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Référence papier
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Patrick Dandrey, « Les fables, les contes et la Fable chez La Fontaine : le secret du livre XII », Féeries, 7 | 2010, 45-74.
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Patrick Dandrey, « Les fables, les contes et la Fable chez La Fontaine : le secret du livre XII », Féeries [En ligne], 7 | 2010, mis en ligne le 31 juillet 2011, consulté le 24 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/feeries/755
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L’œuvre de La Fontaine semble avoir été composée pour servir d’exemple et de support d’analyse au sujet traité par la livraison présente de Féeries. Fable et conte paraissent y faire couple et harmonier leurs figures et leurs pas en une danse chorégraphiée comme au temps jadis : sans jamais mêler leurs corps et, quoique en composant leurs mouvements chacun sur ceux de l’autre en une souple alternance, sans confondre le registre du cavalier (le conte) et de la cavalière (la fable). Cette similitude dans la distinction, il semble même qu’y conspirent à la fois la chronologie et la poétique : la publication des Contes et des Fables jalonnent de leur scansion chronologique la carrière de La Fontaine, tandis que leurs préfaces affinent progressivement la définition réciproque et contrastée de l’esprit et de l’art poétiques propres à chacun. Reste que cette distribution bien réglée bute sur une exception, celle du livre XII des Fables, qui admet en son sein quelques contes. On peut passer par profits et pertes cette incongruité. On peut s’y arrêter aussi, pour savoir si elle fait indice — et dans ce cas, indice de quoi ?
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Dessinée à large arpentage, la carrière de La Fontaine semble attester une répartition bien ordonnée entre ses deux inspirations de fabuliste et de conteur. Jusqu’en 1658, on ne sait trop ce qu’il fit, sinon se former en écolier consciencieux à la poésie : la grande d’abord, héroïque et guindée, puis sa cadette, assouplie de plus de naturel et de quelques afféteries et autres pointes choisies. Ne nous est guère restée de ce temps qu’une comédie imitée de Térence, L’Eunuque, imprimée et diffusée dans l’indifférence générale, semble-t-il, en 1654. Le nom de Térence vaut pour signature d’urbanité souriante, d’imitation humaniste des Anciens et de conformisme esthétique. Armé de quoi, le « garçon de Belles Lettres » (comme le nomme alors son aîné et ami Tallemant des Réaux) se place en 1658 dans le sillage puis sous le patronage du surintendant Nicolas Fouquet et de son milieu intellectuel et esthétique gouverné par Paul Pellisson, oracle des élégances poétiques. L’Adonis qui sert à La Fontaine de billet d’entrée auprès de son bientôt protecteur consonne de l’harmonie et de la délicatesse propres à ce goût qu’on qualifie de « galant » pour en désigner l’élégance éclairée par le sourire de la connivence et du badinage. Y règne la demi-teinte et le demi-mot : on y joue la naïveté en restaurant les formes oubliées du Moyen Âge et de la première Renaissance marotique, en modulant les tonalités ambiguës des genres et des tons mêlés, burlesque tempéré ou gaillardise émoussée et résorbée dans l’allusion à peine appuyée. Ce pouvait être à La Fontaine une excellente école pour mûrir ce que seraient d’un part le ton des contes italiens ou gaulois qu’il naturaliserait en exercices de style faussement ingénu et délicatement égrillard, et pour distiller d’autre part la délicate naïveté des fables ésopiques qu’il allait revêtir des ornements de la poésie afin de délecter des adultes jouant à se (faire) prendre pour des enfants. Mais l’esthétique de ce temps, jusqu’à la chute du surintendant en 1661, et même un peu au-delà, jusque durant la campagne menée lors de son procès par ses fidèles, demeure chez La Fontaine celle de la galanterie ornée évoluant au mieux de son inspiration vers l’équilibre instable et inquiet de la médiocrité dorée.
Démuni de protecteur et de commande par la chute de son mécène, le poète peut avoir néanmoins tiré de son expérience chez les galants l’idée de rimer les nouvelles de l’Arioste et les contes de Boccace en un mixte mi-souriant mi-incisif dont un premier bouquet se constitue par livraisons successives de recueils progressivement augmentés : entre fin 1664 et début 1665 pour une Première partie, et en 1666 pour la Seconde, cependant qu’en 1667 paraissent trois nouveaux contes qui enrichiront une réédition de cette Seconde partie en 1669. Entre-temps, les fables ont été réunies en un volume illustré qui paraît au printemps 1668. La dernière en forme d’Épilogue se termine par l’annonce du récit prosimétrique des Amours de Psyché et de Cupidon qui, achevé sans doute durant la période de composition éditoriale des Fables choisies et mises en vers, paraît, lui, au début de 1669. En 1671 sortent presque simultanément une Troisième partie des contes et huit fables nouvelles réunies à des pièces de la période Fouquet. Puis, en 1674, sous un prudent anonymat, de Nouveaux contes dont la gaze censée voiler les licences morales et les verdeurs grivoises n’empêche pas que tant d’audace (im)morale ne frappe d’un coup fatal sinon la carrière académique du poète, du moins la veine la plus hardie du conteur : le 5 avril 1675, une sentence de police ordonne que l’on se saisisse du livre et que la vente en soit interdite. Cela tarit son inspiration sinon des contes en général, du moins de leur veine licencieuse.
Deux ans plus tard, c’est donc pour des fables nouvelles que La Fontaine demande très logiquement un privilège. Les cinq nouveaux livres qu’il ajoute aux six de 1668 paraîtront en 1678 (pour les deux premiers) et 1679 (pour les trois suivants). Ces escapades dans divers genres, traductions, opéras, poésie religieuse, dramatique ou scientifique, ne le dissuadent pas de continuer à jalonner sa carrière de fables et même de contes dont il publie parfois isolément certains, dans Le Mercure galant notamment, et d’autres en bouquets transitoires, comme les Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine en 1685. Il finira par lier le tout en une ultime gerbe qui forme en 1694 le douzième et dernier livre des Fables choisies. Surprenante plasticité de cette partie rapportée, voici que s’ajoutent aux vingt-trois premières fables qu’il contient et avant la dernière qui sert de conclusion générale aux volumes (Le Juge arbitre, le Solitaire et l’Hospitalier) un groupe de cinq pièces narratives assimilables à des contes et qui sembleraient n’avoir que faire là si les dix fables qui les précèdent n’avaient déjà vogué de conserve avec eux, dans un ordre similaire, au sein du recueil déjà cité des Ouvrages de prose et de poésie. Il s’agit respectivement d’une idylle, Daphnis et Alcimadure. Imitation de Théocrite, d’un conte mythologique et édifiant, Philémon et Baucis. Sujet tiré des «Métamorphoses» d’Ovide, d’un conte à l’antique assez leste, La Matrone d’Éphèse, d’une nouvelle non moins plaisamment misogyne, Belphégor. Nouvelle tirée de Machiavel, et d’une autre métamorphose ovidienne, Les Filles de Minée.
Faut-il en déduire que ces contes et nouvelles de facture diverse et d’orthodoxie morale non moins diverse sont dans l’esprit du poète devenus semblables et assimilables à des fables ? ou que les fables, en leur dernier décours et au terme de tant d’évolutions plastiques qui les ont presque dénaturées, ne peuvent plus se définir que par leur plus petit commun dénominateur, celui de contes en vers ? ou encore que, trop spécifique pour faire genre à lui seul, l’apologue qui ne fut jamais qu’une province de l’empire narratif avoue ainsi in extremis son inclusion partielle et non réciproque au genre du conte en vers, en lieu et place du parallélisme et de l’étanchéité génériques que la pratique de La Fontaine et le cheminement de son œuvre nous ont habitués à recevoir pour évidence ? À moins que, tout à l’inverse, l’indétermination du conte ou de la nouvelle en vers, genre fuyant, moderne, trop souple pour être régulé, reconnaisse ici la suzeraineté de la fable, que La Fontaine avait fini par hisser au statut inouï d’analogon microcosmique de la littérature tout entière, capable d’en imiter en miniature toutes les compositions : ainsi, de même qu’il est des fables qui s’avouent comédies, épopées, élégies, panégyriques ou apologies en miniature — ainsi, et tout de même, du conte, dont l’apologue phagocyterait à son tour le génie par cette annexion ultime et ostensible ?
Quoi qu’il en soit, n’était-ce pas pour La Fontaine démentir discrètement et paradoxalement trente ans non seulement de pratique, mais d’efforts théoriques pour distinguer les deux modes majeurs de son inspiration ? Et d’abord par leur origine. Celle des contes en vers, lesquels se dédoublent en contes proprement dits et en « nouvelles », procède de voisinage : un voisinage dans le temps (la Renaissance) et l’espace (l’Italie) — Boccace pour les contes, l’Arioste pour les nouvelles. L’origine des fables, elles aussi divisées en deux massifs, le premier, ésopique, étant complété dix ans après d’un autre placé sous le nom de Pilpay, procède dans les deux cas d’horizons bien plus lointains : éloignement dans le temps, celui de l’Antiquité gréco-latine, ou dans l’espace, celui de l’Orient lointain. L’adaptation de ces sources opère aussi de manière divergente : si l’on traduit et versifie, dans les deux cas, les contes sont tournés en décasyllabes réguliers, les fables en mètres irréguliers associant leur disparate parfois jusqu’au vertige, un alexandrin pouvant faire paire avec un vers de trois syllabes (ainsi les vers 28 et 29 des Animaux malades de la peste). Quant aux nouvelles, l’irrégularité du mètre qui semble y calquer la fluidité de la prose narrative se rapproche bien davantage, quelque paradoxe qu’il y ait à le dire, du ton des contes tirés de Boccace que de la sophistication avec laquelle est ciselé le très bref récit des apologues. Brièveté ornée, certes, et jouant à tanguer entre l’ellipse et la glose ; reste que la fable, quels que soient les corollaires et les incises de sa narration qui s’en enrichit et s’y disperse, ramasse toujours plus ou moins son génie en un fait autour duquel elle se concentre : l’unité de la cellule narrative est son principe. Le conte et la nouvelle, eux, déroulent plus volontiers une narration linéaire à épisodes, et même dans les cas où ils développent en quelques vers une épigramme, leur principe demeure celui de la glose, dont le génie est de développer, quand celui de la fable est de schématiser : le conte déroule, la fable concentre.
Pour quoi elle recourt à la transposition, sans craindre d’user du registre animalier, végétal, voire minéral ou abstrait, quand les transpositions du conte et la nouvelle n’excèdent guère l’ordre humain. Et pourtant les contes et nouvelles affectent peu d’intérêt pour la réalité et la vérite : puisque « ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c’est seulement la manière de les conter » (Préface de la Première partie des Contes et Nouvelles en vers). Le fabuliste rappelle au contraire que « conter pour conter [lui] semble peu d’affaire », car, didactique et scolaire, l’apologue vise à instruire et laisse place, en son début ou sa fin, à un décrochement qui rompt conventionnellement l’illusion narrative pour tirer la morale de l’histoire. La nouvelle et le conte, eux, cherchent d’abord à plaire, à plaire aux hommes que n’effraient pas la gaillardise, tout en n’interdisant pas aux dames de s’y délecter discrètement, tandis que de son côté la puérilité de la fable tâche de viser en chaque adulte l’enfant qui y sommeille et à jouer sur la connivence entre ces registres : si une gaillardise faussement grivoise et une naïveté faussement puérile décalent ainsi dans chacun des deux genres l’effet concerté de la mise en œuvre par rapport à l’intention convenue, c’est dans deux directions tout à fait contraires. Enfin, même s’ils délivrent une leçon, les contes n’architecturent pas leur narration sur le principe du dialogue codifié entre récit et moralité, que la Préface des Fables choisies assimile au contraire à l’association du corps et de l’âme dans l’ordre humain ou, métaphoriquement, dans l’art de l’emblème.
En deux mots donc et qui résument cette disparate si même ils ne la fondent, la fable se distingue structuralement du conte par une double articulation (dont tout le reste s’ensuit) : d’un côté, elle transpose la nature-humaine-universelle (du moins en juge-t-elle ainsi) dans la singularité décalée, didactique et particularisée d’un ordre de réalité schématique et coloré, celui du monde animal, végétal, symbolique et, lorsqu’il est humain, réduit à des santons absorbés par un seul attribut de l’humaine condition (profession, rang, trait physique ou de mœurs) ; de l’autre, elle projette cette transposition paradigmatique sur l’axe syntagmatique en enchaînant la dénotation à la connotation, le décryptage au chiffrage, bref la moralité au récit. Le parallèle entre la fable et le conte se trouve décalé, doublement décalé, par ce double phénomène.
D’abord, leurs divergences se décalent de l’ordre esthétique à celui de la structure générique. Le traitement que leur applique La Fontaine, c’est-à-dire la versification, qui doit s’entendre comme simple indice de leur projection en poésie, de plus grand conséquence, aura impliqué une intention et une pratique esthétiques similaires : il serait vain d’opposer, sinon de manière anecdotique et pratique, l’art de conter en vers dans l’un et l’autre domaine. Rien là de radicalement, de fondamentalement divergent. Radicale, en revanche, fondamentale et fondatrice, la dénivellation structurelle : la fable enfouit ses soubassements dans un tréfonds de sagesse populaire et bâtit ses effets sur un principe de transfert, un principe métaphorique par étymologie. En quoi elle consone avec la poésie entendue comme transposition dans le langage et dans l’image à des fins d’enchantement de l’âme et d’illumination de l’esprit par l’effet déstabilisant d’une superposition décalée de représentations. En promouvant en poésie l’apologue, La Fontaine ne faisait en somme qu’accomplir son principe. Le conte, lui, ne s’enracine que dans sa tradition, à peine régulée, sans ambition de sagesse qu’anecdotique ou surajoutée, mais sans rien d’intrinsèque à sa définition.
Il n’est pas fortuit qu’une confusion de langage nomme Fable le conte, le mythos, dès lors qu’il est envisagé dans l’optique du déchiffrement de son plus haut Sens. Le conte, chez La Fontaine, c’est une fable sans Fable, un apologue sans âme, un récit sans morale — même lorsqu’il en a une, implicite ou délivrée : c’est affaire là, on l’aura compris, de principe structurel et non de circonstances. Réciproquement, si la promotion de certaines fables en poésie a empêché que leur moralité soit explicitée, elle n’en subsiste pas moins, implicite et évidente, comme moteur, comme âme du récit qu’elle continue de subsumer de son aura et d’envelopper de son intention. Restaurons une vieille distinction linguistique pour le dire en une formule : comme en langue le féminin est réputé se distinguer du masculin non par la sexualité de ce qu’il nomme mais par la marque du –e final qui s’ajoute au vocable, ce qui invite à définir leur opposition comme celle du marqué au non-marqué, de même la fable pourrait être définie comme le genre « marqué » par rapport au conte « non marqué ». D’où les englobements décalés et non réciproques qu’on a rappelés : la fable est enveloppée dans le genre du conte comme une de ses modalités mineures, le conte dans le genre de la fable comme un des ses constituants formels.
Ensuite et par suite, seconde divergence imputable à la double articulation de la fable qu’ignore totalement le conte, ce n’est pas que leur accès au sens diverge, c’est que la première chiffre et dénote sa signification par l’ostentation du phénomène de transposition qui la fonde, tandis que l’autre accède au sens de manière directe et immédiate, sans principe de dénivellation. Autre manière de le dire : la fable est par essence allégorique, le conte tautégorique, du moins dans l’usage qu’en fait La Fontaine, et même lorsqu’il prétend illustrer quelque maxime de conduite humaine et plus précisément masculine… ou féminine, bien sûr. Car le passage du particulier au général y procède de déduction et non de transposition, et le passage du général au particulier d’illustration et non de codage.
De quoi dès lors la « bigarrure » du XIIe livre fait-elle indice ? Violerait-elle, plus grave encore que la distinction esthétique entre les deux genres, l’esprit même de leur différence ? Pour répondre à cette question autrement qu’en termes de laisser-aller ou de pis-aller, pour mesurer comment cette tardive coalescence a pu se produire, encore faut-il revenir sur la présentation trop rapide et superficielle que nous en avons fait à l’instant et entrer dans plus de détail sur la genèse et la courbe de l’invention poétique de La Fontaine taillée dans ces ces deux veines.
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On ne sait à dire vrai comment il vint à la fable et quand il le fit, mais quelques indices permettent de remonter cette inspiration assez tôt avant la parution en 1668 de son premier recueil de quelque cent vingt-quatre Fables choisies et mises en vers. La présence de dix apologues ésopiques dans le recueil manuscrit confectionné par Valentin Conrart1 permet de supposer que ces textes circulaient, épars et encore peu nombreux, dès avant et peut-être longtemps avant leur multiplication et leur liage en gerbe poétique à peu près achevée en juin 1667, quand le libraire Barbin partage avec son collègue Thierry le privilège qu’il a demandé pour leur impression. Confirme cette supposition l’existence d’un autre recueil manuscrit conservé par la bibliothèque Sainte-Geneviève, et ajoutant six autres pièces à neuf de celles qu’a transcrites Conrart. Toutes étaient appelées à se retrouver dans le recueil de 1668, sauf deux : La Poule et le Renard, du manuscrit Sainte-Geneviève, d’authenticité incertaine ; et Le Renard et l’Écureuil, du manuscrit Conrart, dont l’application patente au menées de Colbert triomphant contre Fouquet dont il a comploté la chute suggère de remonter la gestation du texte aux années du procès qui suivit l’événement (entre septembre 1661 et décembre 1664). Peut-on attribuer à La Fontaine cet apologue absent de son recueil ? Plus sûrement en tout cas que l’autre, depuis la récente découverte d’un écureuil caché dans les frondaisons d’une gravure de Henri Cause d’après Chauveau, et peut-être même prise directement à un modèle de celui-ci : la gravure orne une contrefaçon hollandaise du second recueil des Fables, celui de 1678. Comme si, à un moment indéterminé de la gestation de ses apologues mais certainement bien antérieur à l’époque de ce remploi, La Fontaine avait eu l’intention d’y glisser celle de l’Écureuil et du Renard. Ce qui donne bien du poids à l’hypothèse d’une rédaction des premières fables dans le cadre et aux fins de la campagne d’opinion menée durant le procès de Fouquet par ses partisans, au premier nombre desquels l’Ode au Roi et l’Élégie pour M. F . (dite aux nymphes de Vaux) placent sans conteste La Fontaine. Voici le projet de rimer les fables ésopiques remonté jusqu’au début de la décennie 1660 au plus tôt, à son milieu au plus tard.
Allons un peu plus haut encore, avec précaution : durant les années où il est l’obligé et bientôt le pensionné de Fouquet, depuis la mi-58, La Fontaine a entrepris une évocation en vers et sous forme de songe des merveilles de Vaux dont le surintendant faisait édifier le château et réaliser les jardins. Ce Songe de vaux inachevé offre notamment deux pièces en vers inégaux, l’« Aventure d’une saumon et d’un esturgeon » et les « aventures du cygne » dont « Sylvie honora de sa présence les dernières chansons » : pièces qu’on n’oserait dire ésopique, mais qui s’affichent en tout cas animalières et piquantes, dans le goût et le tour « galants » que le recueil de 1668 devait donner aux animaleries effectivement ésopiques de Phèdre et du fonds d’apologues antiques connus sous le nom légendaire d’Ésope. Indice, vague indice, d’un intérêt et d’une pratique poétiques qui pouvait mettre, allait mettre, avait peut-être déjà mis La Fontaine sur la piste des fables ésopiques. Plus faible indice encore, on tient d’ordinaire deux fables en alexandrins réguliers, Le Meunier, son Fils et l’Âne et Le Vieillard et ses enfants pour l’expression des premières armes de La Fontaine dans le genre de la fable ésopique. La première, d’inspiration italienne moderne, parvenue par l’intermédiaire de Malherbe jusqu’à lui, aurait été composée en 1647, selon le témoignage tardif de Brossette (1716), à propos des atermoiements de François Maucroix, l’ami de toute une vie à qui elle est dédiée, lequel hésitait entre le barreau, l’Église et le mariage. Rien ne dit que ce témoignage soit recevable ni que l’écriture de la fable date de cette époque, mais rien ne dit non plus le contraire. La coïncidence du sujet de l’autre fable avec l’embarras des affaires de La Fontaine à la mort de son père en 1658 convainc moins.
En dépit de cette remontée fort haut dans la première inspiration de La Fontaine, le premier recueil des Fables a été, comme on sait, devancé de quatre ans par la première livraison des Nouvelles en vers tirée[s] de Boccace et de l’Arioste dont le privilège pris en janvier 1664 couvrait Joconde, démarquée d’un épisode du Roland furieux, précédée dans l’édition parue en décembre 1664 et datée 1665 par Le Cocu, battu et content, d’après le Décaméron, et suivie d’une version de La Matrone d’Éphèse, en prose mêlée de (quelques) vers, due semble-t-il à La Valterie. Cette entrée discrète et composite dans le genre du conte annonçait la plus éclatante publication des treize Contes et nouvelles en vers un an plus tard, en janvier 1665, suivis d’une deuxième partie, en janvier de l’année suivante, qui contient le même nombre de pièces, mais plus étoffées : celles-ci occupent soixante-dix pages de plus que n’en occupaient celles-là. Une préface, anticipant celle des Fables l’année suivante, complète la théorie du genre qu’esquissait celle du premier volume de 1664-1665. Le tout achevait un massif d’ouvrages qu’apparemment le conteur estimait définitivement clos. Place était faite par l’achèvement des Contes, dès la fin 1665, à la composition et à la réunion des Fables qui paraîtraient, elles, en mars 1668. Après quoi, la messe semblait dite et sa double carrière de conteur et de fabuliste s’achever, dans l’esprit du moins de La Fontaine.
C’était compter sans la fécondité de sa veine narrative et morale, et peut-être aussi par l’appel du succès. Beaucoup de ce qu’il a composé avant 1664, et bien plus encore, si l’on songe qu’il a détruit ou recyclé toute sa première production antérieure à Adonis (1658), sauf L’Eunuque (1654), tout cela résonne de son talent de conteur : Joconde n’émerge pas d’un océan d’indifférence pour le conte en vers, mais d’une mer nourricière. Y surnagent la courte chanson du Curé de Bussière qui proposait d’échanger aux Allemands sa chambrière contre sa jument ; peut-être le dizain contant l’historiette de sœur Claude, qui semble être une première version du Conte de ***, parue dans Les Plaisirs de la poésie galante, gaillarde et amoureuse de Richelet (en 1664 ?) ; plus sûrement le récit des Amours de Mars et de Vénus, pastiche de mythologie dans le tour du burlesque tempéré qu’on trouve inséré dans Le Songe de Vaux ; et puis encore quelques rares pièces sauvées de la production éphémère composée pour la société castelthéodoricienne, d’esprit anti-monacal, gaillard et goliard.
La césure que marque au début 1669 la publication des Amours de Psyché et de Cupidon, œuvre exceptionnellement en prose quoique mêlée de vers, n’empêche pas la résurgence d’un flux qui a continué de couler souterrainement. Trois contes qui, parus en 1667 dans un Recueil (clandestin) contenant plusieurs discours libres et moraux et quelques nouvelles en vers non encore imprimées, ne figuraient pas dans la première édition collective des deux tomes de Contes et nouvelles sortis la même année, entrent en revanche dans leur réédition en 1669, par-delà donc la publication du premier recueil de Fables. Une troisième partie des Contes et nouvelles avait vu le jour entre-temps, d’abord incomplète d’une partie de La Coupe enchantée dont le texte avait été livré sans l’aveu de l’auteur par Jean Sambix, éditeur à Leyde, avant la version définitive de ce conte dans ce troisième tome dont la version avouée est achevée d’imprimer en 1671 : elle comportait, outre quatorze nouveaux contes, la « comédie » de Clymène, génériquement et chronologiquement incertaine, le tout protégé par trois privilèges, celui des Contes, celui des Fables, celui des Amours de Psyché. Les quatorze pièces que comprend le volume n’offrent d’ailleurs pas une grande unité générique ni formelle : longueur très diverse, de 15 à 300 vers, genres incertains, de l’épigramme au dialogue dramatique, mètres différents, à quoi s’ajoutent des conditions de publication confuses et une édition négligée et fautive. L’unité de façade que suppose le titre du volume se délite en une troublante confusion.
D’autant plus troublante qu’au même moment, en mars 1671, paraît le volume non moins disparate des Fables nouvelles et autres poésies : il offre huit apologues inédits appelés à reparaître dans les recueils de 1678 et 1679, mais aussi diverses pièces remontant au temps de Fouquet et mêlées à d’autres de provenance récente. Rien encore ici de chronologiquement ni génériquement unifié. On devine seulement que le flux des fables continue de couler, aux résurgences que l’on observe, conservées jusqu’à nous par le hasard des allusions décryptées ou des feuilles volantes conservées : en 1672, la petite Histoire fournit de matière Le Curé et le Mort, et la grande Le Soleil et les Grenouilles ; en 1674, une lettre de Mme de Sévigné nous apprend que circule une version manuscrite de La Cour du Lion, à moins que ce ne soient Les Animaux malades de la peste, dont l’Arsenal possède une version manuscrite datée de la même année. Quant à une copie manuscrite de Tircis et Amarante (d’authenticité et d’existence douteuses), on n’en dira rien puisqu’elle a disparu depuis qu’au XIXe siècle elle a été mentionnée dans la collection Feuillet de Conches d’autorité très discutée. Tout cela nous achemine pourtant vers le projet du nouveau recueil des fables. Mais non sans que survienne sur sa route le nouveau et dernier recueil des contes.
Ces Nouveaux contes, poursuivant sur la voie licencieuse des précédents, renchérissent sur eux d’audaces plus que sensuelles. Sortis des presses sous l’anonymat, ils semblent avoir eux aussi été préparés par des circulations de textes s’entrecroisant, voire s’entremêlant avec celle des fables destinées à entrer dans la constitution du nouveau recueil de 1678-1679. Par exemple, Les Troqueurs sont déjà parus dans une plaquette volante sous la signature M.D.L.F et sans date ; mais une copie manuscrite qu’en offre le recueil Du Tralage porte celle de 1672, quand La Fontaine composait Le Soleil et les Grenouilles et peut-être aussi Le Curé et le Mort. D’autres manuscrits et feuilles volantes ont sans doute existé, perdus depuis. En tout cas, il est clair que de 1671 à 1674, La Fontaine n’aura cessé de composer dans les deux genres. Paru sans privilège ni permission, le volume des Nouveaux contes est bientôt traqué. Le public se divise, mais l’impression dominante demeure que le poète est allé, sinon trop loin, aussi loin en tout cas que possible et peut-être un peu plus. Son élection à l’Académie va s’en trouver chahutée, et Furetière déchaîné contre lui fera paraître en 1687 un factum qui rallumera la braise pour un temps. Allait-il pour autant renoncer aux contes ? Aux contes de manière licencieuse et hardie, oui certes, de gré ou de force ; mais au genre, non. En 1682, il avait profité de la parution d’un poème scientifique à la gloire du Quinquina pour offrir une nouvelle publication d’œuvres mêlées (Le Poème du Quinquina et autres ouvrages en vers) qui renouvelait sa manière de conter, ou plutôt renouait avec celle de ses débuts : s’y trouvent La Matrone d’Éphèse, en vers irréguliers comme les fables, et Belphégor, en décasyllabe de ton marotique, d’inspiration non moins digne de la gaieté qu’il avait conférée aux apologues ésopiques. On les retrouvera dans le livre XII des Fables.
Les cinq livres nouveaux parus entre-temps, en 1678 et 1679, avaient renouvelé pour ne pas dire métamorphosé le genre dans ses sources, ses formes et ses fins, en dissolvant bien des traits identifiants d’origine ésopique. Le public mondain avait prisé dans les Fables de 1668 le tour familier, primesautier et narquois, la sagesse faussement naïve et plaisamment acérée, les archaïsmes savoureux et la vigueur narrative de saynètes suggestives et vivement dialoguées. Un Ésope poétisé, en somme. Au lieu de quoi, comme l'expliquent et s'en justifient l'Avertissement initial et la longue Dédicace en vers adressée à Mme de Montespan, la matière des fables de 1678-1679 est en partie puisée à des sources encore inexploitées, pour bonne part orientales. Ce renouvellement de sujets a requis un infléchissement de leur manière, plus circonstanciée et ornée, plus subtile aussi, ductile, conteuse, pur tout dire. Enfin, cette modification de goût leur a conféré une portée esthétique et morale moins simple et enjouée que naguère, plus nuancée et méditative, traversée d'ambitions éthiques et philosophiques de plus haut vol. En somme, d'un recueil à l'autre, la revendication proclamée d'un plaisir lettré s'est clairement substituée au prétexte pédagogique et didactique, en même temps qu'à la tradition ésopique succédait une inspiration plus variée, ouverte à tous les vents de la culture universelle et de la narration circonstanciée : le Livre des lumières dû au brahmane légendaire Pilpay, auquel certes le nouveau recueil doit beaucoup, n'a constitué en fait que le gisement le plus fécond parmi plusieurs autres.
La Fontaine n’en a pourtant pas encore fini avec la fable. Des pièces d’artifice isolées suivent encore ce bouquet. En 1684, à l’Académie, pour le réception de Boileau, il lit Le Renard, le Loup et le Cheval, qui serait publiée l’année suivante avec d’autres sans doute diffusées elles aussi isolément dans les Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, embryon du livre XII. En 1689, pour le mariage du prince de Conti, il compose Le Milan, le Roi et le Chasseur, dont la version fixée dans ce même livre sera partiellement démentie par celle qu’en découvriront les Œuvres posthumes de 1696. Entre la fin 1690 et la fin 1692, Le Mercure galant publie successivement une première version des Compagnons d’Ulysse, puis sous l’anonymat Les deux Chèvres, et encore Le Thésauriseur et le Singe, enfin La Ligue des Rats, trop tard venue pour être insérée dans le douzième livre. Enfin, celle qui deviendra la dernière fable du livre XII et par voie de conséquence du recueil entier n’aura pas attendu pour se faire admirer sa publication dans la dernière gerbe du fabuliste : Le Juge arbitre, le Solitaire et l’Hospitalier a été publiée à peine quelques mois avant, en juin 1693, par le P. Bouhours dans un Recueil de vers choisis.
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Quelles leçons, propres à éclairer la disparate du livre ultime des Fables, peut-on tirer de cette esquisse d’un parcours d’invention et de publication dans ces deux genres plus que croisés — torsadés ? Celle-ci d’abord : par rapport à notre manière actuelle d’envisager la publication d’une œuvre poétique comme un fait ponctuel, à une date précise, sous une forme unique et définitive, la pratique que révèle cet aperçu, si lacunaire soit-il, décompose l’acte de publication, entendu au sens large de soumission d’un texte à un public, en trois étapes sinon toujours avérées, en tout cas virtuellement présentes et enchaînées : c’est d’abord la circulation de la pièce encore autonome, puis son regroupement dans un recueil composite de pièces diverses par le genre et l’époque, voire l’auteur, enfin son insertion dans un recueil à unité générique. La composition bigarrée du douzième livre des Fables semble avoir procédé d’une contamination de modèles : exactement, de la projection du modèle second, celui du recueil composite, sur le dernier, celui du recueil unifié. En dépit de leur dissemblance générique, la proximité esthétique de certaines pièces enrôlées dans les Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine y aura servi de propédeutique et de justification à leur inscription parmi les fables stricto sensu. Lesquelles de leur côté étaient parvenues à un tel degré de liberté générique dans les livres de 1678 et 1679 que des modèles voisins semblent être venus concurrencer de manière allusive celui de l’ésopisme originel. Cette liberté pouvait autoriser certains contes à se rencontrer dans un recueil de fables.
À qui verrait là la marque d’une évolution continue, une intention repérable dans l’agencement des livres entre eux apporte le démenti d’une variation plus souple encore : car le livre XII, dédié au petit dauphin et insérant même une fable composée à sa suggestion et pour son instruction sur le thème du (Vieux) Chat et la (jeune) Souris ainsi qu’un tour de puérilité retrouvée, et puis aussi un certain retour aux modèles, aux thèmes et au tour gréco-latins, enfin l’insertion de contes ou de nouvelles première manière mêlées à telle idylle ou métamorphose à l’antique, tous bien édifiants, parmi ces fables — tout cela semble avoir fait hésiter le poète à placer ce livre nouveau en fin de recueil ou au contraire dans le continuité du premier dédié jadis au grand dauphin. En atteste le chiffre VII que le livre que nous nommons douzième depuis la mort du fabuliste portait en titre courant lors de sa première et seule édition du vivant de La Fontaine : comme s’il avait dû suivre les six premiers, tandis que ceux de 1678-1679 continuaient, eux, de faire bande à part, numérotés de I à V. La publication en volumes séparés autorisait en ce domaine des virement et revirements, imputables peut-être à l’arrivée tardive du Juge arbitre… qui faisait une fin si grave et belle au livre qu’elle aura pu lui valoir sa promotion, au sien du recueil entier, à la place, la douzième, où la chronologie l’appelait.
Quoi qu’il en soit, il appert de cette hésitation que la personne du dédicataire joue un rôle que nous oublions trop aujourd’hui dans l’appréciation et même la composition d’un recueil, où la latitude dans le choix des pièces demeure toujours assez grande. Non sans que d’autres paramètres n’interfèrent, contradictoires parfois : ainsi, l’édifiante éducation reçue de Fénelon par le duc de Bourgogne n’appelait pas nécessairement le transfert de Belphégor et de La Matrone d’Éphèse dans le recueil qui lui était dédié ; mais c’est la logique du recueil qui aura gouverné le principe de leur présence dans le dernier livre des Fables. Ce procédé éditorial s’inscrit d’ailleurs dans un plus large processus de publication qui parcourt largement le XVIIe siècle et à l’articulation duquel La Fontaine situe sa longue carrière.
Héritier des formes de diffusion spécifiques à la poésie durant toute l’époque baroque, le poète échelonne la divulgation de ses ouvrages par cercles concentriques qui sont autant d’étapes d’un cursus honorum littéraire lui-même à replis et encoches. La première diffusion d’un poème, c’est la lecture publique dans un cercle amical, mondain ou institutionnel. Diffusion encore confidentielle d’un écrit qui demeure souvent tout juste brouillonné et appelé à remords conseillés par les auditeurs.Mais lorsqu’il s’agit de l’Académie française, comme pour la fable Le Renard, le Loup et le Cheval, une telle lecture constitue déjà une apothéose. C’en est une autre aussi lorsque la restriction du cercle des auditeurs s’entend comme une forme d’hommage sélectif au récipiendaire. Ainsi pour l’Adonis offert à Fouquet comme jeton d’entrée à son service : le surintendant fera superbement calligraphier et enluminer l’exemplaire, à l’instar des grands seigneurs médiévaux composant de manuscrits armoriés et colorés leur bibliothèque privée. Ce qui n’empêche, car rien n’est simple, que l’ouvrage reparaîtra, modifié, imprimé, associé, une décennie plus tard, aux Amours de Psyché d’abord, puis en 1671, dans le recueil de Fables nouvelles et autres poésies, à des apologues qui anticipent les livraisons de 1678-1679 et à des pièces inédites de la période Fouquet. Tout se tient, et rien ne se fige.
La diffusion par lecture privée ou publique d’un manuscrit, qu’élargit la circulation éventuelle de copies, ne laisse de trace que lorsque, par exemple dans la correspondance d’une Mme de Sévigné, un écho nous en aura été conservé fortuitement. Nous sommes loin, très loin de tout savoir. D’autant que l’anonymat fait partie du contrat, en alternance (sans grande logique) avec la signature chiffrée (M.D.L.F.) et l’aveu oral ou écrit de la pièce livrée au public. À ce stade toujours, un premier geste de récollection n’est pas interdit : le recueil Du Tralage, le recueil Conrart, celui de l’Arsenal témoignent de cette diffusion et de ce figement temporaire de pièces qui, la plupart manuscrites, peuvent avoir aussi bénéficié de l’impression en plaquette pour une pièce unique ainsi promise à une possible pérennité. Ce processus culmine dans la publication d’un recueil imprimé. L’esprit des recueils, dont les volumes pullulent tout au long du XVIIe siècle, reflète d’ordinaire une diversité modérée par un principe d’unité variable : tantôt une génération d’âge qui s’affirme, tantôt une harmonie de genres et de tonalités, tantôt une « école » ou une mouvance tirée par un ou deux maîtres éclatants, quand ce n’est pas une thématique et une couleur (satyrique, gaillarde, religieuse…), voire le goût d’un éditeur peu à peu assimilé au courant poétique dont il a pris coutume de faire converger les flux vers lui. La pratique du recueil poétique au XVIIe siècle ouvre sur un univers d’une complexité et d’une fugacité désarmantes : pratique chiffrée de l’avertissement, stratégie d’ostentation et de discrétion, composition et enchaînements subtilement hiérarchisés, effets d’échos, de connivence ou de répulsion entre les pièces assemblées, et jusqu’à la commande de textes destinés au projet, mettant éventuellement en rivalité leurs auteurs. Toutes choses dans le détail desquelles nous n’entrerons pas ici.
Sauf pour dire que La Fontaine a participé de ces pratiques par plusieurs biais. Il n’a pas fait figure dans les grands recueils de poésie galante enregistrés sous le nom ici d’un éditeur (le recueil dit de Sercy), là d’un confrère en situation de gouvernement de l’empire poétique (le recueil dit La Suze et Pellisson) , ailleurs d’une coterie (les Samedis de Mlle de Scudéry). Mais il a laissé paraître de gré ou de force trois contes inédits dans le Recueil contenant plusieurs discours libres et moraux et quelques nouvelles non encore imprimées : de gré ou de force, suggérons-nous, car c’est une autre habitude des recueilleurs que de s’emparer des pièces volantes à la mode et de les publier sans l’aveu de leur auteur (à moins que l’auteur, pour tester l’effet, ne crie au loup par stratégie !). Il a d’autre part pris en marche et assumé la responsabilité du Recueil des poésies chrétiennes et diverses de 1671. Il a fabriqué à son usage et en entraînant l’œuvre de son ami Maucroix dans le sillage de sa gloire un recueil consacré à leurs deux œuvres et paru sous leurs deux noms. Il a enfin composé sous son seul nom le recueil à l’instant cité des Fables nouvelles et autres poésies qui joue pour le second recueil des Fables le même rôle que le recueil La Fontaine-Maucroix pour le douzième livre. Sans oublier que les deux contes (La Matrone d’Éphèse et Belphégor) faisant partie de cette livraison ont vu le jour de l’édition dans un recueil d’un autre type encore : dans Le Poème du Quinquina et autres ouvrages en vers, où un inédit de plus ample ambition tire dans son sillage de notoriété attendue des pièces moindres sans doute déjà divulguées sans avoir été jamais encore recueillies.
Il est notable, de ce point de vue, que faute d’un nouveau recueil de contes et nouvelles, puisqu’il s’était engagé à renoncer au genre, cinq des sept qu’offrait le même recueil La Fontaine-Maucroix (sans compter les idylles et autres imitations de Théocrite ou Ovide) seraient demeurés en recueil composite si le libraire Henry Desbordes ne les avait repris avec tous ceux qui étaient parus depuis le début de la carrière de La Fontaine dans une nouvelle édition des Contes et nouvelles en vers (1685). Ne restaient inédits à sa mort que Les Quiproquos, parus posthumes en 1696, et un Conte tiré d’Athénée recueilli par Conrart. Quatre fables partagent le même sort, pour des raisons diverses, politiques ou pratiques : Le Renard et l’Écureuil du manuscrit Conrart, écarté comme on l’a vu, pour être trop politiquement explicite, du recueil de 1668 ; Le Soleil et les Grenouilles de 1672, qu’avait repris avec Le Juge arbitre… le Recueil de vers choisis par Bouhours en 1693 ; La Ligue des Rats de 1692, d’attribution plus douteuse, parue dans Le Mercure de France. Cette dernière mention nous donne occasion de saluer enfin un nouveau mode de diffusion de pièces poétiques isolées : dans le cadre d’une publication périodique qui anticipe les revues de poésie des XIXe et XXe siècles. Le Mercure fait le relais entre la pratique du recueil composite, d’origine et d’esprit humaniste, et les collections périodiques ou cumulatives de poèmes, de romans et nouvelles, de pièces de théâtre qui contribueront grandement, au XVIIIe siècle, à la diffusion des pièces mineures, et parfois majeures aussi, dans ces divers genres.
C’est comme aboutissement et produit de ces processus de publication complexes, fluides et dynamiques, qu’il convient de considérer les recueils de fables choisies et de contes et nouvelles en vers qui jalonnent la carrière de La Fontaine. La porosité des deux genres, et plus largement des deux inspirations, trouvait à s’y révéler, les effets d’échos thématiques et formels entre eux à s’y multiplier, et leur ressemblances à y submerger la conscience généralement maintenue de leur disparité générique. Si sa carrière de fabuliste a bien commencé avec Le Meunier, son Fils et l’Âne, qu’un rien suffirait à faire basculer en conte, tant le décrochement de la moralité s’y inscrit formellement et structurellement dans le prolongement immanent du récit à trois épisodes, ne soyons pas surpris, après la malléabilité imprimée aux deux genres par les deux recueils les plus récents, celui des fables de 1678-1679 et celui des Nouveaux Contes de 1674, que le livre XII des Fables se soit ouvert à quelques textes de l’obédience adverse, par un effet de la contamination exercée des uns aux autres par leur voisinage dans le recueil La Fontaine-Maucroix de 1685. Encore fallait-il peut-être, pour que la barrière de la différence générique fût balayée par le sentiment de la connivence esthétique, une évolution aussi de l’herméneutique poétique dont nous allons pour terminer tenter de prendre la mesure.
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Tant que la (petite) fable a calqué, toutes proportions gardées bien sûr, le modèle d’accès au sens de la Fable, la grande, la confusion avec le conte butait sur cette différence de principe. Pour que leur confusion fût possible, il fallait que l’apologue cessât de hanter le ciel de l’allégorie pour se contenter de l’ici-bas de la fiction narrative. Or la carrière de La Fontaine permet de prendre l’exacte mesure de ces enjeux et d’en apprécier la distribution sur pièces, en un lieu et un moment cruciaux où ils concentrent leurs effets : dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, paru au tout début de 1669. Entre les Fables choisies de 1668 et les Fables nouvelles de 1671 qui ne démentent pas leur qualificatif et promettent déjà la révolution du second recueil ; au milieu des trois premières parties des Contes (1665-1666-1671) et avant que les Nouveaux contes de 1674 ne viennent bouleverser là encore la donne et pousser le genre comme au-delà de lui-même et du permis ; dans cette période intense de fabrique de contes et de fables, et avant la démarche progressive de renouvellement qu’ils allaient connaître dans la décennie suivante, cet ouvrage insolite de mythologie badine et sensible solde les comptes de l’inspiration galante de La Fontaine, depuis son lointain Adonis qui avait ouvert les années Fouquet, par un conte tiré de la Fable et posant implicitement dans sa préface la question de son adaptation au goût moderne, de son acclimatation et de son fonctionnement dans un temps et des lieux où l’on ne croit plus aux dieux, aux monstres ni aux fées.
Non moins saturé de mythologie et de féerie, Le Songe de Vaux composé autour de 1660-1661 et à jamais inachevé prêtait déjà à l’allégorie ; mais une allégorie traitée à distance de rêverie et d’ornementation galantes. En témoignent l’énigme à jamais celée, elle aussi, de la devise « Je sui constant quoique j’en aime deux », l’écrin mystérieux que le mage Zirzimir avait confié à un druide de jadis, le débat des fées sur la primauté de l’art symbolisé par chacune, l’ekphrasis de l’allégorie du Sommeil peinte par La Brun, l’évocation des Songes martelant le rêve de Vaux dans l’esprit du dormeur, enfin le personnage d’Aminte, aimée du narrateur-songeur et dont la signification prête à un badinage du poète sur le déchiffrement de son œuvre :
Le lecteur, si bon lui semble, peut croire que l'Aminte dont j'y parle représente une personne particulière, si bon lui semble, que c'est la beauté des femmes en général, s'il lui plaît même, que c'est celle de toutes sortes d'objets. Ces trois explications sont libres. Ceux qui cherchent en tout du mystère, et qui veulent que cette sorte de Poème ait un sens allégorique, ne manqueront pas de recourir aux deux dernières. Quant à moi, je ne trouverai pas mauvais qu'on s'imagine que cette Aminte est telle ou telle personne ; cela rend la chose plus passionnée, et ne la rend pas moins héroïque.2
Délicate moquerie ou aveu indirect d’allégeance, l’énigme et le jeu des clefs étaient passés à ce point dans les mœurs galantes et précieuses que l’on serait tenté de lire ici la projection de l’ambiguïté dans laquelle le processus de déchiffrement de la Fable et, partant, son statut d’écriture allégorique ou narrative se trouvait placé au milieu du XVIIe siècle.
Adonis, livré une ou deux années plus tôt, mais de bien plus lointaine composition peut-être, prête de même à cette hésitation de lecture : partie la plus ancienne du poème, la chasse au monstrueux sanglier qui prive du jour le héros et de son amant terrestre la déesse peut bien passer pour le symbole de la souffrance morbide contenue dans la fleur vénéneuse des amours inégales, dans une conception humaniste qui n’ignorerait pas les subtilités du décryptage allégorique des ekphraseis dont la traduction de Philostrate par Vigenère avait rappelé sinon renouvelé l’herméneutique durant la Renaissance française. Mais on peut tout aussi bien n’y voir rien d’autre que ce qu’invite à y lire le commentaire tardif dont La Fontaine orne l’édition puis la réédition de la pièce remaniée et associée à Psyché en 1669 puis 1671 : un exercice d’écriture héroïque enveloppé dans une idylle à mont et une élégie à val, les trois genres s’unissant par le fil continu d’une narration ornée des images et des figures propres à chacun. Un exercice de style(s), en somme, qui décale la signification symbolique et méditative de la Fable en une évocation immanente des nuances sensibles et psychologiques de l’amour heureux et malheureux, sans plus guère de leçon philosophique ni même morale.
C’est le problème que pose de manière beaucoup plus ample et complexe la Fable de Psyché et Cupidon telle que La Fontaine en conte, en varie et nuance le récit des amours. Car le thème lui est venu tout saturé d’une herméneutique aussi ancienne que complexe : on ne rappellera que pour mémoire l’imprégnation de philosophie platonicienne et de mystique isiaque dont témoigne l’œuvre d’Apulée, l'interprétation néoplatonicienne de Plotin qui veut y lire comment l'Âme exilée sur terre s'affranchit par ses tribulations de son incarnation en s'unissant avec Dieu qui est tout Amour, ou l'exégèse chrétienne de Fulgence, appelée à faire école jusqu'au siècle même de La Fontaine, qui traduit le couple de Psyché et de Cupidon comme l’alliance de l’Âme et de la Concupiscence et leurs mésaventures amoureuses comme la déclinaison de cette relation orageuse. Transmise par Boccace à Marino, cette lecture chantournée éclairait encore, quoique d’une lumière indirecte, le récit de la Fable inséré par Marino au chant IV de l’Adone en 1623. Après tout, son préfacier, Jean Chapelain, rappelle alors encore que « l'allégorie, dans la commune opinion des bons esprits, fait partie de l'idée du poème, et c'est le second fruit que l'on en peut tirer »3. Lequel ne manquera pas en 1656 encore de proposer un décryptage détaillé, non pas certes philosophie mais pesamment moral, de son poème épique La Pucelle.4
Ces hautes ambitions ne rendent que plus piquante la déréliction, certes polémique, que leur oppose Perrault pour débouter de leurs prétentions les partisans des Anciens au profit des Modernes et des contes modernes :
À l'égard de la morale cachée dans la fable de Psyché, fable en elle-même très agréable et très ingénieuse, je la comparerai avec celle de Peau d'Âne quand je la saurai, mais jusqu'ici je n'ai pu la deviner. Je sais bien que Psyché signifie l'âme ; mais je ne comprends point ce qu'il faut entendre par l'Amour qui est amoureux de Psyché, c'est-à-dire de l'Âme, et encore moins ce qu'on ajoute, que Psyché devait être heureuse, tant qu'elle ne connaîtrait point celui dont elle était aimée, qui était l'Amour, mais qu'elle serait très malheureuse dès le moment qu'elle viendrait à le connaître : voilà pour moi une énigme impénétrable. Tout ce qu'on peut dire, c'est que cette Fable de même que la plupart de celles qui nous restent des Anciens n'ont été faites que pour plaire sans égards aux bonnes mœurs qu'ils négligeaient beaucoup.5
Tout l’intérêt de Psyché ramené à l’agrément et à l’ingéniosité de son récit, ce pourrait bien être aussi le point de vue de La Fontaine, si l’on en juge par sa préface à l’ouvrage : il affecte de s’y montrer tout obsédé par la difficulté de forme et de tour que lui a opposée la menée de ce conte antique accommodé au goût du siècle. Et lorsqu’il donne pour double motif de son ouvrage « qu'il plût, et que même on y trouvât du solide aussi bien que de l'agréable »6, il est notable que le solide se cantonne pour lui à l'ornementation poétique du récit par le prosimètre, à l'évocation en style soutenu des enfers où descend Psyché, à la description de Versailles, contrepoint « réaliste » aux fantasmagories du palais de Cupidon, et aux réflexions poéticiennes de quatre amis s’y promenant et devisant sur l'effet esthétique de l'ouvrage que l’un d’eux conte aux trois autres. Rien de moral, rien de philosophique, rien de symbolique, rien de métaphysique. Point de vue tout « formaliste », dirions-nous aujourd'hui.
C’est qu’à vrai dire l’allégorie a fort à faire avec une ennemie qu’elle loge en son sein : l’image, dont le chiffre doit lui permettre de signifier par détour et d’illuminer par une lumière à la fois intérieure et supérieure. Mais qu’arrive-t-il lorsque le poète, comme c’est le cas de La Fontaine, cède à l'enchantement de l'image, à l'enchantement dans l'image ? Dès lors, le phénomène s'inverse : la volupté que sécrète la représentation figurée fait sourdre de toute réalité transmuée en image une jouissance des sens et de l'esprit qui constitue peut-être le plus haut sens accessible à l'humaine nature. Conception moins abstraite et intellectuelle que celle de l'idéalisme allégorique : le plaisir des sens fait ici part égale avec l'esprit dans la délivrance du Sens. C’est ainsi que dans Psyché, comme auparavant dans Adonis qui lui avait ouvert la voie, et dans Le Songe de Vaux qui l’avait à son tour empruntée, les scènes d'amour et plus généralement de sensualité sont gouvernées, de toute évidence, par une esthétique de l'image peinte, de l'ekphrasis enchantée et fascinante, sans autre finalité que sa propre saveur, invitant l'œil à en épouser la délicate représentation plutôt qu'à en perforer la toile pour en extraire une signification latente : il n’est que de voir Adonis « « près des bords d'un ruisseau, couché sur des gazons, rêv[ant] au bruit de l'eau »7. Ne croirait-on pas Narcisse peint par Poussin ? C’est encore, dans Le Songe de Vaux, la Nuit de Le Brun tout ensommeillée au plafond d'un salon de Vaux ; c'est Aminte assoupie sous un arbre du parc ; enfin et par-dessus tout, c'est dans Les Amours de Psyché le spectacle célèbre et si souvent représenté de Cupidon dormant :
Il dormait à la manière d'un dieu, c'est-à-dire profondément, penché nonchalamment sur un oreiller, un bras sur sa tête, l'autre bras tombant sur les bords du lit, couvert à demi d'un voile de gaze.8
Démarquée d'une image — dessin, gravure ou tableau — qui féconde l'imagination sensuelle du poète, la description avoue presque cet artifice originel pour mieux susciter l'émotion : celle qui nous saisirait à la vue d'une figure peinte saisie par la vie, d'une sculpture qui respirerait. Détour sans doute, mais détour autre que celui de l’allégorie : détour par l’artifice qui restitue à sa volupté le spectacle de la réalité. Comment ne pas y voir l’expression d’une confiance dans la fiction pour restituer la réalité à son principe de délectation — anticipation de l’hymne à la Volupté qui conclut l’ouvrage : démarqué de Lucrèce, il ne procède pas tant de la philosophie épicurienne que d’une poésie vibrante de l’éloge, bien avant Saint-John-Perse.
Ainsi l'esthétique de l'enchantement par l'image, perturbant le mécanisme attendu du décryptage allégorique, de la quête du sens par-delà les apparences séductrices de la fiction, induit-elle une forme toute particulière d'accès à la signification de l'œuvre littéraire. Modelée sur l'analyse des effets de l'ekphrasis, la « révélation » attendue de la poésie prend la forme d'une participation voluptueuse à la réalité par le détour de l'image constitutive des récits de la Fable. La délectation procurée par la lecture de ces textes offre un exemple et suggère un apprentissage de cet hédonisme dont le songe fournit un équivalent assez exact : puissance de la sensation, intimité de sa manifestation, il ne manque au songe que d'être conscient et maîtrisable pour figurer parfaitement cette sagesse de l'enchantement contrôlé. La fiction littéraire y pourvoit, qui édifie comme les zélés serviteurs du dieu Sommeil dans Le Songe de Vaux des palais de rêverie à volonté, des temples dédiés à une Volupté apprivoisée et docile, qui participe à l'édification esthétique du moi. Le régime d'émergence du sens dans les poèmes dérivés de la « grande Fable », mythologique ou féerique, calque donc en l'occurrence le modèle des « petites », le modèle des apologues ésopiques revêtus par La Fontaine de la livrée des Muses9. Transposons : les ouvrages galants professent le même « gai savoir » que l'apologue suggère pour sagesse universelle par delà les moralités explicites et disparates propres à chaque récit. Tous chantent cette sagesse souriante, distancée et voluptueuse qui procède de l'expérience esthétique du charme lucide, du songe vigilant induit par le décalage animalier dans les uns, par le décalage mythologique dans les autres. Cette sagesse se résorbe dans une esthétique de la volupté qui vaut pour éthique et procède d'une transmutation du monde en objet de délectation empruntant le chemin suivi par le poète pour la mise en œuvre formelle de ces récits.
Adieu à l’allégorisme ? Pas tout à fait. Entre l'orthodoxie allégorique de Fulgence et le radicalisme iconoclaste de Perrault, Chapelain avait suggéré une posture intermédiaire, et l'avait fait en l'appuyant sur l'exemple hautement significatif pour nous des apologues ésopiques :
L'allégorie donc de la commune opinion des bons esprits fait partie de l'idée du poème et est le second fruit que l'on peut en retirer. Or, comme il arrive qu'elle soit le plus souvent incompatible avec le véritable succès des choses, les poètes obligés à l'y faire entrer se résoudront toujours plutôt à fausser la vérité laquelle n'est en leurs ouvrages que par accident qu'à laisser l'allégorie, qui y doit être par nature. De quoi nous avons une notable preuve dans les fables qu'Ésope a données à son pays. Ont-elles aucune vraisemblance, non pas seulement vérité, pour ce qui est des arraisonnements, paroles, subtilités, prévoyances et autres choses qu'il attribue à ses animaux ? et néanmoins elles ont passé jusqu'à nous avec un applaudissement général du monde, qui lisant la fable va soudain à son sens, c'est-à-dire à l'autre espèce désignée, appliquant utilement ce qu'il a dit d'une impossible à une possible, sans s'amuser à en examiner la possibilité, comme pour nous avertir plus clairement qu'aux autres fables (j'entends poésies ordonnées et plus proches de nous que celles-là) laissant l'examen de la vérité comme chose indifférente, il importe seulement de regarder si le profit recherché s'y rencontre.10
La « petite fable » vient ici au secours d'une évaluation de la grande — de la Fable. Pour Chapelain, toute œuvre d'art est par nature allégorique. Si bien que l'invraisemblance de la fiction nécessaire à en esquisser le profitable enseignement est légitimée par la vérité au service de laquelle est enrôlée son imagerie parfois incroyable. Ainsi des fables d'Ésope, invraisemblables mais crédibles, car véritables. La Fontaine n'eût pas contredit à cette analyse. Nous avons plus longuement tenté, naguère, de montrer comment il approfondit et renouvela la vérité morale des Fables, en faisant jaillir de leur invraisemblance une énergie et un effet de réalité supérieurs à ceux d'une fiction plus crédible11. Au sein de l'écart, du « jeu » un peu schématique entre la vérité de fond et l'invraisemblance d'aspect qui caractérisait l'apologue ésopique, la fable lafontainienne dégage désormais sa signification, pour partie inédite, de l'effet de réalité produit, paradoxe de l'image, par les hybrides mi-humains mi-animaux, ni humains ni animaux, qui en peuplent la scène onirique. Le décalage induit par ces mufles parlants confère aux comportements et aux sentiments qu'ils figurent, à la faveur de ce détour par une improbable « réalité » digne seulement du rêve ou du cauchemar, une véracité incisive et révélatrice comme celle des songes, celle des images, celle de l’imagination. Enveloppant les préceptes naïfs et souvent contradictoires de la sagesse des nations récitée par le bon Ésope, une vision morale nouvelle, moins prescriptive que descriptive, se déduit de cette traverse par la fiction, de cet échappée rêveuse.
Quel en est le propos et quelle en est l'assise ? Oscillant entre l'acuité de l'observation et la dérive enchanteresse du songe, cette philosophie poétique épanouie au cœur d'une délectation par les images d'un rêve éveillé, propose pour leçon la plus utile à l'humaine condition une sagesse de la délectation : cette délectation même que procure le songe au rêveur vigilant, capable de contempler, de connaître et de conjurer dans la distance apaisée de ces fictions instructives le cauchemar de la réalité. Songe vigilant, la fable déduit sa sagesse morale du parti esthétique requis par son récit. Le régime allégorique de la signification qui œuvrait dans l'apologue ésopique a laissé place ici au processus inédit d'une émergence du sens au cœur et à la faveur de l'infusion délectable des images dans l'âme songeuse. Remplaçons l’âme songeuse par l’esprit rieur et la sensualité chatouillée, et les contes deviennent justiciables du même décryptage. L’évolution du premier au second recueil des Fables, l’évolution du premier au dernier recueil des Contes disent cette autre évolution, réciproque et combinée, de chacun des deux genres vers l’autre : sans entamer le socle de leur définition structurale et sans pulvériser la dissemblance constitutive qui les identifie, la métamorphose de la sagesse des fables en philosophie de la délectation auquel l’enchantement du récit initie les âmes, et la métamorphose de la pure jouissance du récit des contes en une (anti‑)sagesse de la délectation sensuelle appelaient sinon leurs itinéraires à se croiser, du moins leurs ondes à interférer au cercle le plus large de leur propagation. Contaminé par le modèle du recueil composite dont la diversité participe à la saveur, le XIIe livre des Fables aura discrètement accompli sinon en signant tout à fait, du moins en signalant par l’exemple cette évolution vers une osmose partielle.
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Nous conclurons en nous interrogeant sur ce qui s’est joué dans l’évolution dont nous avons défendu l’hypothèse à partir d’un indice qui sera peut-être jugé trop mince pour avoir mobilisé tant d’examen. Et nous allons renchérir d’incertitude avec ce que nous proposons d’en tirer. Car encore faut-il bien généraliser parfois pour comprendre. Nous n’avons pas posé le postulat d’une occultation de l’herméneutique allégorique dans les Lettres et plus généralement les arts au cours du XVIIe siècle — autrement dit, entre l’Humanisme, qui aura promu le concept de Belles et Bonnes Lettres à l’autonomie, et le siècle des Lumières qui va promouvoir l’autonomie de l’esthétique, et par répercussion redistribuer les cartes de l’empire des Lettres sous le vernis d’une poétique en apparence inchangée. Nous suggérons seulement que le mode d’accès au sens de la fiction narrative a durant le Grand siècle parachevé sa révolution humaniste et commencé sourdement son évolution vers de nouvelles lumières. Qu’est-ce à dire dans l’ordre des contes et des fables ? Ceci : que la relégation de leur différence générique, fondée sur la différence de leur rapport à l’herméneutique allégorique, et la promotion de leur similitude dans l’ordre du récit de fiction joueuse et joyeuse induisant sa leçon dans l’immanence de la fruition délectable qu’en produit la narration, avoue un infime déplacement, mais déterminant. Ce déplacement, qui consiste à concevoir que le sens de l’œuvre d’écriture fictive travaillée en poème se condense dans la projection de sa forme sur sa portée, équivaut à lui reconnaître pour principe de définition sa littérarité. Si fables et contes, chez La Fontaine, se superposent même partiellement, c’est en tant qu’œuvre littéraires conscientes de leur spécificité — des œuvres où l’instruire, loin de se résorber dans le plaire, s’en nourrit, s’y féconde, s’y distille, s’y consomme sans reste ni rebut. Appeler littéraires les ouvrages de Belles Lettres de jadis, c’est leur reconnaître pour principe que le Beau y soit la splendeur du Vrai, sans perte ni résidu. Autrement dit qu’elles relèvent de l’esthétique. Si le XVIIe siècle fut bien le lieu de ce passage, la relation entre fables et contes en accuse à sa façon le mouvement par la substitution d’une intuition de semblance fondée sur leur communauté narrative en lieu et place de la conscience de leur dissemblance fondée sur leur divergence générique — cette substitution ne pouvant opérer qu’à la faveur d’une révolution dans le processus d’accès au sens qu’on leur prête, une révolution herméneutique non tant en défaveur qu’au sein même du chiffre et du déchiffrement allégorique.
Pour mesure, expression et preuve de cette révolution herméneutique, resterait à avouer d’où est sorti tout ce que dessus, toute la réflexion qu’on vient d’essayer. D’un essai de Montaigne, bien sûr, car sinon tout, la plupart du meilleur au XVIIe siècle en issu et tissu. Voici, qui se tient en un endroit névralgique de l’ouvrage — sa presque fin des fins :
Ésope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : « Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ? » Ménageons le temps ; encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et mal employé. Notre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire ses besognes, sans se désassocier du corps en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie ; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles ; et rien ne m’est à digérer fâcheux en la vie de Socrate que ses extases et ses démoneries, rien si humain en Platon que ce pour quoi ils disent qu’on l’appelle divin.12
Le frémissement à peine perceptible des Fables et des Contes en direction de leur coalescence, peut-être participe-t-il, depuis sa place infime, à cette mise à mort du démon de Socrate dont allait naître la littérature. Qu’Ésope y soit convié, et comme héros d’un conte — à peine : d’un anecdote, d’un mot — dont l’allégorie du plus haut sens se rabat sur la truculence du bas corporel pour en débusquer les feintises de la transcendance dans la jubilation d’un éclat de rire qui éclate de lumière immédiate à l’esprit, cela ne boucle-t-il pas le cercle ?