement !
Au total et pour clore ce rapide bilan, on reconnaîtra bien volontiers que toutes ces analyses, riches, instructives, éclairées, méritent par leurs qualités mêmes qu'on les accorde plutôt qu'on ne privilégie l'une au détriment des autres. On ne se laissera donc pas arrêter par leurs apparentes contradictions entre elles et par les contradictions internes auxquelles semble les conduire leur aspiration à dégager un ordre latent et leur constat sincère d'un désordre patent des livres de fables : c'est justement ce phénomène d'irréductible alternance qui, à nos yeux, constitue le point commun le plus suggestif entre ces approches, leur lieu commun d'évidence. Ordre mêlé d'un peu de confusion, régulations au cordeau et incertitude de certains choix laissés au hasard, toutes les hypothèses de régulation laissent transparaître ce même dilemme : seul diffère le dosage qu'elles proposent entre la part prise par ces deux principes. Or, pour comprendre ce balancement entre des pôles si contraires, pour tirer tout le parti des intuitions proposées par chaque lecture et les accorder entre elles, le meilleur parti nous paraît être de replacer leurs interrogations et leurs réponses dans le cadre historique et esthétique où les Fables s'inscrivent : parce qu'à notre sens les concepts d'ordre, de succession, d'harmonie ou de discontinuité esthétiques ne constituent pas, comme le supposent de manière implicite toutes ces hypothèses, des invariants subsumant les temps et les genres.
Il faut ici rappeler que la fable est un genre spécifique dont l'émergence du sens procède d'un subtil jeu d'échos entre un récit et sa moralité : la notion de thème, le principe d'unité et de cohérence thématiques, relèvent de cette médiation dont on ne saurait négliger le rôle. Réunies en recueil, les Fables participent, d'autre part, de l'écriture du fragment, ou du moins de l'esthétique des formes brèves : à mi-chemin entre la maxime à la façon de La Rochefoucauld et l'essai à la façon de Montaigne, proches du caractère selon La Bruyère, il y a fort à parier qu'elles s'articulent entre elles selon des régulations assez semblables à celles des séquences réunies par chapitres dans l'ouvrage du grand moraliste. Or les chapitres des Caractères découpent des territoires qui se superposent partiellement sans pouvoir prétendre à s'enchaîner ; ceux des Essais excèdent leur titre et leur thème pour dessiner une déambulation complexe et bigarrée, analogue, après et d'après Platon, à celle d'une conversation de l'auteur avec lui-même et avec ses interlocuteurs d'outre-tombe ; ainsi des Fables, à leur manière.
Et pas seulement parce qu'elles relèvent d'une régulation esthétique propre aux écritures fragmentées. Mais encore parce que l'idée même de régulation, d'ordre et d'harmonie ne plane pas dans l'azur des Idées éternelles, mais s'inscrit dans l'histoire du goût, des formes et des concepts : une tirade de tragédie classique, un sermon, une harangue de l'ancien Parlement obéissent à un plan, à une progression et un aménagement des liaisons et des ruptures dont on connaît les règles, empruntées à la rhétorique antique, qui ne coïncident pas avec notre conception moderne de la mise en forme et en ordre. De même, assurément, pour la fable telle que la traite La Fontaine, et même s'il la situe à la rencontre entre rhétorique et poésie, à mi-chemin entre savoir, pédagogie et entretien élégant. Car les genres réguliers, placés sous stricte juridiction de la rhétorique, ne sont pas les seuls à relever alors de lois qui divergent de nos normes actuelles, même les plus implicites. La notion de naturel, autant que nous pouvons le savoir par l'exemple de la mise en scène et de la diction dramatiques, relève tout aussi bien de conventions qui ont varié avec le temps. Et donc aussi les genres qui prétendent au naturel. Poser en termes d'ordre, d'harmonie, d'unité, de cohérence thématique ou formelle, la question de la disposition des fables dans les livres qui les rassemblent, c'est faire bon marché de ces nuances, de cette évolution. Pour éviter l'anachronisme latent que contient l'idée même d'ordre harmonieux telle que nous y lisons spontanément, sans doute vaudrait-il mieux formuler l'interrogation en termes plus modestes d'assemblage ; et se demander, à la lumière de certaines équivalences et de rapprochements appropriés, faute de pouvoir en trouver une formulation explicite, quelle logique esthétique pouvait présider dans la seconde moitié du XVIIème siècle à l'assemblage d'un recueil tel que celui des Fables.
Avant d'y venir, nous terminerons ces préliminaires par un exemple des chausse-trapes dont on est menacé en méconnaissant de telles réalités. L'exemple nous sera fourni par une remarque incidente de Montaigne avouant qu'il a modifié le rythme de composition de ses Essais ressemblés dans le troisième et dernier volume de l'œuvre,
parce que la coupure si fréquente des chapitres, de quoi j'usai au commencement, m'a semblé rompre l'attention avant qu'elle soit née, et la dissoudre, dédaignant s'y coucher pour si peu et se recueillir...4
Faute de prendre en compte cette justification toute concrète et pratique de la scansion du texte des Essais, on méconnaîtrait une raison fondamentale de l'ordonnance du volume, et donc de l'optique dans laquelle Montaigne a effectué le choix de sa composition : c'est-à-dire avec la certitude, pour lui évidente, que son lecteur se soumettrait au rythme des découpes par chapitres qu'il lui ménageait. Modalité de lecture toute de son temps, et bien moins évidente aujourd'hui, où nous butinons de manière moins rigoureuse dans son texte. De même convient-il sans aucun doute d'envisager l'assemblage des Fables dans la perspective de l'effet que veut produire leur auteur. Un effet de sens, certes ; mais englobé dans un effet esthétique plus large, dans un processus subtil de découverte auquel participent aussi la surprise, le jeu, les pauses, peut-être la musique de la voix, si les textes en sont lus oralement, voire publiquement, et sans doute aussi la délectation tirée du dosage entre connivence, harmonie, désordre, variété et échos que ménage l'enchaînement capricieux des poèmes au sein de chaque livre et des livres au sein de chaque recueil. Sans compter qu'à la linéarité de la lecture se substituent les superpositions dues à la remémoration, plus riche alors qu'aujourd'hui, car inhérente à une culture de la mémoire sonore et visuelle qui procédait jadis d'un enseignement plus oral et tout entier régi par les règles et l'esprit de la grande rhétorique, toute dévouée au culte de la parole vive. Il est hors de doute que pour La Fontaine, comme pour Montaigne, l'ordre dans lequel les fragments d'un recueil se présentent et s'enchaînent commande leur cheminement supposé dans l'esprit du lecteur et, dans le cas des Fables, régit les alliages minutieux escomptés de l'alchimie intime entre le plaisir esthétique et la méditation morale.
Il va s'agir en somme pour nous de substituer à la pure intention de signifier prêtée à La Fontaine, hors temps et hors genre, par les analystes de la disposition des Fables, un plus riche et subtil souci de provoquer, à partir de leur assemblage que guidait une ambition zététique propre à sa culture et sa logique intellectuelle et sensible, des effets de plaisir, de découverte et d'intuition appropriés à son époque, au genre qu'il pratiquait en le transfigurant, et au public qu'il visait. Aux régulations normées que nous prêtons spontanément au fabuliste composant le bouquet de ses apologues, il nous faut apprendre à préférer des formes d'association plus souplement déambulatoires, relevant des modèles de la promenade, de la guirlande, de l'esthétique paysagère et du « devis » de société oisive. C'est dans un tel cadre que les interprétations du problème déjà proposées par la critique lafontainienne, pour contradictoires qu'en puissent paraître les résultats, trouveront leur légitimité et leur unité.
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Nous savons par le témoignage des « arts de mémoire » que l'orateur classique appuyait la structure de son discours sur la topographie d'un lieu idéal qu'il construisait en esprit pour l'y conformer en lui faisant épouser ses diverses composantes. En échange, l'architecture réelle du prétoire, du palais, de l'amphithéâtre ou de l'église pouvait imprimer sa logique à l'orchestration des lignes du discours. Il n'est pas interdit de transposer cette connivence à l'exercice mondain de la fable en vers, destinée à délecter un salon, une ruelle ou une académie de beaux esprits. Égayé de discours directs qui lui donnent vie et de crayons pittoresques qui lui confèrent du volume et l'inscrivent dans un espace fictif, l'apologue lafontainien relève sans aucun doute d'une culture de la conversation stylisée et projetée dans l'écrit. La dualité de ses pôles esthétique et éthique — récit et moralité — interchangeant leurs effets dans l'esthétique de la « continuité ornée » propre à notre poète, a gravé dans la structure même de ses poèmes la musique du dialogue ; un dialogue que la polyphonie des voix sollicitées par les discours intégrés au récit fictif transforme souvent en colloque. De sorte que le genre oscille entre la conversation mondaine des salons, avec ses volutes, ses méandres, ses thèmes majeurs et ses incises, ses oscillations, ses récurrences ; et l'entretien didactique entre le maître et son disciple, le pédagogue et son élève, ou encore entre le philosophe accoucheur des esprits et son interlocuteur arrêté sur l'agora. La structure du recueil, déambulation de miniature en miniature comme devant une galerie de tableautins, suggère donc tout naturellement un cadre intermédiaire entre le salon mondain, le cabinet et la place de ville ouverte à tous les vents du savoir et de l'expérience. Quelque chose comme la galerie du collectionneur, dont Marino à l'instar de Philostrate avait dès alors transposé à l'écriture ecphrastique le rythme capricieux et subtil5 ; ou encore la galerie de l'hôtel noble ou du palais princier, sise entre un corps de bâtiments fermés et une paysage de jardins dont le spectacle offert par l'enfilade des fenêtres peut être reflété par les miroirs qui couvrent le mur opposé.
Auquel de ces lieux est-il le plus plausible de rattacher l'esprit et la forme du recueil des Fables ? Duquel d'entre eux l'art mémorial du fabuliste peut-il sembler le plus proche, par privilège et dilection ? Nous serions enclin sur ce point à accorder la palme, pour sa particulière accointance avec le génie de La Fontaine, à un espace qui tient à la fois du salon offert à des conversations ambulatoires et de galerie offrant des perspectives architecturées et ordonnancées : nous pensons au modèle idéal du jardin à la française, cadre tout à la fois naturel et subtilement apprêté, gracieux et fécond, propre à fertiliser le génie d'un nouvel Ésope.
C'est le moment de se souvenir, en effet, que les premières apparitions d'animaux parlants dans les vers de La Fontaine remontent à ses déambulations oniriques dans le parc de Vaux transformé par le rêve et imaginé à travers le filtre du Songe de Poliphile, lui-même organisé comme une rêverie dans un jardin enchanté ; le moment de se souvenir qu'entre les deux recueils de Fables s'inscrit la promenade de quatre amis devisant au sein des jardins de Versailles et établissant des liens de similitude et de goût entre les lieux qu'ils visitent et le récit qui leur est proposé des mésaventures de Psyché, dont le parcours initiatique, commencé dans le palais et le jardin enchantés de l'Amour, se poursuit dans les solitudes de la nature inhospitalière et les chaumières plus ou moins accueillantes des anachorètes : effets d'écho ou de contrepoint. Au demeurant, Acante déjà dans le Songe de Vaux, Poliphile ensuite et ses compagnons dans Les Amours de Psyché, opposent le contrepoint de leur discours sage aux rêveries fantaisistes ou féeriques que suscitent les lieux enchantés et les êtres fictifs qu'ils évoquent : c'est le même contrepoint des voix de la sagesse et de la fiction merveilleuse qui régit la scansion des Fables. La Fontaine n'a-t-il pas rodé son esthétique de conteur dans l'entourage de Fouquet où il a fécondé les leçons de l'esthétique galante qui s'y épanouissait ? Mais il faut aller plus loin encore : ce n'est pas par image uniquement, et pas non plus pour en avoir seulement favorisé et fertilisé l'inspiration, que les jardins à la française, et celui de Vaux avant tout autre, méritent d'être associés à l'invention poétique de notre fabuliste ; c'est de manière bien moins circonstancielle, bien plus étroite et déterminante. Car l'œuvre entier de La Fontaine participe du même génie de la mesure, de la même esthétique de l'enchantement, du même engouement pour les métamorphoses et de la même invite à la déambulation qui dans l'esthétique française du jardin classique et, primus inter pares, dans celui de Vaux, dès avant Versailles, jaillissent du rapport d'harmonie entre la maison et son écrin, du jeu des perspectives calculées, des lignes de fuite trompeuses et des points de vue changeants que ménage le parc, du dialogue magique entre les eaux en mouvement et les végétations assagies qui en font la matière contrastée.
Dans le dialogue entre les Fables et les Contes, dans la torsade entre le récit fabuleux et le commentaire esthétique qui trame le roman de Psyché, se devine la même alchimie des variations, des permutations et des transpositions qui, à Vaux ou à Versailles, s'esquisse entre la maison et le parc, entre les corridors et les canaux, les galeries et les arceaux, les degrés et les rampes, les salons et les bosquets, les broderies des tapis et des parterres, les trumeaux de glaces et les miroirs d'eau, les paravents et les taillis, les bas-reliefs des lambris et les marbres sculptés en ronde-bosse. La cohorte des salons et des bosquets, mi-enfilade, mi-labyrinthe, procède d'une poétique implicite de l'espace et du temps dont l'équivalence littéraire se situe dans une esthétique de la promenade tantôt nonchalante ou étourdie, tantôt attentive et hâtée, à mi-chemin entre le lyrisme pur, qui répugne au mouvement et à l'événement, et la narration circonstanciée, qui file droit du début à son terme, ponctuée d'étapes attendues : les fragments du Songe, les Fables, les Contes, Psyché constituent autant d'itinéraires capricieux et variés, fureteurs et furtifs, discontinus et rompus quoique toujours reliés par des effets d'écho, de proportion et d'allusion suggérés au diligent lecteur, itinéraires de liberté en haine des contraintes, mais non pas des calculs ni des dispositions savantes qui font les aperçus pittoresques et ménagent les instants de grâce. Enclin par intuition et par dilection à la métamorphose, cette effervescence de l'image, La Fontaine travailla ce penchant sans répit au cours de sa carrière de poète imagier : il transfigura Vaux en songe, surimposa ce songe à l'image de Versailles à peine édifié, identifiant tout à tour le parc et le château de Fouquet, dont le souvenir se magnifiait en s'estompant, au jardin d'Épicure et au palais de l'Amour, jardin symbolique et palais fantasmagorique, dont les broderies sont de verbe et les bosquets de strophes. D'un château l'autre, d'un jardin l'autre, d'un rêve l'autre, il fit de son œuvre un verger de fruits d'or et de fleurs du bien dire, asile pour la conversation des Sages avec les Muses, de la morale avec la fiction. C'est ainsi que, tout comme un jardin à la française n'est jamais qu'un palais transposé dans la nature, une page de La Fontaine réalise dans un mouvement de perpétuelle métamorphose la même alliance raffinée et changeante entre la culture et la nature, l'artifice et la spontanéité, l'éphémère et l'absolu, la forme et le sens, l'ordre réglé au cordeau et le hasard pourvoyeur de surprises.
C'est pourquoi il nous paraît que superposer au portulan de l'écriture poétique, et singulièrement à l'assemblage des fables au sein des douze livres, le relevé topographique des palais et des parcs que put fréquenter le poète, Vaux, Versailles ou le Luxembourg, permet de jeter un jour sur les secrets de l'invention, de la disposition et de l'élocution qui présidèrent à son œuvre : cadre d'inspiration et source de sujets, modèle de disposition et de composition, répertoire de formes ornementales et de registres narratifs, le palais et son double, le parc à la française, dont Vaux accomplit le génie avant que Versailles ne le magnifie, constituaient alors pour un esprit cultivé un inépuisable théâtre de mémoire, saturé d'images et d'échos, et un conservatoire d'émotions, d'impressions et d'intuitions auxquelles vibre toute lyre bien accordée. Et c'est aussi pourquoi aujourd'hui l'archéologue de la littérature, à son tour, peut mieux qu'ailleurs y retrouver les traces de cette civilisation de l'esprit, de cette culture de la sensibilité, de ce génie propre des formes et de leurs métamorphoses dont l'inhalation et l'infusion ont fécondé la création lafontainienne. « Les jardins parlent peu », disait-il certes ; mais pour ajouter aussitôt : « si ce n'est dans mon livre. » Il faut le prendre au mot.
Or la logique du jardin à la française repose sur une conception de l'ordre très particulière : elle combine d'une part une régularité générale, procédant de l'association de quelques lignes de force, croisées au centre de l'espace et déterminant des perspectives majeures ; et d'autre part un laisser-aller à la diversité, à la fantaisie, à l'irrégularité des bosquets encadrés par ces espaces de parfaite lisibilité. Appliquons cela à l'ordonnance des livres de fables : les cycles qu'on prétend y lire, les associations ordonnées de thèmes et de formes dont on ressent confusément que toujours quelque chose y échappe, ne relèvent pas d'une thèse précise et d'un parti rigoureux qu'illustrerait une cohorte alignée de poèmes tous rangés sous la même bannière, non plus que du chaos brouillon d'une disposition fortuite. Mais des deux génies mêlés, comme dans les parcs conçu par Le Nôtre. Semblables à la promenade et aux colloques plaisants et instructifs qu'elle autorise, les livres de fables sont sillonnés par les grandes avenues du sens qui placent aux articulations majeures de la perspective les pièces les plus fortes et représentatives, associées par leur thème décoratif et allégorique, comme dans le programme mythologique que fontaines, groupes sculptés et statues incarnent à Versailles. Et puis voici que, dans les espaces intermédiaires ménagés par ces grandes et droites allées, des bosquets plus variés, plus fantaisistes, organisés selon des principes d'ordonnance mineure, plus lâche, offrent à la fois la surprise de leur fraîcheur et toujours aussi quelque aperçu sur les perspectives dégagées qui circonscrivent leur cadre protégé. Ces fantaisies se suivent, mais parfois c'est de loin, et se regardent, mais d'une vue oblique. La somme de cet ensemble d'aperçus et de perspectives ne peut s'opérer qu'à terme, une fois terminée la circulation qui, par étymologie et par définition, ramène le promeneur à son point de départ : l'allégorie esthétique et morale qui organise l'espace ne doit pas s'imposer à lui mais se déduire de son parcours. Ou plutôt s'infuser et se diffuser en lui, à son insu même.
On reconnaît là, transposé aux livres qui les recueillent, le principe même que chaque fable adopte dans le cadre intime de son propre trajet : que le sens ne soit pas délivré d'emblée, ne se réduise pas à la maxime de morale ésopique qui ouvre ou clôt le poème, mais s'édifie sans effort à partir des hasards et des rencontres savamment ménagés par le conte, aiguisant le plaisir de la méditation par celui de la découverte et de la surprise, par une mise en forme dynamique qui opère à égale distance de l'ordre arrêté et du chaos indécis — ou encore à mi-distance de l'uniformité symétrique et de l'errance labyrinthique, pour reprendre et synthétiser les propositions déjà formulées et plus haut rappelées sur la disposition des livres de fables. Il serait aussi absurde de chercher un seul parti architectural dans ce parc à la française qu'un meurtrier dans un jardin anglais. Mais l'ensemble n'en obéit pas moins à une régulation : celle qui scande l'alternance entre les lignes de force et le désordre des bosquets, en une harmonie subtile de points de vue et de coloris, qui tient de l'art d'accommoder un bouquet. Fortement marquée par les portiques d'entrée et de sortie dont les thèmes et les formes sont rappelés par les pièces maîtresses du jeu qui ponctuent le croisement des cheminements majeurs, la partie se déroule ensuite avec plus d'imprévu dans le lacis des parcours mineurs.
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On tentera pour les vérifier d'appliquer ces hypothèses au second recueil dans son ensemble, et pour commencer à la livraison des fables de 1678, qui forment les actuels livres VII et VIII : le plan en est plus concerté sans doute que celui de la première livraison de 1668, et le fabuliste possède alors la parfaite maîtrise de son art dont la dédicace à Mme de Montespan signale sans ambiguïté la destination et l'ambition de haute méditation morale, désormais débarrassée de son prétexte didactique. Le poème liminaire, Les Animaux malades de la peste, se présente comme le programme d'une esthétique renouvelée, aux accords autrement plus amples que ceux de La Cigale et la fourmi : les intentions morales, sociales, psychologiques, philosophiques et religieuses s'y associent en une écriture mêlant le tour épique, lyrique et dramatique sous le voile d'un pastiche à peine badin, pour peindre le tableau lamentable des réactions humaines à la hantise de la mort. En écho, la fable qui conclut ces deux livres, Le Loup et le Chasseur (VIII, 27), présente une cascade de meurtres et de morts, vision tout aussi pessimiste et ironique des effets désastreux provoqués par les fureurs passionnelles. Au terme du livre VII et au début du VIII, en revanche, se font écho deux fables mettant en scène des acteurs humains, l'une en forme d'hymne plaisant à la paix et au savoir, éloge des meilleures qualités de l'homme et de la meilleure et plus sage façon de vivre — c'est Un Animal dans la lune. L'autre, La Mort et le mourant, proposant un éloge de la meilleure manière de mourir opposée à l'étourderie de qui oublie de s'y préparer. Toutes deux manient un humour détaché ou incisif, qui n'atteint pas au sarcasme des fables extrêmes mais en module l'intensité. Les chemins majeurs de la déambulation sont tracés par ces textes profonds et méditatifs, qui orientent la réflexion du côté des fins dernières et de l'anatomie des âmes, forme supérieure de connaissance de l'homme par lui-même. Les textes intermédiaires sont autant de bosquets qui se prêtent à des incursions détournées dans des domaines variés et sous des formes moins imposantes.
La livraison de 1679 (actuels livres IX à XI) ouvre pour sa part le ban avec l'éloge spirituel du mensonge fabuleux que suggère Le Dépositaire infidèle, en réponse à la sottise qui pare de mensonge crapuleux la fureur d'accumuler, thème sur lequel s'était terminée la publication précédente. Au terme du livre XI, qui clôt cette nouvelle édition, Les Souris et le Chat-huant délivre une vérité “scientifique” qui se fonde sur une observation zoologique donnée pour véritable et formant contraste avec le mensonge tout humain de l'infidèle Dépositaire. Mais cette anecdote animalière fait en revanche écho au grand poème qui termine le livre IX, le Discours à Mme de La Sablière dont Les Souris et le Chat-huant peut être considéré comme une pièce détachée. On y retrouve le climat et les leçons qu'espérait l'Animal dans la lune. Comme pour compenser cette vision heureuse, le livre suivant, le dixième, s'ouvre cependant sur un texte mêlant bêtes et gens, L'Homme et la couleuvre, qui renoue avec la structure du défilé pessimiste présenté par Le Loup et le Chasseur et qui glose le thème de la mort sous la forme du procès fait à l'homme et à sa mauvaise foi tyrannique — procès truqué comme celui des Animaux malades de la peste, procès du mensonge comme celui du Dépositaire infidèle. Tandis que le livre X, lui, se termine sur un éloge de l'humanité industrieuse et efficace avec Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi qui voit le plus humble de ces quatre personnages, unis par un naufrage, triompher du revers de fortune qui leur est survenu et venger ainsi le souvenir de l'Âne immolé en temps de peste. Autre effet d'opposition contrastée, voici qu'au début du livre XI Le Lion, pure flagornerie envers la puissance de Louis XIV, contredit absolument la leçon de sagesse et l'éloge de la paix proposés par Un Animal dans la lune. Mais l'allégorie du Lion tout-puissant n'en situe pas moins le culte de la gloire sur un fond de meurtres et de malheurs en cascade, comme ceux qu'évoquaient Les Animaux malades, Le Loup et le Chasseur et L'Homme et la couleuvre.
Le douzième livre enfin, publié en 1693, reprend la comparaison entre bêtes et gens proposée par le dernier de ces trois apologues : il débute par Les Compagnons d'Ulysse, qui pose la question fondamentale du parallèle entre les deux règnes. En dépit du propos explicite de la conclusion qui blâme ces guerriers devenus bêtes de préférer leur nouvelle condition à l'ancienne, plus glorieuse, le récit ne se prive pas de trouver là l'occasion d'instruire un procès en règle de l'humaine espèce, qui reprend mot pour mot les termes et les thèmes de L'Homme et la couleuvre : le porte-à-faux s'affirme, plus encore que de coutume, entre la leçon qu'infuse le récit et le verdict que prononce la moralité… Le Juge arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, enfin, répond au constat navrant contenu dans Les Animaux malades de la peste en proposant un contrepoison de son pessimisme. Mais cette leçon de sagesse est contredite par la morale apparente des Compagnons d'Ulysse désapprouvés de préférer la solitude des bois à l'urbanité de la société et à la gloire des hauts faits d'armes. Ces deux textes se répliquent au sein d'un débat que le dernier ne suffit pas tout à fait à clore, tandis que le premier s'amuse à en brouiller les lignes.
Quoi qu'il en soit, se trouvent tracés par ces textes liminaires ou conclusifs des six derniers livres quelques grands axes qui traversent la futaie des Fables et y tracent leurs franches perspectives, parallèles ou croisées, convergentes ou opposées : une perspective esthétique, qui consiste à modeler la fable sur les formes archétypiques du procès et de l'ordalie, issues naturelles de la noise qui règne partout ; une perspective éthique et psychologique, qui met en évidence les présomptions chimériques et aveugles, l'erreur du jugement qu'égarent passions et imagination, responsables de l'universelle illusion ; une perspective de sagesse universelle, qui s'entend à prendre pour thème de réflexion le parallèle entre règne animal et humain dont procède l'esthétique même du genre, et à jouer sur les similitudes entre bêtes et gens que régissent les injonctions de la souveraine nature ; une perspective sociale aussi, qui induit à plaindre la grande misère des humbles, objet de compassion ; une perspective philosophique, tout empreinte d'épicurisme moral et intellectuel, ouverte aux savoirs modernes, et prônant l'ataraxie. Ataraxie et noise, nature et illusion, cruauté et compassion organisent le jardin des Fables en croisant leurs chemins divers, qui participent non seulement de la thématique, mais aussi des autres modalités de composition, d'organisation et d'expression du texte poétique.
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Mais le parc tracé par La Fontaine ne se résume pas à ses grandes perspectives. Pour entrer dans le dédale des bosquets, nous choisirons parmi les douze livres de retenir l'exemple d'un des plus brefs, afin d'éprouver le modèle d'organisation que nous proposons : il s'agit du livre X. Nous tenterons d'y faire jouer toutes les perspectives déjà proposées par ceux qui nous ont précédé dans l'analyse de l'ordonnance des Fables et d'unifier leurs options à travers le modèle du « jardin de mémoire ».
Tous les apologues que regroupe ce livre sont composés d'alexandrins alternant avec des octosyllabes ; tous présentent un dialogue intérieur en abyme, sauf le Discours à La Rochefoucauld où le discours direct est assumé par le poète s'adressant à son dédicataire. Bref, le principe de la “conversation” ne souffre pas d'exception dans ce regroupement. La première fable, L'Homme et la couleuvre, met aux prises sur fond de violence et de cruauté les animaux avec l'homme, ce despote insolent. Sa mauvaise foi aveugle et la compassion sous-jacente du conteur pour ses humbles victimes oriente la visée politique et sociale de la moralité. Suivent deux fables à sujet animalier. La Tortue et les deux Canards moque l'impudence et la sotte vanité d'une babillarde chimérique. Les Poissons et le Cormoran confronte la prudence inutilement défiante et la toute-puissance matoise assurée de son fait. Le texte conclut à l'inéluctabilité de l'issue promise à ce duel — être mangé, un jour plus tôt, un jour plus tard, ce n'est pas grande différence. Après quoi L'Enfouisseur et son compère glose sur la règle « à malin, malin et demi » en l'illustrant d'un exemple de prudence malheureuse emprunté à la scène sociale.
Vient ensuite Le Loup et les Bergers, seconde occurrence du registre mêlé confrontant les deux règnes humain et animalier : on nous y dit que bêtes et gens se valent en méchanceté, sauf que l'homme est plus impudent que l'animal et s'entend à se faire juge et partie dans le procès. C'était la leçon de la fable liminaire. Trois fictions animalières succèdent à cet apologue composé sur double registre. L'Araignée et l'Hirondelle montre que le procès entre les puissants et les faibles est toujours tranché aux dépens des premiers. La Perdrix et les Coqs illustre la même leçon amère et résignée en lui associant un nouveau blâme de l'homme, tyran suprême. Mais Le Chien à qui on a coupé les oreilles en conclut qu'il faut se louer au contraire de cette tyrannie qui peut avoir, tout compte fait, du bon : prémisses identiques à celles de la fable précédente, et conclusion toute contraire. De même, les deux fables qui surviennent alors se font-elles contrepoint : Le Berger et le Roi, fable double qui encadre l'apologue de l'Aveugle mordu par un serpent au sein de la mésaventure survenue au Berger devenu Juge souverain, développe le thème de l'ambition illusoire mais demeurée prudente dans ses rêveries chimériques. Alors que Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte, poursuivant le cycle des “bergeries” déjà deux fois sollicitées, fait l'éloge de la toute-puissance tyrannique, de la force pure qui asservit les faibles — ils ne méritent pas mieux que ce joug : on ne règne pas en persuadant doucement les esprits, mais en les écrasant.
Comme cette dernière, mais de manière plus franche et franchement « merveilleuse », la onzième fable associe hommes et animaux : Les deux Perroquets, le Roi et son Fils présente une nouvelle variation sur le conflit entre les puissants et les humbles et prêche à ceux-ci une prudence avisée. Puis La Lionne et l'Ourse illustre l'aveuglement des grands dans la douleur lorsque se retourne sur eux le mal qu'ordinairement ils infligent étourdiment à autrui. La moralité applique expressément la leçon aux hommes. Contrastant avec ce climat de résignation et cet appel à la sagesse lancé notamment par le Berger devenu juge souverain, Les deux Aventuriers et le talisman montre comment son audace déraisonnable et sa confiance irraisonnée en des lois absurdes récompense par une couronne un aventurier que sa folie rend sage : la moralité conclut qu'il est parfois prudent d'agir d'abord, de réfléchir ensuite. Au contraire, Le Discours à La Rochefoucauld tire du parallèle entre les deux règnes, et du tableau de l'imprudente étourderie ou de la rivalité hargneuse qui déchire aussi bien la société des hommes que celle des bêtes, des réflexions inspirées par la science physiognomonique. Enfin, le livre s'achève par un récit de registre humain, Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi, qui associe les diverses fonctions sociales du règne humain pour illustrer la revanche paradoxale des humbles.
Voilà ce qu'un passage en revue neutre et objectif peut dégager de la structure de ce livre. Appliquons-lui maintenant la “logique du jardin”.
On notera d'abord qu'il associe six fables à sujet animalier (2. 3. 6. 7. 8. 12), quatre à sujet humain (4. 9. 13. 15), quatre à sujet mêlé (1. 5. 10. 11. 14), et une enfin qui s'interroge sur la relation entre les deux règnes mis en parallèle, mais non pas exactement en présence à l'intérieur d'une fiction narrative (15). Ces textes alternent régulièrement le long d'un parcours qui va de la misère des humbles illustrée par le premier apologue à leur grandeur qui s'affirme dans la dernière. Ce parcours s'organise autour du carrefour de la noise, où se croisent les deux perspectives majeures du livre : l'affrontement entre les gens et les bêtes d'une part, entre les faibles et les forts de l'autre, que modulent les deux apologues extrêmes. Soulignons que le second conflit ne se présente pas seulement sous la forme majeure de la noise entre hommes et animaux : il s'inscrit également au sein de chacun des règnes humain et animal, ce qui renforce et complique le tracé des grandes perspectives organisatrices du livre. La première fable illustre le thème à travers le procès emblématique de l'homme et du serpent devant le tribunal de la Nature ; la dernière par le triomphe du pâtre sur le fils de roi devant le tribunal de la Fortune. Dans l'entre-deux, les massifs de la prudence et la résignation, ceux de la chimère et de l'imprudence, sont dessinés par le croisement de ces axes majeurs que signale une fable double située au centre du recueil : Le Berger et le Roi. Cet apologue articule dans le redoublement de sa structure enchâssée, d'une part, la confrontation entre un berger et un roi — comme le dernier apologue du livre, Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi — et d'autre part celle d'un homme (aveugle) et d'un serpent — comme le premier apologue du livre, L'Homme et la couleuvre. Qui plus est, Le Berger et le Roi conjugue les thèmes et les structures de la noise et du procès : le héros est fait « juge souverain » et se trouve la proie de l'envie et de la calomnie qui finissent par le mettre, lui le juge, en position d'accusé au sein d'un procès intenté devant le roi. Enfin ce poème, central à plus d'un titre, articule les thèmes moraux de l'illusion chimérique et de la prudence conservée, de l'ambition de pouvoir et de la retraite ataraxique. Autant dire qu'il reflète dans son miroir double le jeu des motifs principaux du livre, tout comme il associe thèmes, structures et méditations propres aux deux apologues extrêmes… Registré dans l'ordre humain, il laisse place à une allusion animalière : autre manière d'opérer la synthèse entre les composantes du livre. Neuvième sur quinze, il se situe en réalité à mi-chemin exactement entre le début et la fin du parcours : les fables qui le précèdent totalisent 325 vers, celles qui le suivent 300. Sa place, sa structure et son propos en font le carrefour du livre : voilà qui est taillé au cordeau.
Et puis, dans l'intervalle, un système plus confus de variations et d'échos subtils profite du jeu des thèmes, des formes et des significations pour ménager des effets de surprise, des contrepoints et des rapprochements partiels qui délient l'imagination et sollicitent la réflexion. Ainsi les fils principaux du second recueil des Fables se trouvent-ils ici noués de nouvelle manière : on y rencontre l'ataraxie et son opposé, la noise universelle ; la vérité de la nature (animalière ou humaine) et son contraire, l'illusion chimérique ; la compassion devant la misère des humbles et la revanche partielle que leur vaut la sagesse de se résigner ou l'art de s'adapter. Particulièrement attentif aux relations entre les règnes humain et animal, le livre que nous venons de parcourir aura donc tiré sa réflexion de la forme même de la fable, allégorie animalière décryptée par une moralité qui rapporte à la société des gens l'enseignement illustré par la nature des bêtes. L'Homme et la Couleuvre, Le Loup et les Bergers, Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte, Les deux Perroquets, le Roi et son Fils et Le Discours à M. de La Rochefoucauld tissent ce même fil en le torsadant de couleurs variées. L'alliance avec la réflexion morale et sociale sur les rapports de puissance entre faibles et forts s'opère tantôt sous la forme attendue de la transposition du règne animal au monde humain, tantôt dans le cadre plus subtil d'une formule mixte, celle de la soumission des bêtes au pouvoir discrétionnaire de l'homme. Ainsi oscille-t-on entre le simple parallélisme métaphorique et allégorique entre les règnes humain et animal, et une plus trouble interférence, qu'on pourrait dire “métonymique”, entre l'image fictive et le référent moral associés au sein d'un univers fantastique, peuplé d'animaux parlants ou d'hommes sauvages… De sorte que les thèmes de réflexion morale traités par le livre tirent leur richesse et leur portée éthique du principe formel de la fable poétique qui, comme on le sait, exploite et raffine à des fins ornementales, pittoresques et suggestives, le parallélisme appelé dans la fable ésopique par un souci plus simplement et directement didactique. Assouplie par cette contamination entre la logique du récit et celle de la moralité, la dénonciation de l'illusion étourdie et la sagesse de la résignation prudente, thèmes attendus, compliquent çà et là leurs échos par le plus rare contrepoint d'un blâme de la prudence trop avisée (L'Enfouisseur et son Compère), d'un satisfecit accordé à l'audace ambitieuse, voire chimérique (Les deux Aventuriers et le talisman), ou d'un encouragement cynique à la tyrannie qui seule peut régir les peuples moutonniers (Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte). Ordre et contrordre, thèmes et variations, cordeau et hasard…
Certes, les lignes centrales s'imposent à l'évidence, comme on l'a vu. Il n'est pas fortuit que le cheminement se déroule entre le portique de la misère des humbles (première fable du livre) et celui de leur revanche par l'usage avisé des outils dont la nature nous a tous pourvus (dernière fable) : cette évolution projette en quelque sorte sur la structure du livre l'effet escompté de sa lecture instructive. Mais le savant et beau désordre des méandres par lesquels nous font passer les bosquets pour ménager des perspectives variées sur ces axes majeurs effectue, plus en profondeur, une anatomie moins comminatoire, plus incertaine et raffinée, des contradictions qui déchirent le cœur humain, l'ordre naturel et le corps social, face à quoi la lucidité de l'analyste vaut mieux que les prescriptions du moraliste : c'est ce qu'observent avec détachement le Discours à La Rochefoucauld, avec prudence L'Homme et la Couleuvre (« Parler de loin ou bien se taire »), avec compassion La Perdrix et les Coqs, avec cynisme Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte ou avec fatalisme Les Poissons et le Cormoran. De telles ambitions, un tel sens des nuances et des contradictions offertes par la réalité même, supposaient que l'on renonçât aux symétries trop roides et aux équilibres académiques dans l'organisation du recueil, afin de laisser à la libre disposition du goût sinon du hasard le classement de poèmes qu'il est loisible de supposer, d'ailleurs, avoir été composés dans le désordre ou par séquences parallèles plutôt que par groupes. Le jeu que laisse aux libres associations d'idées et d'images le mode de disposition esthétique choisi par le fabuliste exploite finalement la double fécondité de l'ordre et du hasard. Mieux, il en associe les bienfaits contraires. « La première chose qu'ils firent », dit le narrateur de Psyché à propos des quatre amis qu'il met en scène,
ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion : c'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses fleurs6.
On sait que La Fontaine lui-même comparera son art à celui du papillon volant de fleur en fleur et de l'abeille butinant. On sait que les quatre amis promèneront le récit de Psyché dans les jardins de Versailles. On en conclura que l'ordre des Fables vise à saisir l'occasion en jouant à assouplir une conversation et une déambulation suivies qu'infléchit l'intrusion bienvenue du hasard qui fragmente les continuités sans détruire les harmonies. C'est la règle esthétique du jardin à la française.