Molière, Le Malade imaginaire, Acte I scène 1

Rappelons que c’est la dernière comédie de Molière, et que c’est après la quatrième représentation de cette pièce, où il tenait le rôle d’Argan, qu’il mourut, le 17 février 1673.

1. Une scène d’exposition

Il y a dans cette première scène, essentiellement

  • Un lieu : la chambre d’Argan. On imagine un lit, un lit de grabataire, mais quand la pièce commence, Argan est assis à sa table.
  • Un personnage, Argan : en train d’étudier les comptes d‘un apothicaire, et d’en lire le détail : c’est le moyen pour les spectateurs d’apprendre son état : il se fait soigner tous les jours soit avec des purges, soit avec des lavements, mais Argan est un malade assez lucide cependant pour éplucher d’un œil critique ces « comptes  d’apothicaire » si bien nommés. On se demandera la signification de cette lucidité dans la maladie.
  • Des personnages nommés : Purgon et Fleurant, Toinette, et un « on/ils » qui renvoie au reste de la famille.

Contrairement aux scènes d’exposition ordinaires, le dynamisme de la scène n’est pas évident : pas d’action annoncée, pas d’intrigue, il nous faut donc aller plus loin pour savoir où est l’intérêt, et où est le dynamisme, s’il y en a un.

2. Un monologue

  • La didascalie nous l’indique : Argan est seul dans sa chambre. Cette solitude ne semble pas quelque chose d’exceptionnel (cf. dans la seconde partie du monologue où il se plaint : « J’ai beau dire, on me laisse toujours seul… ils sont sourds… ils me laisseront mourir ». Formulation qui d’emblée isole Argan du reste de a maison. Ainsi, ce monologue est-il justifié par la solitude du personnage, et il apparaît d’autant plus naturel.
  • La suite de la didascalie nous indique qu’il « se parle à lui-même et se fait les dialogues suivants ». En homme de théâtre consommé, Molière sait que la façon de faire passer le caractère invraisemblable d’un monologue, c’est de le transformer en dialogue (il est ainsi plus naturel de dire « tu » que « je » quand on parle tout seul !). Donc nous sommes devant un numéro d’acteur où Argan va tenir plusieurs rôles, déclenchant par là   un comique de situation : il est à la fois le malade qui fait les comptes, le malade qui, lisant les comptes tient la « partie » (partes, en latin, le rôle) de l’apothicaire, et il faudra se demander comment il doit lire ce compte tellement « civil » de Fleurant. Le malade qui répond à ce que lui dit Fleurant, en s’adressant à lui : « Oui, mais, Monsieur Fleurant… Je suis votre serviteur… etc. » Un véritable dialogue s’installe où Argan marchande et systématiquement réduit les tarifs exagérés de Fleurant. Il y a ici un comique de répétition qui consiste à toujours reprendre ce mouvement de gonflement / réduction des tarifs. Le malade enfin qui commente la qualité des soins (« Je ne me plains pas de celui-là car il me fit bien dormir… » etc.)

La fin du texte est un appel à Toinette qui ne vient pas et les pronoms personnels (« on, ils ») montrent justement l’absence de dialogue avec les autres. Argan en est réduit à répéter le « drelin, drelin » : les autres ne répondant pas, il ne peut pas communiquer, mais seulement devenir lui-même cette sonnette, pour s’assurer en quelque sorte (cf. la fonction phatique du langage) de la réalité du contact nécessaire à la communication. Il émet lui-même le moyen nécessaire à l’émission. Et cette transformation en sonnette (d’alarme) - après qu’argon a assumé auparavant le rôle de Fleurant ! « Voilà qui est pitoyable » termine le monologue de façon à la fois risible et pathétique.

 3. Les objets

Le statut des objets au théâtre est toujours double : d’une part il est référentiel, c’est-à-dire qu’ils permettent à l’illusion de se mettre en place (le lit, la table, les comptes, à la fois des feuillets et des jetons, avec peut-être un boulier), et d’autre part métaphorique, c’est-à-dire qu’ils prennent un sens supplémentaire par rapport au contexte où ils s’insèrent.

Ici donc nous voyons Argan assis devant sa table (il ne sera jamais debout) : la table qui va être le lieu de dissection des comptes, relatant comme la dissection du corps en ses différents composants (les entrailles, le bas-ventre…) ou ses humeurs (le sang, la bile) : table littéralement d’opération. Ainsi le rapport s’établit entre le corps et les comptes : y aura-t-il correspondance entre les opérations qui concernent les comptes et celles qui concernent le corps ?

La question est résolue quand on observe ce qui se passe sur la table, et qui va donner un premier dynamisme à la scène  il y a entassement de jetons : à chaque fois qu’il compte, l’acteur doit entasser (et faire sonner) les jetons  et chaque opération correspond à une opération faite sur son corps, mais une correspondance à la fois proportionnelle et inversement proportionnelle :

En effet toutes les opérations sont faites pour « vider » Argan de ses humeurs mauvaises (lavements, clystères, potions « pour chasser dehors les mauvaise humeurs », « rafraîchir le sang… chasser les vents… ». De même qu’Argan se déleste de sa matière (fécale) de même il se déleste de son or.

Mais le jeu de scène inverse ce double processus en l’opposant : le délestage s’accompagne d’un empilement. Ici l’accumulation est inversement proportionnelle à la perte de substance, et devient le symbole de l’enrichissement des médecins qui se nourrissent de la substance perdue… jusqu’à la disparition du malade.

4. Le comique

On a déjà noté la présence dans cette scène d’un comique de situation (le double rôle d’Argan, dans une situation par elle-même comique - le topos des médecins-apothicaires plumant leurs malades -), ainsi que d’un comique de répétition (la lecture, les comptes, les gestes, les jetons). Mais il y a aussi un dernier comique, le comique de langage, qui réside dans deux éléments :

  • D’une part un comique d’opposition burlesque entre le style « fleuri » (et civil, comme le constate Argan lui-même) de Fleurant, le bien-nommé, et des drogues qui concernent exclusivement le bas ventre (ex : « Clystère insinuait, rafraîchir les entrailles (30 sols un lavement ! s’exclame Argan en nommant les choses par leur nom) ( ou encore « balayer et nettoyer le bas ventre de Monsieur, les vents de Monsieur, les mauvaises humeurs de Monsieur »)
  • D’autre part un comique venant de l’accumulation fantaisiste de noms de remèdes comme de leurs caractéristiques (toujours positives évidemment, pour justifier le prix demandé) Ainsi du « petit clystère », de la « bonne médecine », ou encore des trois adjectifs « insinuait, (= qui pénètre facilement), préparatif et émollient » (l’adjectif « préparatif » n’a pas de sens s’il est  employé sans complément ; il veut dire « qui prépare à », il n’est choisi que pour sa sonorité,  parce qu’il se termine comme l’adjectif précédent), suivis des trois verbes « amollir, humecter et rafraîchir », ou encore le redoublement « soporatif et somnifère » (comme si le redoublement devait redoubler les effets du somnifère). Même chose pour les deux adjectifs « purgative et corroborative » (= qui donne de la force) ou pour « une potion anodine et astringente » (anodine = qui calme la douleur). On trouve encore les quatre verbes « adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir » qui tous sont des quasi synonymes. Quant aux noms, ils se déclinent tout au long du texte dans un crescendo qui est de plus en plus comique, jusqu’aux « 12 grains de bézoard, sirop de limon et grenade », qui semblent être une association complètement farfelue (le bézoard est une ancienne préparation pharmaceutique à base de composants animaux ou végétaux).

La question qui se pose alors, c’est de savoir si cette scène se définit comme du comique pur : un maniaque de remèdes, un vieillard hypocondriaque,  qui adore qu’on s’occupe de son corps (peut-être n’est-il pas assez aimé ?), et complètement berné par des voleurs médecins ou apothicaires, ou alors si cette scène nous montre un malade abusé certes, mais qui se ruine pour essayer de retrouver la santé.

5. Un malade imaginaire ?

Effectivement le contenu de la tirade révèle un rapport maniaque et anormal aux remèdes. La scène commence « in medias res » : Argan a déjà énuméré les 23 premiers jours, qui doivent être analogues, et on voit qu’il ne se passe pas de jours qu’il n’ait un sinon deux lavements, ou qu’il ne boive force potions, somnifères et autres remèdes ; une « addiction » aux drogues de toutes sortes qui par suite rendent Argan très dépendant de  ceux qui les lui fournissent, médecins et apothicaires.

Argan est-il lucide sur son état ? Tantôt il se reconnaît comme malade - « Ah, Monsieur Fleurant, il faut vivre avec les malades ! » - , et il reconnaît qu’une potion lui a permis de bien dormir, ou bien il constate qu’il « ne se porte pas si bien ce mois-ci que l’autre » en faisant le compte de ses lavements et de ses remèdes  : autrement dit, il a besoin de remèdes supplémentaires.

Mais tantôt il semble prendre un peu de recul par rapport son état de malade : « Si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade », comme s’il remplaçait cet asservissement par un choix positif, et un désir qu’on s’occupe de lui.

Le sens le plus riche est de faire de ce texte ce que Charles Mauron appelle « une fantaisie de triomphe » : mettre de l’ordre dans ses comptes, c’est en quelque sorte maîtriser son propre corps, puisque c’est se révéler le maître de ceux qui imposent à son corps ces remèdes, c’est donc renverser en quelque sorte le rapport avec ses médecins, et transformer en « triomphe » une situation angoissante, c’est-à-dire la peur de mourir, sur quoi finit précisément la scène.

Ainsi est-il possible de justifier l’ensemble de la scène : il s’agit pour Argan, d’un même mouvement, de maîtriser ceux dont il dépend pour la santé de son corps, et donc s’assurer, en réduisant les prix, d’une supériorité qui renverse son angoisse, et d’avoir en même temps l’occasion de relire ces comptes, c’est-à-dire, de faire le décompte de tout ce qu’il a pris, comme pour se persuader à lui-même qu’il ne peut qu’être bien portant grâce à tous ces remèdes. Ainsi l’acteur qui interprète le rôle doit-il marquer une jouissance à prononcer ces mots presque magiques qui désignent des remèdes censés apporter le bien-être. Mais il doit aussi montrer que ce bonheur est nourri d’angoisse : ces remèdes ont-ils fait ce que leur nom promettait ?

Cette ambiguïté donne ainsi à la scène tout le dynamisme dont elle manquait, et la pièce peut se poursuivre : elle sera comme une enquête, dont Molière aura ménagé le suspens dès la scène 1, qui devra résoudre la question implicite ici posée : Argan est-il réellement malade ? Si le théâtre est illusion, la réalité apportera la réponse : le fauteuil d’Argan-Molière fut le fauteuil où la tradition rapporte  qu’il mourut. La quatrième représentation sera la dernière.

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