Les "lunettes" de M. de La Fontaine Une perception médiate de la nature

« Les “lunettes” de M. de La Fontaine. Une perception médiate du réel ? », Le Fablier, n° 29, 2018 [mars 2019], p. 53-59.

Au fond, rien n’est moins naturel que l’usage du mot nature pour désigner cette part de la réalité qui échappe à l’action de l’homme et dont les composantes minérales, végétales et animales sont supposées avoir conservé leurs caractères et leurs dispositions originelles, avant que l’intervention humaine ne les frappe irréversiblement de la malédiction de l’artifice. Rien de moins naturel que cet usage du mot nature, comme le suggère la date à laquelle est apparue cette acception. Car elle est récente : on l’ignorait au XVIIe siècle encore. Peut-être parce qu’elle est abstraite : un enfant concevra aisément ce que sont les plantes, les bêtes ou les pierres, mais n’enveloppera pas spontanément le tout dans le paquet nommé nature. Et, partant, elle est indécise : un jardin n’est-il pas « un coin de nature » dans l’enfer urbain ? Un champ cultivé, un chemin à peine tracé, une allée ménagée en forêt sont-ils nécessairement exclus, par leur origine humaine, de la nature et du sentiment qu’elle suscite, alors que Lamartine, par exemple, éprouve et exprime ce sentiment de manière emblématique sur « le sentier solitaire » où le soleil « perce à peine à [s]es pieds l’obscurité des bois1 » ? En tout cas, lorsque La Fontaine promène son Adonis et son inspiration dans « les forêts » et sous « l’ombrage des bois », en compagnie de Flore, d’Écho, des Zéphyrs et de « leurs molles haleines », en leur donnant pour cadre « le vert tapis des prés et l’argent des fontaines2», il ne lui vient pas à l’esprit d’appeler cela « la nature » – pas plus qu’à son contemporain Furetière alignant quinze acceptions du mot dans son Dictionnaire, sauf celle-ci. Enfants en cela, comme on le disait plus haut, ou du moins contemporains d’une jeunesse de la sensibilité que n’avait pas encore éduquée l’émotion romantique ni ébranlée les progrès de la civilisation jusqu’à inaugurer cette découpe qui nous fait tenir aujourd’hui pour évidente et éternelle une idée qui n’a pas trois siècles d’existence.

Sans que cela hypothèque pourtant le droit d’analyser a posteriori le sentiment de la nature dans l’œuvre La Fontaine3 : soit que l’analyste prenne son parti de l’anachronisme consenti pour éclairer l’œuvre aux lumières plus fines d’aujourd’hui ; soit que l’anthropologue repère dans des formes ténues, décalées ou celées l’équivalence de cette distinction qui, sous ces masques variés, serait inhérente à l’imagination et à la sensibilité humaines ; soit que l’historien décèle dans l’indivision de la pensée et de la sensibilité d’alors certaines fêlures annonciatrices déjà de l’acception encore à venir. Ces positions plus ou moins radicales impliquent des choix philosophiques entre la permanence ou l’historicité des découpes de la pensée et des nuances de la sensibilité, se répercutant sur la manière dont nous lisons la littérature d’autrefois. Bernard Tocanne, dans son étude synthétique et globale sur L’Idée de nature en France dans la seconde moitié du xviie siècle envisage successivement le terme au sens philosophique et scientifique (la nature des choses), au sens moral et anthropologique (la nature de l’homme), enfin au sens esthétique et singulièrement stylistique (l’imitation de la nature et le naturel), sans faire droit à l’acception qui nous vient immédiatement à l’esprit lorsque nous conjuguons aujourd’hui le nom de La Fontaine avec le mot nature4. Mais Odette de Mourgues dans son Essai sur la poésie de La Fontaine joliment surtitré Ô Muse, fuyante proie…, se met en quête des conditions dans lesquelles s’expriment, au temps du poète et dans son œuvre, « les réactions de la sensibilité humaine devant la nature » (entendue bien sûr au sens moderne5). Débat qu’on n’osera dire éternel entre l’historien des idées et celui de la littérature.

Nous emprunterons ici la troisième voie, sans du tout dédaigner les deux autres que ces deux analystes ont chacun suivie avec trop de talent pour que l’on y revienne : Bernard Tocanne a esquissé l’essentiel sur la physique, l’anthropologie et l’esthétique de la nature dans les Fables ; Odette de Mourgues a reconstitué le sentiment de la nature chez La Fontaine dans une analyse intuitive de l’ensemble de sa poésie, résumée par une formule où se révèle toute la distance entre ces deux chercheurs pourtant contemporains : « Une pensée de philosophe, et l’univers poétique se fige », écrit-elle6. Diversité est la devise aussi de la critique lafontainienne… Cette troisième voie que nous nous proposons, c’est celle de l’esquisse, de la prémonition et de la substitution : on présuppose que les sentiments humains ont une unité et une constance, inhérente à celle de l’espèce, mais que cette unité s’exprime par des découpes et des structures dépendant de l’histoire et de la géographie, dont la prémonition, le surgissement, l’épanouissement et, pourquoi pas, l’occultation jalonnent l’aventure des cultures et des civilisations. Nous avons formé jadis l’hypothèse que l’idée de culture a surgi au XVIIe siècle de la scission provoquée, au sein du continent du savoir jusqu’alors indivis, par la défection des sciences exactes prenant pour critère exclusif la distinction entre le vrai et le faux et faisant ainsi sécession d’avec les belles lettres, dont le renouvellement s’accompagne toujours, lui, d’un devoir de mémoire7. Nous avons aussi, depuis bien des années, tenté de situer les Fables de La Fontaine à la pliure entre deux approches de la réalité8 : l’une livresque, mémorielle et intangible, subsumée par une conception abstraite et transcendante de la Vérité, faisant le détour par la bibliothèque pour contempler le monde comme un théâtre au répertoire à jamais figé ; et une autre, hésitante encore, marquée par l’exemple parallèle des sciences en voie d’exactitude et en quête d’expérience – approche toute neuve et incertaine, en recherche d’immédiateté ou du moins d’une médiation moins normée, moins contrainte, pour une perception du réel procédant par la découverte, voire la surprise qu’offre le spectacle du monde à des yeux qui s’exercent à se dessiller.

C’est à l’articulation entre ces deux approches que nous situerons l’expérience de la nature, voire l’esquisse d’une sensibilité à la nature lisible dans l’œuvre de La Fontaine : encore prise dans les modèles antérieurs, fermement guidée par les contraintes du regard appris et de la sensibilité éduquée ; mais, au sein même de ces médiations qui instruisent l’œil et canalisent l’émotion, qui construisent la représentation de ce que nous appelons la nature et la déduisent d’une manière ancienne et antique de la dire, voici que quelque chose de neuf, de vif, de frais semble poindre, comme l’intuition d’une immédiateté ou du moins d’une médiation moins apprise et de moindre emprise. Reprenons les vers d’Adonis cités plus haut :

Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,
Flore, Echo, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,
Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines.
C’est parmi les forêts qu’a vécu mon héros.9

Aux deux vers extrêmes, bois et forêts expriment des réalités immédiatement perceptibles par un enfant de Champagne ; mais on reconnaît l’empreinte indéniable de la mémoire cultivée dans la médiation par l’ombrage (à croire que les bois ont été inventés pour protéger les hommes du soleil) et par le nom du héros (à croire que les forêts ont été créées pour servir de cadre aux exploits des chasseurs) : narration épique et convention poétique interposent ici leur filtre entre la nature et le maître des eaux et forêts champenois. Au second vers, Flore, Écho et les Zéphyrs constituent une sélection, qui ne peut être fortuite, de trois vocables mythologiques résorbés en antonomases et devenus de simples catachrèses : la flore, l’écho et le zéphyr sont devenus des noms communs dans la langue. C’est un hommage ambigu à la dynamique de l’allégorie en voie d’essoufflement. Enfin, point n’est besoin de rapporter « le vert tapis des prés » à ce qu’on nommera un jour, dans le jardin de Versailles, le « Tapis vert », pour déceler dans le regard porté sur gazons et fontaines la médiation du modèle horticole, la médiation de cette portion de nature civilisée et cultivée qu’est le jardin régulier, où fontaines et gazons imitent ceux de la nature sauvage sans même s’en distinguer par leur dénomination.

À ces médiations attendues par l’imaginaire et le vocabulaire rhétoriques, allégoriques, mythologiques ou horticoles, il faudrait ajouter celle que suggère en transparence de ce tableau serein le sujet même de ce poème : le péril que recèle pour un chasseur amoureux une nature apparemment accueillante à ses amours, mais en réalité fatale à ses exploits cynégétiques. Cela invitait le poète à articuler un registre double et contrasté : celui du locus amœnus (i.e. le « lieu idyllique »), espace protégé à qui la nature bienveillante et pacifique, amie de l’homme, offre un refuge amical ; et celui du locus horribilis, autre topique célèbre et conjointe à la première, en l’occurrence le lieu d’horreur où un sanglier homicide va tenir le rôle de monstre infernal et tuer le héros. En conclusion du poème, la nature viendra offrir son cadre enténébré, compatissant mais impuissant, aux pleurs de Vénus endeuillée :

Et vous, antres cachés, favorables retraites,
Où nos cœurs ont goûté des douceurs si secrètes,
Grottes, qui tant de fois avez vu mon amant
Me raconter des yeux son fidèle tourment,
Lieux amis du repos, demeures solitaires,
Qui d’un trésor si rare étiez dépositaires,
Déserts, rendez-le-moi ; deviez-vous avec lui
Nourrir chez vous le monstre auteur de mon ennui ?
Vous ne répondez point. Adieu donc, ô belle âme ;
Emporte chez les morts ce baiser tout de flamme :
Je ne te verrai plus ; adieu, cher Adonis !
Ainsi Vénus cessa. Les rochers, à ses cris,
Quittant leur dureté, répandirent des larmes ;
Zéphyre en soupira ; le jour voila ses charmes ;
D’un pas précipité sous les eaux il s’enfuit,
Et laissa dans ces lieux une profonde nuit.10

Lamartine ne s’est-il pas souvenu de cette conclusion lorsqu’il termina de façon similaire son poème Le Lac par une prière à la nature à laquelle il confie la mémoire de ses amours ravagées par la maladie et la mort prochaine de son amante, qui l’a laissé seul dans le cadre de leur bonheur perdu ?

Ô lac, rochers muets, grottes, forêt obscure,
Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !

……………………………………………………

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !11

L’idée n’est pas exactement la même, mais du moins l’atmosphère, effet d’une ressemblance thématique et surtout mélodique. La part de la rhétorique est à peu près égale dans les deux poèmes, et puis aussi une certaine similitude de teinte, ténébreuse et profonde comme un tableau de Vinci, et encore le suspens du temps, pour un dialogue à une voix avec la nature, la sensation rendue tangible d’une adhérence éphémère et rêvée à son silence. Or la naissance et l’expression du sentiment romantique de la nature sont survenues entre les deux textes, entre les deux époques qu’un siècle et demi sépare…

Et donc cette sympathie d’écriture que nous ressentons comme une sympathie d’âme entre les deux auteurs invite à supposer dans l’art de La Fontaine quelque chose qui sinon s’élance, du moins frémit en direction de cette autre rive où se tient le poète romantique. De même la pièce d’eau devant laquelle se tient Diogène dans l’ample cadre de nature que lui a consenti Poussin annonce-t-elle par son silence et son suspens, si hardi soit le rapprochement, les étangs argentés de Mortefontaine tels que les peindrait un jour Corot12. Certes, La Fontaine n’a fait que rêver la forêt où Vénus souffre, alors que Lamartine a arpenté les rives du lac du Bourget. Mais l’effet demeure, quelle qu’en soit la cause. Et il faut bien en rendre compte.

Cet effet, nous ne l’attribuerons pas à une opposition frontale, dans son inspiration, entre la mémoire du regard appris et une école nouvelle de l’œil ouvert sur la nature. Ou plutôt nous proposerons de combiner ces deux effets, en supposant un détournement des moyens offerts par l’une au profit de l’autre. Jadis, nous avons tenté de montrer13 que le Héron, nouveau venu dans le bestiaire des Fables, tenait ses attributs d’une tradition zoologique éduquée par des siècles de mémorisation et de réitération, qui avaient fondé une topique de traits et de thèmes récurrents ; mais nous disions en même temps que la stylisation due au crayon de La Fontaine propulsait cet attirail en un croquis vivant et percutant qui semblait droit issu d’un affût du chasseur ou du promeneur au bord du ruisseau où l’oiseau dédaigneux refuse de pêcher. Réalité d’une expérience d’arpenteur des eaux et forêts de Champagne ? Ou pur effet de prestidigitation poétique ? En tout cas, le regard du poète semble avoir appris sinon à saisir la réalité, du moins à en produire l’effet immédiat à partir de la mémoire que lui en ont transmis les textes, rafraîchie par une attention nouvelle portée au spectacle du monde. C’est l’art de donner une couleur plus vraie aux vieilles images de la tribu.

L’hypothèse nous semble pouvoir être confirmée par l’exemple parallèle de Molière et de Racine, même si leur témoignage porte sur la nature humaine et non sur la « nature naturelle », celle des eaux et forêts. En l’occurrence, La Fontaine fut des premiers à percevoir comme un retour à la nature (humaine) la révolution comique accomplie par Molière, qu’il félicite et conjure dès 1661 de ne plus « quitter la nature d’un pas14 ». De fait, Molière réinvestit d’actualité les caractères et les types pré-formatés de la comédie antérieure, au point que les snobs du temps se piquaient ou se targuaient de s’être reconnus ou d’avoir reconnu tel ou tel de leurs pareils dans les « miroirs publics15 » (c’est son expression) que le poète comique tendait à la société de son temps, certes sans tourner le dos à la tradition du genre, mais en conférant le label de la réalité à ces conventions auxquelles il imprimait une vie nouvelle : ainsi de L’École des femmes, archétype de la comédie de toujours, avec son triangle infernal – une jeune fille convoitée par un jeune écervelé et un barbon libidineux – se révèle tout autant et par là même une comédie prototype, portant en elle les audaces esthétiques, éthiques et philosophiques des grandes comédies de caractère qui suivront son modèle.

Quant à Racine, on sait que l’année où paraîtra le premier recueil des Fables, il publie son Andromaque au succès non moins fameux, où les artifices conventionnels de la galanterie et de la préciosité se trouvent miraculeusement réinvestis du souffle de la passion pour produire non certes une analyse psychologique de l’amour – ce serait aussi anachronique que de prêter à l’auteur d’Adonis le sentiment de la nature –, mais du moins l’effet d’une anatomie du cœur en peine, scrutant les ténèbres indicibles du désir. Quand par exemple Pyrrhus éperdu se plaint à Andromaque que les tourments endurés par lui compensent « tous les maux qu’il a fait devant Troie » ; quand il se dit

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai16,

le concetto en forme de pointe qui exprime sa passion pourrait sembler artificiel à qui n’y verrait pas l’expression de la souffrance torturante que lui fait sincèrement éprouver l’horreur de l’amour non partagé : la souffrance amoureuse est rendue mesurable par cette comparaison scandaleuse qui conduit l’auteur d’un génocide à estimer sa douleur supérieure à celle que ses crimes ont provoquée. Comment mieux dire la folie que l’amour met dans l’esprit des amants ? Et surtout, plus en profondeur, la mauvaise foi, la mauvaise foi involontaire et inconsciente de l’amant éconduit qui y trouvera motif, avant bien d’autres héros raciniens, de faire souffrir celle qu’il aime en vain, en la rendant responsable du mal que lui cause son indifférence ? Et voilà comme cette finesse d’analyse et de suggestion tire son énergie fulgurante d’une rhétorique conventionnelle et affadie17 !

Ce bon usage des conventions, ce détournement des filtres en instruments de communication immédiate, c’est ce que La Fontaine nous semble tirer des médiations interposées entre lui et la nature dont elles devraient l’écarter : tout au contraire, il s’est entendu à faire jouer au conditionnement de la vision, nécessaire en son temps pour autoriser et structurer la perception, le rôle paradoxal de lui fournir un chemin de traverse vers la nature, en pourvoyant son évocation d’un effet d’immédiateté lumineuse – ce qu’on nomme justement le « naturel », dont tout le secret consiste à faire oublier l’artifice par la maîtrise parfaite de son usage. Ces filtres, on en a listé plus haut quelques-uns. À commencer par les conventions formelles, qui n’intéressent pas que l’écriture, mais s’étendent à modeler en amont la perception, en aval la réception. Reste que structurer ce triple processus par des normes rhétoriques, stylistiques et génériques se retrouve à toute époque, même s’il est bien vrai qu’elles exerçaient sur la poésie au temps de La Fontaine une autorité particulièrement despotique et volontiers byzantine – dont au demeurant il s’accommodait fort bien. Les filtres qu’on pourrait dire thématiques offrent un intérêt plus spécifique : entendons par là le truchement de modèles intellectuels et esthétiques comme ceux du jardin, du locus amœnus, de la déambulation contemplative et curieuse, de l’ecphrase et de la composition de lieux, de l’inventaire mémoriel ou des arts visuels. Celui du jardin les rassemble, qui revient à plusieurs reprises, comme une modulation « cultivée » (aux deux sens du terme) de la nature, comme un prisme par lequel l’artifice horticole la fait passer pour la rendre agréable au regard ou simplement visible, la pourvoir de sens et en dernière analyse parachever son brouillon maladroit et confus en la restituant à son essence incarnée : le jardin, c’est un paysage sauvage remodelé par l’œil exercé de l’architecte ou, pour le dire ainsi, de « l’horti-tecte », qui concrétise la projection du monde minéral, végétal et aquatique dans une ordonnance imaginaire et parfaite, de type fictionnel, pour promouvoir l’espace naturel tel qu’il le circonscrit et le recompose en une Idée parfaite de la nature – pour restituer en somme la nature à sa Nature18.

Le modèle du jardin occupe la place que l’on sait dans les deux grands ensembles textuels en prose mêlée de vers que La Fontaine composa dans le prolongement et dans l’esprit de son Adonis inaugural : Le Songe de Vaux, inachevé, et Les Amours de Psyché et de Cupidon, repris et achevé en 1669. Dans les deux cas, la commande explicite ou la suggestion probable d’entreprendre une « description » de Vaux d’une part, de Versailles de l’autre, a déporté significativement le projet du côté du jardin, pour moitié au moins des fragments du Songe de Vaux et pour l’essentiel de l’encadrement déambulatoire des quatre amis venus à Versailles entendre lecture des Amours de Psyché. C’est même au plus près de la nature presque brute, sans plus d’encadrement horticole, que la « Danse de l’amour » du Songe de Vaux s’est donné pour cadre, à Mainsy où le songeur s’est allé promener, « un pré tout bordé de saules » : « un million d’étoiles servaient de lustres » à ce bal sans violons, commente le poète – « c’est aux chansons que l’on dansait 19»… Notons ce déport obligé de l’évocation agreste et céleste, si fugace soit-elle, dans le registre de la sociabilité de mondaine, de son cadre et de ses pratiques ludiques et esthétiques. Ce détournement fait emblème d’une surenchère de la médiation dans ces deux ouvrages, qui accumulent entre la nature et son évocation un nombre impressionnant de filtres formels : le songe d’un côté, l’encadrement déambulatoire de l’autre, l’allégorie et la mythologie, la représentation picturale et sculpturale, l’idylle et l’éloge, ou encore la topique du locus amœnus, incarnée à la charnière entre les deux parties contrastées des Amours de Psyché par l’humble domaine du vieillard et de ses filles, au plus près de la nature et en haine de l’artifice20, avant que l’univers entier ne se coalise, comme on l’a dit, pour offrir une succession de loci terribiles aux tribulations de l’héroïne.

Cette prolifération de la médiation, qui interpose sa mémoire cultivée jusque dans l’éloge du retour prétendument immédiat à la pure nature, trouve son plus parfait modèle dans l’invention du jardin régulier, qui décline en effet toutes les composantes du paysage naturel sous la forme mimétique de leur recomposition et de leur représentation artificielles. La visite à Versailles contée dans Les Amours de Psyché en offre un registre éloquent. La grotte, les fontaines, les canaux et les ruisseaux, les charmilles, les rampes et les allées, les gazons, la ménagerie et l’orangerie déclinent sur le mode de la fiction ordonnée les éléments qu’offre la nature ensauvagée, comme pour les restituer à leur pur principe : il faut imaginer, à l’origine du jardin régulier, une nostalgie édénique. C’est ainsi que, devançant le trait d’esprit de Wilde sur la nature qui s’était mise à imiter les tableaux de Corot, de même dans la poésie au temps de La Fontaine, la nature semble imiter les jardins. Pour évoquer les ruisseaux sillonnant la campagne et les bois tout sauvages qui servent de cadre au début du poème La Captivité de saint Malc, La Fontaine écrit :

Malc aimait un ruisseau coulant entre des roches.
Des cèdres le couvraient d'ombrages toujours verts :
Ils défendaient ce lieu du chaud et des hivers.
De degrés en degrés l'eau tombant sur des marbres,
Mêlait son bruit aux vents engouffrés dans les arbres21.

L’effet de nature est peut-être accompli ; mais il l’est en passant par la médiation du jardin : dans les forêts, on ne voit guère de degrés de marbre guider la cascade des eaux vives. Et à peine plus loin, quand il est question des « dédales verts que formaient les halliers22 », comment ne pas reconnaître l’image du labyrinthe, ornement traditionnel des jardins réguliers, interposant son artifice entre l‘œil du poète et la nature qu’il donne à voir ? C’est l’artifice – ici en l’occurrence le filtre horticole – qui informe le regard, qui permet de voir et de donner à voir.

Notre hypothèse est donc que ce détour apparent aura constitué une école de l’œil, une traverse vers un accès sinon direct, du moins renouvelé à la nature, dans une proximité sinon plus immédiate, en tout cas dans une considération et une attention nouvelles prêtées à son expression et offertes à la délectation de lecture. Ce glissement, une incise discrète d’un des textes les moins normés de La Fontaine le suggère. Dans la première des lettres écrites à sa femme durant son voyage vers le Limousin, il écrit : « Le jardin de M. C. mérite aussi d’avoir place dans cette histoire ; il a beaucoup d’endroits fort champêtres, et c’est ce que j’aime sur toutes choses.23 » Cette préférence pour une forme de nature « naturelle » au sein d’un espace horticole apprêté révèle comment l’accès à la nature, à un sentiment encore balbutiant de la nature, procède du sein même de l’artifice qui est nécessaire à son expression et sans lequel on continuerait à ne pas la voir ni savoir la dire. Or cette hypothèse rencontre un fait d’histoire qui la confirme. À Versailles, en 1679, Le Nôtre allait composer un bosquet des Sources aujourd’hui disparu,

dont le souvenir, écrit Alfred Marie, nous est conservé dans certains plans manuscrits ou gravés. Un réseau de petits ruisseaux, bordés de chaque côté de sentiers serpentaient [sic] dans un simple bois ; se rejoignant, se séparant, ils formaient deux pièces d'eau irrégulières et de nombreuses petites îles. C'est une composition fort libre et donnant l'illusion de la nature ; là rien ne vient montrer le travail humain, pas de margelle de marbre, pas de vase, pas de statue.

Ce bosquet détruit, Le Nôtre en transporte le principe dans le jardin du Grand Trianon en 1686. On peut en déduire que l'effet qu’il en avait tiré avait plu au roi qui souhaitait le retrouver dans sa nouvelle création24.

En tout cas, il plaît à la nouvelle Madame, dont l’appartement lui fait face et qui le trouve « fort agréable ». Mieux, à Chantilly,

Le Nôtre avait laissé tout le parc à droite de la Manche à l’état de nature et une grande partie à gauche ; les vaches y paissaient, on y coupait le foin. C'est la vue que l’on avait des grands appartements du château où étaient prévus les logements du Roi et de la Reine. Sur deux côtés ces prairies, et en face, de l’autre côté de la rivière canalisée, bordant le Vertugadin, les bois intouchés25.

L’on n’avait donc pas attendu les Anglais ni la reine qui viendrait un jour d’Autriche pour porter en France dès le règne de Louis XIV un regard nouveau sur « l’état de nature », comme l’écrit Alfred Marie. L’artifice du jardin à la française avait été le guide paradoxal vers cette appréciation nouvelle.

Si le jardin est un médiateur de cette nouvelle immédiateté, il n’est pas le seul. On sait que Les Amours de Psyché se termine par l’évocation saisissante d’un coucher de soleil qui est une petite merveille de sensation atmosphérique et cosmique :

Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante ; mais je vous prie de considérer ce gris-de-lin, ce couleur d'aurore, cet orangé, et surtout ce pourpre qui environnent le roi des astres. En effet, il y avait très longtemps que le soir ne s'était trouvé si beau. Le Soleil avait pris son char le plus éclatant, et ses habits les plus magnifiques26.

Quatre touches de couleur – elles sont rares chez La Fontaine – et voici que le couchant se déploie dans notre imagination. Elles sont prises à la palette des peintres : leur dénomination est technique. Le développement qui suit est allégorique. Mais cet artifice produit par équivalence une indéniable sensation de réalité. Ailleurs, c’est la topique du locus amœnus et sa modulation en lieu de retraite et de méditation philosophique qui gouverne le paysage encadrant la leçon ultime des Fables, celle que délivre le Solitaire, abritant du « silence des bois » sa retraite, « sous d’âpres rochers, près d’une source pure, / Lieu respecté des vents, ignoré du soleil27 ». L’esquisse fait décor, et l’atmosphère se compose dans l’imagination du lecteur avec une acuité qui procède de l’économie même de ses traits et imprime à leur convention une fraîcheur nouvelle.

La comédie des Fables, il est vrai, n’a pas pour cadre la nature mais pour scène l’univers. Leur voix ne prétend pas entonner le chant du monde, mais conférer la parole aux animaux et aux végétaux. La « nature » s’y entend au sens large de la réalité tout entière et non dans l’acception étroite où nous la quêtons ici. En ce sens étroit et spécifique, elle joue certes son rôle, mais c’est celui, mineur, d’un décor esquissé, d’une suggestion d’atmosphère. Pourtant, l’effet d’une évolution discrète s’y ressent aussi, à travers ces intrusions qu’y fait de temps à autre et par bouffées le sentiment de la nature, rendue médiatement sensible par le truchement de l’artifice. Le « Discours à M. le duc de La Rochefoucauld » présente ainsi le narrateur des deux fables qu’il contient, celle des Lapins puis des Chiens,

À l’heure de l'affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide séjour,
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et que, n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour,
Au bord de quelque bois sur un arbre [grimpé28].

Voilà comment surgit au cœur de périphrases attendues et affadies le vers suggestif et insinuant qui évoque le crépuscule comme le moment où « n’étant plus nuit, il n’est pas encor jour ». Ce sont de tels riens qui font tout. Ainsi, cette esquisse légère de l’insouciance

Des Lapins qui sur la bruyère,
L'œil éveillé, l'oreille au guet,
S’égayaient, et de thym parfumaient leur banquet29.

De tels vers ont plus que de la couleur : on respire leur parfum.

Ils rappellent un trait encore moins appuyé, à propos cette fois de Janot Lapin laissant son logis pour aller « faire à l’Aurore sa cour, / Parmi le thym et la rosée30 ». Cette esquisse en miniature combine une image au registre décalé (faire sa cour) à deux touches de saveur « naturelle », qui suscitent une impression fugace de parfum et une sensation légère de fraîcheur. Ce décalage et cette fugacité révèlent en La Fontaine un poète impressionniste, qui subvertit la convention rhétorique et poétique avec un art extrêmement sélectif et allusif, dont le secret consiste à frapper juste par décalage et détour, équivalence et surprise, comme par un effet de rubato à peine appuyé. C’est une échappée d’image, un court-circuit de registres, une bouffée de sensations aussitôt disparues qu’éprouvées, assez nette pour déposer, trop peu pour s’épanouir, un trait de fusain enveloppant la transparence d’une aquarelle, une étincelle surgie à la conjonction de deux polarités contraires, une teinte qui ne se stabilise pas même en une couleur, quelques touches qui ne s’associent pas en un tableau, une branche de prunier en fleur que laisse deviner le pinceau léger d’un maître nippon de l’estampe. Certains impressionnistes, on le sait, se sont mis à l’école de l’art extrême-oriental, pour conforter leur désir d’immédiateté par les leçons de la sophistication la plus subtile, celle qui retire au lieu d’ajouter, qui allège le trait au lieu de l’épaissir.

Bousculons la référence : il y a déjà presque de l’abstraction dans la saisie sélective de la nature que la brièveté esthétique des fables exige de leur auteur. Du ruisseau il retient la transparence et la lumière ; du matin le parfum et la fraîcheur ; des arbres leur ombre et du zéphyr sa caresse. Mais c’est une sélection, c’est une abstraction sensible et même sensuelle, qui se donne un accès immédiat à notre mémoire sensorielle par le détour de l’artifice qu’elle dépouille de sa convention pour en faire un opérateur de sensation. Miracle de culture peut‑être, la poésie de La Fontaine est d’abord un miracle de l’art.

« Les “lunettes” de M. de La Fontaine. Une perception médiate du réel ? », Le Fablier, n° 29, 2018 [mars 2019], p. 53-59.

Notes 

  1. Alphonse de Lamartine, « L’automne », Méditations poétiques, 1820, xxix, v. 5 et 8.
  2. Jean de La Fontaine, Adonis, 1658 (16692), v. 6‑10. Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », (1942) 1958, p. 3‑19 (p. 5).
  3. Ce que Jean‑Pierre Collinet appelait de ses vœux dans Le Monde littéraire de La Fontaine (Paris, Presses Universitaires de France, 1970), en déplorant de n’avoir pu mener l’analyse de cet « aspect essentiel de la création chez La Fontaine » qu’est « sa sympathie avec la nature » (p. 423). On pourra voir néanmoins Vittorio Lugli, « La Fontaine, poète de la nature », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1954, n° 6, p. 27‑39.
  4. Bernard Tocanne, L’Idée de nature en France dans la seconde moitié du xviie siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, Paris, Nizet, 1978.
  5. Odette de Mourgues. Ô Muse, fuyante proie… Essai sur la poésie de La Fontaine, Paris, J. Corti, 1962 (p. 30).
  6. Ibid., p. 183.
  7. Patrick Dandrey, La Naissance de la culture. Allocution de présentation à la Société royale du Canada, 2006.
  8. Voir notamment La Fabrique des fables, Paris, Klincksieck, (1991) 2010, chap. iii, p. 157‑216.
  9. Voir la note 2 ci‑dessus.
  10. Adonis, édcit., p. 18‑19.
  11. Alphonse de Lamartine, « Le Lac », Méditations poétiques, édcit., xiii, v. 49‑53 et 61‑64.
  12. Nicolas Poussin, Paysage avec Diogène, ca 1654, Musée du Louvre ; Jean‑Baptiste Corot, Souvenir de Mortefontaine, 1864, Musée d’Orsay.
  13. Dans La Fabrique des fables, op. cit., chap. iii.
  14. Jean de La Fontaine, Lettre à M. de Maucroix. Relation d’une fête donnée à Vaux (22 août 1661), Œuvres diverses, édcit., p. 522‑527 (p. 526).
  15. « Toutes les peintures ridicules qu’on expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie ; et c’est se taxer hautement d’un défaut, que se scandaliser qu’on le reprenne. » Molière, La Critique de l'École des Femmes, 1663, sc. 6. Voir nos ouvrages : Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, (1992) 2002. Et La Guerre comique. Molière et la querelle de L’École des femmes, Paris, Hermann, 2014.
  16. Racine, Andromaque, 1668, acte i, sc. 4, v. 319‑320.
  17. Nous en avons développé l’étude dans Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, Paris, Klincksieck, 2003, chap. i, p. 35‑59.
  18. On verra sur ce sujet : Marie‑Odile Sweetser, « Le jardin : nature et culture chez La Fontaine », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1982, n° 34, p. 59‑72. Et on nous permettra de renvoyer au volume collectif « Du jardin classique et de son imaginaire » dirigé par nous, xviie siècle, n° 209 (oct.‑déc. 2000). Et à nos articles : « Un jardin de mémoire. Modèles et structures du recueil des Fables », Le Fablier, n° 9 (1997), « Actes de Genève », p. 57‑65. « Espace et littérature au xviie siècle : à propos de jardins », « Espaces classiques ». Études littéraires (Université Laval, Québec), n° 34, 1‑2, hiver 2002, p. 7‑27. « Jean de La Fontaine au jardin de Versailles. La commande des Amours de Psyché et de Cupidon », Une traversée des savoirs. Mélanges offerts à Jackie Pigeaud, textes rassemblés par Philippe Heuzé et Yves Hersant, édités par Éric van der Schueren, Québec, Presses de l’Université Laval, « Les collections de la République des Lettres. Symposiums », 2008, p. 135‑156. « La Fontaine au jardin des fables. Diptyques, parallèles et reflets dans le livre I de 1668 », dans P. Pelckmans (dir.), La Fontaine en séries, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, 2018, p. 7‑22.
  19. Jean de La Fontaine, Le Songe de Vaux, fragment vi (ca. 1659‑1661, publ. posth. 1729). Œuvres diverses, éd. cit., p. 106‑108 (p. 106).
  20. Id., Les Amours de Psyché et de Cupidon, 1669, éd. cit., p. 121‑259 (p. 193‑212).
  21. Id., Poème de la Captivité de saint Malc, 1673, éd. cit., p. 47‑61 (p. 52).
  22. Ibid.
  23. Id., Relation d’un voyage de Paris en Limousin, lettre i « À Mme de La Fontaine », 25 août 1663 (publ. posth. 1729), éd. cit., p. 533‑568 (p. 534).
  24. Alfred Marie, « Le sentiment de la nature dans l’art au xviie siècle », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1954, n° 6, p. 41‑48 (p. 44).
  25. Id., op. cit., p. 46.
  26. Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, éd. cit., p. 259.
  27. Id., « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire », Fables choisies mises en vers, livre xii, fable 29, v. 33‑35. La Fontaine, Œuvres complètes I. Fables. Contes et nouvelles, éd. Jean‑Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 536‑538 (p. 537). Voir Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au xviie siècle. Loin du monde et du bruit, Paris, Presses Universitaires de France, « Perspectives littéraires », 1996, passim.
  28. « Discours à M. le duc de La Rochefoucauld », livre xi, fable 14, v. 10‑14, éd. cit., p. 418‑420 (p. 418).
  29. Op. cit., v. 19‑21 (ibid.).
  30. « Le Chat, la Belette et le Petit Lapin », livre vii, fable 15, v. 6‑7, éd. cit., p. 279‑280 (p. 279).

Confrontation : littératures et cultures antiques/littératures et cultures française et étrangère.

"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires." 

"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles.

Programmes LCA et LLCA, Préambule.

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